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mercredi 15 septembre 2021

John Coltrane : Meditation

 


Le public du Village Gate trépigne d’impatience. Depuis que Coltrane entama son virage avant gardiste, une partie des jazzfans espéraient le retour du quartet mythique. Le public imagina déjà une célébration de l’inventivité charmeuse du Village Vanguard, rêva de voir son héros se relaxer dans de somptueuses valses modales. Malheureusement pour eux, si le trio Garrison/Jones/Tyner est bien présent, c’est une autre assemblée qui dirige les débats. Pharoah Sanders a donné à Trane la formule lui permettant de dompter les dissonances chères à ses disciples. Présent ce soir-là, Sanders a aussi développé un jeu vibrant nécessitant une rythmique plus puissante et souple. Coltrane rappela alors Rashied Ali, un jeune musicien qui a déjà joué avec lui en 1965. Ayant appris la batterie en s’inspirant de la souplesse puissante de Jones, Ali a fait son éducation musicale en écoutant les inventions révolutionnaires d’Ornette Coleman / Eric Dolphy, et bien sûr Coltrane.

C’est donc une orgie d’expérimentations débridées qui se déploie lors des soirées que Coltrane passe au Village Gate. Certains soirs, il accentue le lyrisme d’"out of this word" à grands coups de cornemuse, suit les méditations orientales du sitariste Ravi Shankar, ou décolle dans d’autres galaxies en compagnie d’Archie Shepp et de Sanders. Pour rendre hommage à Eric Dolphy, Coltrane s’essaie à la clarinette basse le temps d’un poignant solo. Galvanisé par le duo Jones/Ali, Trane complète son orchestre avec les indéboulonnables Tyner et Sanders, avant de partir immortaliser sa dernière découverte.

"Meditation" reprend la structure en cinq parties inventée sur "A love supreme". Dès les premières minutes, Coltrane fait du parcours vers la paix intérieure un chemin semé d’embuches. Pour ressentir la puissance de son swing mystique, il faut se laisser emporter par ce torrent saturé. Pour pousser son maître vers une radicalité toujours plus extrême, Sanders multiplie les phrases saccadées et désarticulées, pousse la souplesse des deux batteurs dans ses derniers retranchements. Sanders débute ses chorus à l’endroit où la plupart des ténors le termine. Celui que l’on surnomme déjà le fils, Coltrane étant le père et Ayler le saint esprit, s’obstine à maintenir une intensité que les autres ne parviennent à développer que quand l’excitation leur fait oublier toute notion d’harmonie.

Loin de se laisser impressionner par la folie dissonante de Sanders, Trane lui répond par un thème aussi brulant qu’un solo d’Albert Ayler. Les deux saxophonistes bombardent alors le mur érigé par une rythmique de plomb, avant que Trane ne décolle vers d’autres sommets lyriques. Son chorus rappelle alors que l’intensité mystique de "a love supreme" ne disparait pas dans son chaos excentrique, elle change simplement de forme. Pour soutenir cet envol, Sanders pose son saxophone pour tisser un tapis de percussions compensant les errements d’un Tyner en roue libre. Coltrane semble ne plus entendre un pianiste qui n’a jamais paru aussi éloigné de ses nouvelles lubies.

Perpétuant son ascension solitaire dans un somptueux chorus, il finit par être rejoint par le saxophone de Sanders. "Meditation" est un album qui s’attaque à tous nos repères trop encrés, qui nous force à accepter une nouvelle vision de l’harmonie. Pour l’auditeur trop cartésien, c’est un monde hostile où la violence d’une rythmique dévorant les tempos, la radicalité de Sanders, et l’intensité déchirante de Trane, le flagellent jusqu’à ce qu’il accepte de se plier à ce nouveau mysticisme. Il comprend alors que ce que ses préjugés voyaient comme des blasphèmes sont en réalité des moments de grâce. Converti à ce nouveau dogme musical, Tyner parvient par moment à trouver le chemin d’une nouvelle beauté, ses enchainements sur "Consequences" sonnent alors comme une révélation.

Coltrane a désormais besoin d’affronter le chaos pour exprimer toute la richesse de ses émotions. "Meditation" ne se comprend pas, il se ressent, c’est une flamme qui brule l’auditeur jusqu’à ce qu’il puisse ressentir sa bienfaisante chaleur. C’est un  langage hermétique exprimant des émotions qui finissent par vous bouleverser. C’est un acide qui vous libère de vos préjugés pour vous permettre de ressentir toute l’intensité de la vie.         

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