Rubriques

mardi 31 août 2021

John Coltrane : Live at the Village Vanguard

 


Ouvert en 1936, le Village Vanguard fut d’abord un haut lieu du blues. Leadbeally marqua la salle de son empreinte, nombre de ses descendants venant perpétuer le souvenir de son swing éploré. Devant eux, une troupe de poètes vinrent trouver dans leurs accords la matière capable de nourrir leur muse. Le jazz et le blues n’évoluant jamais très loin l’un de l’autre, la salle est vite conquise par les géants du bop. Art Tatum, Thelonious Monk, Charlie Parker, puis Albert Ayler et Cecil Taylord, c’est toute l’histoire du jazz qui défila entre ces murs.

Ultime foyer de résistance, dernier temple d’une culture en perdition, le club tourna encore à la fin des eighties, alors que le jazz semblait bel et bien mort. Avant de poser ses valises dans ce haut lieu, Coltrane enchaina les concerts à un rythme effréné. Loin de réciter son répertoire, il profita de la scène pour tester de nouveaux enchainements. La souplesse de ses titres les plus modaux en firent des esquisses idéales, de beaux brouillons qu’il put peaufiner dans de grands chorus de plus de 20 minutes. Les journalistes présents ces soirs-là saluèrent le nouveau roi du jazz, tressèrent ses lauriers à coups de critiques dithyrambiques.

John Coltrane enchaina alors les formations, passant du quintet au sextet, accueillant les visites d’Eric Dolphy et le swing poussiéreux de Wes Mongomery. Au fil de ces prestations, il vit progressivement la scène comme un moyen de briser le carcan de la tradition. L’auteur de "blue train" voulut alors faire de ses expériences une œuvre à part entière, enregistrer des titres qui se créeraient en direct devant le public. Lorsqu’il exposa son projet à Impulse, Bob Thiele venait d’en devenir le producteur.

Issu du label Decca, il ne connaissait absolument rien à la culture jazz. Cette lacune devint vite une force, le producteur se contentant de faire son travail sans influencer celui de ses musiciens. De leur rencontre à la mort de Coltrane en 1967, Bob Thiele sera un lieutenant fidèle, un mercenaire n’hésitant pas à suivre son maître dans ses quêtes les plus folles. "Live at the village vanguard" représente sa première production pour le label Impulse, c’est aussi un classique incontournable. Lors des quatre nuits où Trane joua au Village, le travail de prise de son fut un vrai cauchemar. Lors de ses quatre concert au Vanguard, Coltrane tourna comme un lion en cage, une machine mise en mouvement par la force de son propre swing.

Lorsqu’il trouva enfin le placement idéal pour ses micros, son bourreau Bob Thiele hérita d’une composition inédite qui n’avait pas encore de titre. En hommage à l’acharnement du producteur, le morceau fut nommé "chasin the Trane". Au final, la majorité des titres que le saxophoniste joua au Vanguard ne furent pas gravés sur d’autres albums avant "Live at the Village Vanguard". Sachant que, poussé par son perfectionnisme, Coltrane ne garda que quatre titres sur la dizaine qu’il joua en quatre jours, un trésor musical a dormi dans les tiroirs d’Impulse pendant de nombreuses années. Placé en ouverture, "Spiritual" est une fresque bouleversante tissée par le saxophone soprano de Coltrane et la clarinette de Dolphy. La basse semble s’éteindre face au chant des deux souffleurs, obligeant Dolphy à souligner le tempo dessiné par la batterie. McCoy Tyner déploie ensuite le tapis rouge à son saxophoniste, lors d’un solo lumineux dont il a le secret. Véritable caresse auditive, ses notes sont une véritable montée vers de nouveaux paradis coltraniens.

Après une introduction aussi lumineuse, Trane exécute un chorus plein de solennité. Conscient que le swingcColtranien vit encore un moment historique, la rythmique se fait la plus sobre possible, comme si la moindre de ses excentricités pouvait foudroyer l’ange Coltrane en plein vol. Inspiré par un air d’opérette, "softly as in morning sunrise" s’ouvre sur une mélodie légère rappelant les débuts de son auteur chez Prestige. Pour ne pas brusquer cette douceur, le batteur a troqué ses baguettes contre des balais, McCoyTyner accentue légèrement la mélodie de son swing de pianiste de bar louche. Passée la tendresse des premières minutes, le soprano de Coltrane sort ses musiciens de leur douce apathie. Sympathique crescendo modal, "softly as in morning sunrise" permit surtout de préparer le public pour le clou du spectacle.

"Chasin the trane" est l’œuvre d’une formation dépassée par ses propres improvisations, de musiciens touchant au sublime sans comprendre comment ils en sont arrivés là. Intégré pour la première fois ce soir-là, le bassiste Jimmy Garrison semble cribler le batteur de ses pulsations viriles. Tel un boxeur poussé dans les cordes de son ring, Elvin Jones répond avec une puissance décuplée par l’urgence de la situation. D’agresseur, Garrison devient l’arbitre d’un combat opposant un batteur chauffé à blanc et un saxophoniste déchainé. Le seul vainqueur de ce combat sera le swing, force irrésistible recouvrant les lutteurs de son aura sacrée.

Groggy par une telle lutte, les musiciens ne se rendent pas compte, lorsque les dernières notes s’éteignent, qu’ils viennent de marquer l’histoire. Sorti durant la même période que ce live, "The futuristique sound of sun ra" exploite une inspiration proche des dernières expérimentations coltraniennes. Interrogé sur ce sujet, Trane n’hésita pas à avouer que lui et l’astro black exploraient à l’époque les mêmes galaxies musicales. Archie Shepp enfonça d’ailleurs le clou en disant tout le bien qu’il pensait de "Chasin the Trane".

"Live at the Village Vanguard" est un instant de grâce éphémère légué à la postérité, un exploit d’autant plus remarquable que même ses auteurs ne comprennent pas totalement comment ils en arrivèrent là.                   

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire