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lundi 5 avril 2021

Patti Smith 2

 


Pour son concert à l’église St Mark ,  Patti Smith arrive dans un style décontracté , son jean et ses baskets semblant créer un contraste avec la solennité du lieu. La poétesse est pourtant sous tension, elle sait qu’Allen Ginsberg est assis au milieu de cette foule. L’homme est une des figures de proue de la beat génération , cette vague d’écrivains ayant fait souffler un vent de liberté sur l’Amérique. Possédée par son texte, Patti gagne vite le respect d’un public hypnotisé par ses prêches poétiques, oubliant ainsi vite qu’il est d’abord venu pour Gerard Malangua. La performance est soutenue par les distorsions de guitare de Lenny Kaye , rugissements mystiques donnant l’impression que des esprits bienveillants s’extasient sur la prose de la poétesse. La performance de Patti est un triomphe qui lui vaut le respect du milieu rock et artistique.

Si Warhol refuse de l’intégrer à sa Factory , Gérard Malangua lui permet de publier son premier recueil de poèmes. Refusant de séparer le rock de l’art jugé plus « sérieux » , elle célèbre aussi bien Rimbaud que Hendrix et Jim Morrison , avec une verve qui lui vaut le respect du monde des lettres. Séduit par ses portraits, le magazine creem la récupère, mais l’aventure ne va pas durer. Trop orgueilleuse pour jouer les groupies, Patti refuse de se contenter de chanter les louanges des rockers de sa génération. Elle plaque donc tout pour partir en voyage en Europe. De ce périple, elle retiendra surtout son passage à Paris, où elle se recueillit devant la tombe de Jim Morrison, après un passage au café Rimbaud.

Contrairement à elle, le roi lézard n’a pas réussi à faire reconnaitre sa prose. Le rock devint vite une cage pour lui , ses frasques masquant la beauté torturée de sa poésie. Patti ne court pas ce risque, son premier livre étant salué par une presse unanime. Elle rentre donc à New York, boostée par sa visite à ses fantômes sacrés. New York lui réserve un véritable triomphe, et tout ce qu’elle touche semblent désormais se changer en or.

Une galerie expose ses peintures, qui attirent une foule de plus en plus nombreuse. Et puis il y’a bien sûr ces lectures, que Ginsberg décrit comme un « festin de mots », envers lequel il ne cesse de crier son admiration. Ginsberg avait compris que Patti sortait la poésie des cercles fermés d’intellectuels austères, sa hargne rendait la grande culture au peuple. Encouragée par les compliments des grands auteurs beat, la future prêtresse punk prépare un concert sous le nom de rock n Rimbaud au Max Kansas City. Présent ce soir-là , Joey Ramone sera durablement marqué par la hargne de cette femme en transe.

Nous sommes alors en 1973, et une nouvelle révolte bout dans l’underground New Yorkais. Foyer de cette révolution, le CBGB voit défiler Iggy Pop , Lou Reed , des Ramones encore trop jeunes , Blondie ….

De passage dans ce club, Patti assiste à l'un des premiers concerts du groupe Television. Mené par Tom Verlaine , le groupe joue une musique diablement mélodique , aussi énergique que raffinée. Tombée sous le charme du chanteur, dont elle devient vite l’amant, Patti se décide enfin à monter son groupe. C’est encore son vieil ami Robert qui l’aide à franchir cette dernière étape, en lui proposant d’intégrer son amant, Richard Sohl , au clavier. En quelques reprises de blues , Richard obtient le job , et participe à l’enregistrement du premier 45 tours de Patti. Pour ces séances , Tom Verlaine tient la guitare , permettant ainsi à « Piss factory » de faire une entrée fracassante dans les charts.

Ce succès impose vite Patti Smith comme la Janis Joplin du mouvement punk naissant. On parle désormais du duo Smith / Verlaine comme le chef de file d’un mouvement en pleine ébullition , et qui fait déjà beaucoup de bruit dans les fanzines New Yorkais. Bien sûr, il y eut quelques secousses annonciatrices , les Stooges et autres MC5 ayant déjà montré le chemin d’une nouvelle sauvagerie rock, mais c’était toute une vague qui allait se former autour du charisme poético rock du duo Verlaine / Smith.

Les spectateurs du CBGB ont déjà pu remarquer que Patti Smith et Télevision étaient plus murs que des Ramones englués dans leur amateurisme , ou une Blondie n’ayant pas encore trouver la formule disco rock qui la rendra célèbre.

La réputation du tout jeune Patti Smith groupe enfle vite, et dépasse les frontières New Yorkaise. La rumeur parvient même aux oreilles des plus grands , comme Bob Dylan. Quand elle le reconnait dans la foule du Greenwich village , Patti n’en croit pas ses yeux. Après le concert, le grand Bob vient voir la chanteuse backstage , et les photos du duo font encore grandir une popularité qui n’est déjà plus à faire. Fort de cette notoriété, Patti Smith s’enferme en studio, où elle demande à John Cale de produire son premier album. Déjà à la manœuvre sur le premier album des Stooges , Cale va enfin concrétiser ce que le Velvet avait annoncé quelques années plus tôt. Nous sommes alors en 1975, et le punk américain est sur le point de naitre.           

