Derrière Duke Ellington, un homme rondouillard souffle dans un drôle d’instrument. A mi-chemin entre la clarinette et le saxophone, ce drôle de biniou donne au swing ellingtonnien un lyrisme fascinant. L’Amérique est un peu passée à côté des exploits de Sydney Bechet, il n’eut jamais l’aura d’un Louis Armstrong. Abandonné par sa mère patrie, le saxophoniste soprano, car c’est ainsi que se nomme sa grosse clarinette, se consola dans les bras de Marianne. La France admirait ce lyrisme un peu fleurs bleues, ce chant rêveur et hypnotique. Le pays de Verlaine et Baudelaire vit en lui un poète des sons, un esthète avec qui il vécut une longue histoire d’amour.
Malheureusement, Coleman Hawkins, Dizzie Gillepsie, Thélonious Monk, tous ces géants firent vite oublier la flute enchantée du grand Sydney. Le saxophone soprano disparut donc du paysage musical pendant de nombreuses années, jusqu’à cette date historique. Nous étions dans les derniers jours du duo Coltrane/ Davis, lorsque le trompettiste offrit à son plus grand musicien son premier saxophone soprano. Ce cadeau fut autant pour le remercier que pour se débarrasser d’un instrument qui, selon lui, ruinait les lèvres des trompettistes et saxophonistes. Son embouchure est en effet très fine, ce qui fait vite perdre aux saxophonistes qui l’utilisent trop la solidité des lèvres indispensable à ces musiciens.
Coltrane connaissait bien sûr les classiques que Bechet façonna avec ce grand bâton cuivré, mais il voulut aller plus loin. De l’aveu de Miles, entendre Coltrane jouer du soprano donnait l’impression d’écouter un long et bouleversant gémissement. A partir de là, le saxophoniste pris un malin plaisir à ressortir régulièrement son soprano, même si le saxophone ténor resta toujours son instrument de prédilection. Il l’utilisa un peu sur "the avant garde", mais la folie de ses partenaires ne lui donna pas l’occasion d’explorer l’instrument comme il l’aurait voulu.
Lorsqu’il entre en studio en 1960, la situation est bien différente. D’abord, Coltrane a rencontré McCoy Tyner, le pianiste qui fut pour lui ce que Bill Evans fut pour Miles Davis, c’est-à-dire un catalyseur. Dans son jeu aérien, l’auteur de "blue train" retrouva les espaces où il s’épanouit en compagnie de Monk. Le jeu de Tyner lui laissa les mêmes espaces de liberté, lui ménagea de grandes pages blanches qu’il pouvait remplir de sa brillante prose. Pour compléter ce qui restera son quatet mythique, Steve Davis tient la basse et Elvin Jones s’occupe de la batterie. Des sessions que le groupe effectua en 1960 naquirent trois albums mythiques, trois pierres angulaires de l’œuvre coltranienne.
Puisque nous parlions précédemment de saxophone soprano, ouvrons le bal avec "My favorite things", dont le morceau titre représente un des plus beaux hommages rendus à cet instrument. McCoy Tyner ouvre le titre sur quelques notes semblant s’inscrire dans la lignée de "kind of blue", la musique ajoutant un peu de solennité à cette mélodie. Puis vient le premier riff de Coltrane, fascinante valse indienne où son instrument chante d’une voie enjouée. Celui qui n’a pas encore écrit "a love suprem" semble donner une âme à son instrument, comme si son souffle insufflait à cette grande flûte une voie presque humaine. « Je veux que ma musique rendent les gens heureux » dit-il un jour , c’est peut être ici qu’il y parvient le mieux. En s’inspirant du tube de Julie Andrew, Coltrane écrit un des points d’orgue du jazz modal. Sa flute enchantée fait danser cet enchainement rudimentaire, comme un serpent hypnotisé par la virtuosité d’un vieux fakir.
En treize minutes, l’enchainement se fait plus sombre et lent, avant de s’accélérer dans une danse euphorique. Quand Trane ne peut s’empêcher de tisser ses somptueux tapis volants, la rythmique martèle le motif central, sur lequel notre Aladin du jazz peut se poser en douceur. "My favorite things" est une merveille que son auteur ne cessera de réinventer par la suite, l’adaptant à toutes ses évolutions.
Si la suite de l’album est un peu moins brillante, le quartet plane tout de même au-dessus de la mêlée. Socle d’acier du groupe, Steve Davis permet à chacun de prendre son solo lors d’une brulante reprise de "Summertime". "Everything we say" annonce quant à lui une inspiration que Trane ne tardera pas à approfondir. Le souffle qui mit le feu au bop s’y fait plus doux, caresse les tympans pour mieux marquer les esprits. Un peu moins original, "but not for me" n’en déploie pas moins un superbe swing bop.
De ce premier album, on retiendra surtout une superbe
valse indienne et la classe d’un quartet au sommet de son art. Le Bechett du
jazz modal ne fait pourtant qu’annoncer le début de son nouvel âge d’or.
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