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samedi 14 août 2021

John Coltrane : Giant Steps

 


Miles ne put plus retenir celui qu’il voyait désormais comme un élément essentiel de sa musique. En quelques mois, les progrès fulgurants de Coltrane ont totalement comblé le fossé qui le séparait de Miles. L’auteur de "Lush Life" demanda alors sa liberté, sa notoriété commençait à grandir et il souhaitait se consacrer pleinement à sa carrière. Miles parvint à le retenir en lui trouvant un manager capable de lui dénicher des concerts réguliers. En échange de ce coup de pouce, il demanda simplement à son saxophoniste de participer à l’enregistrement du prochain album. "Kind of blue" devint donc le dernier disque du duo Coltrane/Davis, même si Trane rejoindra ensuite son ancien patron sur deux titres de l’album "Someday my prince will come".

Je ne m’attarderai pas sur "Kind of blue" et la période modale de Miles, j’ai déjà eu l’occasion d’en parler en détail dans le numéro de Rock In Progress qui lui est consacré. Quelques jours après sa participation au chef d’œuvre de Miles, Coltrane entama les sessions de "Giant Steps". Il venait alors de signer un contrat avec le label Atlantic. Fondé en 1947, la maison de disques s’est d’abord spécialisée dans le rythm'n blues, avant de se convertir au jazz moderne grâce à Dizzie Gillepsie. En 1956, le label entra de plain pied dans l’avant-garde en signant Charles Mingus. De cette collaboration naquirent trois des plus grand chefs d’œuvre du bassiste : "the clown", "pithecanthrop erectus" et le plus traditionnel "blues and roots".

"Giant steps" s’inscrit clairement dans la série de chefs d’œuvre du jazz moderne qu’Atlantic produisit à cette époque. Dans le studio, le saxophoniste commença à se démener avec deux nouvelles compositions. "Giant steps" et "Naima" formèrent le cœur de l’album à venir, mais leurs enchainements alambiqués menèrent d’abord Coltrane dans des impasses. Sur les deux premières séances, aucune harmonie ne se dégagea de cet improbable enchainement de notes. Mais Coltrane n’est pas du genre à abandonner pour si peu. Au fil des sessions, une harmonie se met progressivement en place. Trois ratés plus tard, les versions définitives sont enfin mises en boite. Ayant trouvé la clef de voute de sa nouvelle musique, Coltrane enregistre les cinq autres titres sans difficulté.

"Giant steps" s’ouvre donc sur le morceau qui lui donne son titre, où le saxophone se déchaine comme un lance flamme carbonisant les repères du bop. Dans sa course folle, il pulvérise le record de vitesse détenu jusque-là par Charlie Parker. L’oiseau ne planait pas à plus de 450 notes par minute, alors que Coltrane parvient à en aligner plus de 540. Cette vitesse rapproche au maximum les notes, leurs permettant ainsi de fusionner dans de grands monolithes protéiformes. La critique parla de « tapis de son », mais c’est plutôt un torrent qui se dessine ici. "Giant steps" s’ouvre sur un thème assez classique, la rythmique ronronnant discrètement pour ménager le déferlement cuivré à venir. Une fois sa vitesse de croisière atteinte, Coltrane multiplie les modes sans perdre sa fluidité, il change le cours de son torrent sans qu’il ne déborde dans de grandes inondations cacophoniques.

Countdown et Mr PC  poursuivent ce travail de Poséidon du swing, les chorus formant autant de tsunamis broyant les digues de la tradition jazzistique. La révolution coltranienne fut également une révolution mélodique, "Cousin Marie" flirtant avec le groove du funk, plusieurs années avant que celui-ci ne régénère la musique de Miles Davis. Plus apaisé, "Spiral" creuse le sillon modal de "kind of blue". Cet apaisement trouve son apothéose sur "Naima", hymne à l’amour où l’énergie virtuose de Coltrane fait place à un lyrisme minimaliste.

Le souffle intimiste de l’auteur de "Blue train" est d’une beauté saisissante, ses notes se prolongeant voluptueusement, comme si le temps n’avait pas prise sur une telle beauté. Comme subjugué par une telle classe, la basse et la batterie marquent discrètement le rythme. Coltrane affirma par la suite que Naima fut une de ses plus grandes réussites, c’est en effet une des plus belles ballades de l’histoire du jazz.

"Giant steps" s’inscrit entre le bop et ce qui arriva après sa mort. Le jazz modal annonçait une nouvelle ère que Giant Steps confirma. C’est surtout l’œuvre d’un musicien qui maitrise désormais tous les registres au point de les réinventer, d’un virtuose capable de briller sur tous les tempos.                  

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