Le nouveau virage entrepris par Coltrane est d’abord dû à un homme : Eric Dolphy. Les deux musiciens se rencontrèrent pour la première fois au milieu des années 50. Coltrane n’était alors qu’un jeune apprenti rongé par la drogue, et Eric Dolphy n’hésita pas à mettre la main à la poche pour alléger ses peines. Dolphy devint vite l’homme de l’ombre, celui que les artistes plus ou moins connus appelaient lorsqu’ils avaient besoin d’un multi instrumentiste virtuose et appliqué. Il joua ainsi auprès de Charles Mingus au festival d’Antibes de 1959, avant de participer à l’excellent album "Mingus ! Mingus ! Mingus !" Entre temps, Ornette Coleman le convoqua dans les studios Atlantic. Armé de son saxophone, Dolphy prit alors place dans l’un des deux quartets qu’Ornette plaça face à face. Les deux factions luttèrent alors à coups de rafales tonitruantes, échangèrent leurs tirs avec la spontanéité de guérilleros lancés à l’assaut de la racaille impérialiste.
En 1960, l’album "free jazz" défraya la chronique et fut vite considéré comme l’aboutissement d’une révolution qui couvait depuis trop longtemps. Mais, malgré sa participation à la naissance du mouvement free, Dolphy fut avant tout un enfant de Charlie Parker. Quand il retrouva Trane, en 1960, les deux musiciens partageaient la même volonté de pousser le jazz plus loin sans le couper de ses racines. Les deux hommes furent également connus pour faire passer leur inspiration avant toute autre considération. Dolphy affirma toujours jouer la musique qu’il souhaitait, même si celle-ci ne devait être écoutée par personne. Influencé par la même philosophie, Coltrane sacrifia son quartet légendaire pour suivre sa nouvelle muse.
Les basses plus puissantes de Reggie Workman et Art Davis remplacèrent la pulsation fine de Steve Davis, Eric Dolphy tint la flute et le saxophone alto, alors que le trompetiste Freddie Hubard fit son grand retour auprès de Coltrane. Seul rescapé du quartet précèdent, McCoy Tyner vint compléter le nouveau sextet. De par ses ambiances espagnoles, "Olé" s’inscrit dans la lignée de "Sketches of Spain", qui fut un des derniers coups d’éclat de John Coltrane avec Miles Davis. Si il partage avec l’œuvre du grand Miles ce souffle épique, cette tension dramatique digne d’un film de Sergio Leone, ce voyage sonore est loin de se limiter aux décors décrits par Hemingway dans "Le soleil se lève aussi".
Proche des préoccupations mystiques de son temps, Coltrane s’inspire aussi des musiciens du nord de l’Inde. Considérés comme des intermédiaires entre l’homme et une conscience supérieure, ces hommes produisaient de grandes méditations musicales. Coltrane fut surtout impressionné par leur capacité à remplir tout l’espace sonore, comme si ils enfermaient l’auditeur dans une bulle particulièrement hermétique. C’est pour obtenir cette cohésion que l’auteur de "giant steps" décida de s’entourer de deux bassistes, l’un jouant un ton plus bas que l’autre pour obtenir un bourdonnement continu.
Inspiré d’un air folklorique espagnol, Olé (le titre) s’ouvre sur une basse imprimant une menaçante marche militaire. Le second bassiste et le batteur, accompagnés par Mccoy Tyner, s’appuient ensuite sur cette base martiale pour tricoter une mélodie dramatique. La tension monte crescendo, jusqu’à ce que le soprano de Coltrane et la flute de Dolphy s’unissent dans un gémissement déchirant. Ce chœur cuivré est le cri de guerre de révolutionnaires catalans massacrés par les milices franquistes, le désespoir d’un taureau sacrifié pour une tradition barbare. Ce sont les gémissements douloureux des martyrs de Guernica, c’est tout ce que l’histoire espagnole a de tragique qui s’exprime dans une mélodie bouleversante. Si il rend un aussi vibrant hommage au jazz modal, Olé (le titre) s’impose comme la face sombre de "my favorite things".
Le premier célébrait la douceur de vivre, le second se lamente face à la cruauté d’une histoire tragique. "My favorite things" tirait sa grandeur d’une douceur légère, "Olé" fascine grâce à une gravité rude. Après ces dix-huit minutes de tragédie hispanique, "Dohomet dance" renoue avec le jazz modal plus apaisant de "kind of blue". Les deux bassistes et McCoy Tyner bâtissent alors la tour autour de laquelle le duo Dolphy/Coltrane plane tels deux majestueux volatiles. Jouant le rôle du guide, Dolphy fait brusquement bifurquer le ténor dès qu’il sent que sa virtuosité bavarde s’engage dans une impasse. L’album se clôt sur "Aicha", une suave berceuse où le piano de Tyner et les cuivres rivalisent de douceur charmeuse.
"Olé" marque la naissance d’un duo qui, si il ne
révolutionna pas radicalement le jazz modal, contribua à lui donner ses plus
belles lettres de noblesse. Plus que l’union de deux âmes sœurs, Olé s’inscrit
dans une série de classiques inspirés par les décors hispaniques.
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