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lundi 13 septembre 2021

John Coltrane : A Love Supreme


En 1964, Coltrane commença à se lasser de sa formation en quartet. Cette formule a tant fait, ses explorations furent si folles, qu’il a désormais l’impression qu’il a fait le tour de ses possibilités. Dans le même temps, sous l’influence de sa femme Alice, il se mit à la méditation. Les bras et les jambes croisés, la tête penchée dans une posture de soumission à un être supérieur, Coltrane n’entend alors plus que le rythme de sa propre respiration. Sans être athée, le saxophoniste ne s’est jamais plié à un dogme conventionnel. Quand il se figea dans ces poses méditatives, une paix relaxante prit possession de son âme. Il eut alors l’impression qu’une force divine le libérait de ses démons, une force qu’il remercia ensuite chaque jour.

Il fut convaincu que c’est aussi elle qui lui donna la force de se libérer de ses addictions, alors que celles-ci menaçaient sa carrière et sa vie. Il vit dans la méditation un moyen de communiquer avec dieu, l’apaisement que lui procura cet exercice étant pour lui une preuve de son pouvoir bienveillant. Il voulut donc faire de sa prochaine œuvre l’expression de sa reconnaissance éternelle, le témoin de son amour suprême. Pour cela, il invita Archie Shepp à amplifier l’écho de son souffle mystique sur "Acknowledgement". L’ambition de Trane s’exprime dès la présentation des titres de "A love supreme", qui semblent s’enchainer comme les chapitres d’une nouvelle bible. Quand l’album sort, en 1964, sa pochette est loin d’annoncer son immense succès.

Le visage figé et impénétrable, Coltrane fixe gravement l’horizon, la noirceur de son regard semblant exprimer une concentration extrême. Comme pour l’inscrire dans un passé aussi inoubliable que lointain, la photo illustrant la pochette est d’une austérité fascinante. Coltrane ressemble ainsi à l’icône d’une nouvelle religion, il devient l’apôtre d’un swing mystique. Le premier chapitre de cette nouvelle bible, acknoledgement, signifie littéralement reconnaissance. Notre Jeanne d’Arc fut touchée par la grâce en 1957, et des cœurs mystiques répètent son cri de reconnaissance : A love supreme. A love supreme….

Ces psaumes sont introduits par un chorus d’une grave solennité, avant que la basse et le piano n’impriment le rythme de la procession. Tyner et Trane entrent ensuite dans une symbiose parfaite, le chorus du premier se nourrissant des échos hypnotiques du second. Alors qu’aucune parole n’a encore été prononcée, le saxophone semble déjà psalmodier le refrain qui sera bientôt repris de façon plus explicite. Les cymbales de Jones invitent enfin Garrison à réciter un prêche qui marqua à jamais la mémoire de tout mélomane.

Autour de sa phrase dévote, un groove subtil se met en place, la frappe puissante de Jones se mêlant aux chorus mélodieux de Tyner. Coltrane s'élance ensuite dans une improvisation parfaitement calculée, remplissant tous les espaces à coups de petites phrases lyriques. Le bassiste termine la procession sur une note résonnant comme l’écho d’un dernier sermon prononcé dans une église baroque. "Resolution" démarre ensuite sur un chaos de notes pétillantes, une improvisation où les musiciens cherchent un moyen de rassembler les accords qu’ils enchainent de façon désordonnée. Passée cette introduction folle, les musiciens parviennent à raccrocher leurs wagons. Tyner calme tout le monde avec une superbe partie pianistique, ouvre la voie à un nouveau marathon coltranien.

Cette fois, le saxophoniste laisse libre cours à sa virtuosité hyperactive, développe un chorus foudroyant parcouru de soubresauts spectaculaires. Il répète ensuite le thème dans une coda majestueuse, prouvant ainsi que l’agitation du début était parfaitement calculée. "Pursuance" transforme la dévotion du début d’album en exaltation collective. Jones introduit le titre sur une explosion rythmique digne de "The drum things". Pour répondre à ce bombardement, Trane jette ses accords telle une nuée de kamikazes sur ce destroyer rythmique. Ses assauts explosent le rythme, ouvrent la voie à une magnifique hystérie collective. Les notes de Tyner s’agitent alors comme des marins fuyant un bateau mortellement touché, la batterie crépite comme un moteur sur le point d’exploser, avant que Coltrane ne donne à ce désastre un ton magnifiquement dramatique.

Gracieux final, "Psalm" est avant tout l’expression de la foi d’un homme remerciant dieu pour l’inspiration qu’il lui procure. "Psalm" est un poème mystique, une série de vers dont les accords forment les rimes. Le duo saxophone / batterie s’engage dans un dialogue mystique, monte au ciel dans un impressionnant crescendo lyrique. Pour terminer son sermon sur un écho divin, le saxophoniste ajoute quelques parties de cymbales et d’archet à son final déchirant.

Depuis sa sortie, "A love supreme" est presque systématiquement cité parmi les plus grand albums de tous les temps. Ce disque est la plus grande preuve du génie d’un compositeur, dont la virtuosité n’a désormais d’égal que le pouvoir de fascination de son mysticisme. Devant "a love supreme", l’athée le plus convaincu se met à croire en une force supérieure, l’auditeur le plus hermétique au jazz se convertit à cette grâce cuivrée. C’est un poème écrit dans une langue universelle et une religion dépassant tous les dogmes, c’est l’expression de l’âme humaine et une façon de la transcender.             

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