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mercredi 1 septembre 2021

John Coltrane and Johnny Hartman

 


Après avoir séduit les traditionalistes les plus butés, Coltrane dû conquérir le grand public. Bob Thiele lui demanda alors de se dégoter un crooner capable de faire pleurer dans les chaumières. Aussi artificielle que soit cette démarche, elle fut d’une logique incontestable. Le grand public préférera toujours entendre un chanteur miauler ses lieux communs sur l’amour et la vie, que se concentrer sur les enchainements brillants mais alambiqués d’un grand instrumentiste. La foule trouve souvent les mélodies instrumentales trop abstraites, elle refuse de s’élever au-dessus de ses préoccupations quotidiennes. D’ailleurs, pendant que la popularité de Coltrane resta cantonnée au jazzfan, le jeune Johnny Hartman passa à la télé alors qu’il n’était encore qu’un illustre inconnu. Sauf que, tel Sinatra, il chantait des refrains bien éculés, des bluettes affreusement cucul.

Le seul événement qui justifie que l’on se souvienne du nom de Johnny Hartman est précisément le jour où Coltrane le convoqua pour enregistrer John Coltrane and Johnny Hartman. C’est pourtant bien le saxophoniste qui s’efface au profit du jeune cuistre qu’il invite. Pour ne pas empiéter sur ses chants populaires, il le laisse enregistrer seul en compagnie de sa section rythmique. L’auteur de "lush life" rajoute ensuite ses parties de saxophone grâce à la toute jeune technique du re-recording. Le plus grand saxophoniste enfile donc le costume de musicien de studio pour jeune chanteur à midinette, limite ses interventions pour laisser McCoy Tyner souligner le lyrisme du chanteur.

Cette grandiloquence boursouflée est semblable à tant d’autres miaulements des années 50/60. Ce qu’exprime ce genre de crooner, c’est les préoccupations hédonistes d’une Amérique ivre de sa puissance culturelle et économique. Le rock'n roll commence à pointer le bout de son nez, et un  Hollywood en plein âge d’or fait rêver le monde entier. Déjà un peu dépassé en 1963, le monde que chante les Hartmans est celui de Gene Kelly dans le film "Chantons sous la pluie", un univers rêveur et poétique.  

En bref ce disque est plus l’œuvre du chanteur entouré par un groupe de session qu’une véritable production de Coltrane. Le saxophoniste se contente d’ailleurs de suivre la ligne tracée par le chanteur, comme si il traduisait ses lamentations puériles dans un langage un peu plus élaboré.  La section rythmique se cale elle aussi sur le ton langoureux de ce sous-Sinatra, se frotte à son chant avec la tendresse d’un gros chat. Les musiciens ne servent ici qu’à galvaniser un chanteur manquant cruellement de personnalité, Coltrane ne se permettant de souffler que quand son invité reprend sa respiration. Le papier peint sonore tissé par les musiciens laisse tout de même entrevoir quelques merveilles, comme le solo de Tyner sur "you are so beautiful", ou la verve rythmique du duo Jones/ Garrison sur "lush life".

Mais la retenue dont font preuve ces virtuoses est frustrante, on a l’impression d’assister à une série de pièces où le rideau se baisse avant que l’on ait pu apercevoir le moindre décor. Les musiciens craquent enfin sur "autumn serenade", titre où Coltrane reprend enfin sa place de leader. Il commence alors à abandonner Hartman pour tracer sa propre voie. Suivant leur chef de file dans sa course rebelle, le duo Jones/ Garrison imprime un tempo afro cubain permettant à son saxophoniste de retrouver un peu de son originalité harmonique. Pour ne pas paraitre largué, le chanteur module sa voix pour suivre la richesse du vocabulaire coltranien. La scène est aussi pathétique qu’une course opposant un âne à un pur-sang, les artifices de ce vendeur de camelote se noient dans le torrent coltranien.   

"Autumn live" a au moins le mérite de rappeler à Johnny Hartman ce qu’il est, c’est-à-dire un clown censé ameuter les passants. John Coltrane and Johnny Hartman est aussi un produit d’appel, il entre dans la série de compromis que les artistes ont tendance à faire pour garder un minimum de popularité.

Cet album est aussi le dernier volet d’une trilogie qui permit à Coltrane de gagner le respect de ses détracteurs, tout en lui laissant le temps de remettre un peu d’ordre dans sa vie privée. Ayant retrouvé sa sérénité après avoir acquis le respect du public, il peut reprendre sa quête où il l’avait laissée.  

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