Dossier Patti Smith 1

 



Comment expliquer Patti Smith en 2020 ? A une époque qui ne vénère que le pouvoir et l’argent ,  l’arrivisme et les plaisirs futiles , cette femme peut paraitre folle. Patti Smith n’a construit sa vie qu’en acceptant des années de misère, le sang du pauvre irrigant souvent la plume du poète. C’est aussi une femme forgée par deux visions du monde diamétralement opposées. Durant les premières années de sa vie, elle suit les enseignements d’une mère très pieuse , qui lui apprend ses premières prières. Encore aujourd’hui, Patti Smith considère la prière comme un des plus fabuleux dons qu’on lui ait fait. Si on ne peut pas dire qu’elle suivit le dogme catholique à la lettre, sa foi va entretenir ce mysticisme qui rendra son œuvre si particulière.

Très vite, la jeune fille mène une vie de moine, mais ses textes sacrés sont surtout les œuvres de Rimbaud et autres grands auteurs français et américains. Quand elle n’est pas enfermée dans ses lectures , la jeune fille joue les chefs de guerre avec les garçons du quartier. Ses croisades enfantines sont racontés avec passion dans just kids , montrant que la jeune fille eut vite des ambitions d’homme.

Après l’influence religieuse de la mère vint l’enseignement libertaire du père. Athée convaincu , il lui conseille de ne pas prendre trop au sérieux les bondieuseries de sa mère, et va encourager sa curiosité culturelle. La jeune fille était déjà sensible à la musique américaine, John Coltrane et Thélonious Monk tournant en boucle dans sa chambre d’adolescente. Sentant la fibre artistique de sa fille, le père de Patti l’emmène visiter le musée de Philadelphie, lui offrant ainsi sa première vocation.

Là, au milieu de ces peintures , elle comprend que l’art est une religion sans dogme , elle sent le caractère sacré de ces créations. Un artiste ne doit pas chercher la « beauté » , ne doit pas se soucier du gout de la majorité , il doit simplement être juste. Une création ne peut être appelée œuvre que si l’on sent que son créateur y a mis toute son âme, c’est au spectateur de se mettre au niveau de l’artiste et pas le contraire. Créer, c’est se différentier de l’animal, c’est rendre hommage à cette étincelle dans laquelle certains voient la preuve de l’existence de dieu.  Devant toute ces icônes sans dogme, Patti a une révélation : elle sera artiste.

Le soir vint la seconde révélation, celle qui allait définir son destin. Nous sommes au milieu des années 60 , quelques jours seulement après l’invasion triomphale des Beatles , lorsque les Stones débarquent sur les télévisions américaines. Il y’a, dans les postures lascives de Mick Jagger et le swing nonchalant de Keith Richard, une force qui semble prête à changer le monde. Les sixties sont l’âge de la révolte, une décennie où une jeunesse plus libre que jamais commence à rêver de lendemains qui chantent. L’époque forge les hommes plus que l’inverse, et Patti ne fera pas exception à la règle. Au lycée,  elle s’intéresse au mouvement des droits civiques, s’émeut devant l’invasion du Tibet par le totalitarisme chinois, suit les manifestations contre le nucléaire.

Le lycée est sa période d’initiation, le temps béni où elle parvient à rencontrer un Andy Warhol en pleine gloire , où elle assiste à son premier concert des Stones , pendant que Rimbaud reste son dieu. Nourrie par ses passions artistiques, elle obtient son diplôme sans trop de difficulté, ses professeurs ne pouvant que lui reprocher ses rêveries. C’est une autre facette d’elle qui ressort particulièrement dans just kids , cette façon de quitter le réel pour se plonger dans ses transes artistiques. Le monde n’accepte pas longtemps que l’on puisse parfois échapper à la trivialité du réel, et sa première expérience professionnelle lui réserve un bien cruel châtiment.

Patti venait d’obtenir son diplôme , dont la spécialité artistique la condamnait à démarrer sa vie professionnelle en usine. Là, le bouillonnement de son esprit devient un handicap qui ralentit son travail à la chaîne. Alertés par un rythme qui menace le bon fonctionnement de leur funeste chaîne de production, les responsables décident de régler le problème de la façon la plus rude. Il faut rappeler que pendant les sixties l’hypocrisie de DRH ayant imposé leur vocabulaire Orwellien n’a pas encore pris le pouvoir , et la violence hiérarchique s’exprime de manière plus spontanée.

C’est ainsi que deux responsables de production plongent la tête de Patti dans un toilette dont le précédent occupant avait oublié de titrer la chasse. Cette humiliation va nourrir la hargne qui caractérisera la musique de Patti, en attendant elle l’éloigne définitivement des prisons prolétariennes que sont les usines. Bien décidée à assumer son destin d’artiste, elle part pour New York avec quelques dollars et du matériel de peinture. Femme pauvre presque Bloyenne , elle passe plusieurs nuits sous les portiques du métro. Patti trouve bien un petit boulot , mais le maigre salaire payé par la librairie où elle travaille ne lui permet pas de payer un logement. La misère est pour elle le prix de la liberté, le martyr que tout homme doit vivre pour prétendre devenir artiste. Nous l’avons déjà dit, le sang du pauvre est la seule chose qui peut faire briller sa plume, et Patti en est parfaitement consciente.

L’histoire de l’art croise encore son parcours misérable, quand ses amis l’incitent à chercher un logement du coté de Greenwich village. C’est dans ce quartier populaire que les grands écrivains beat venaient admirer le swing des grands jazzmen, avant que Dylan n’y impose sa folk influencée par Woody Guthrie. On pense encore à « la femme pauvre » de Léon Bloy en suivant son parcours, Robert Mapplethorpe jouant le rôle de l’artiste la sortant de sa misère. Comme l’héroïne Bloyenne , Patti est donc recueillie par un peintre dont elle tombe amoureuse. Le couple passe des journées entières à peindre, le tourne disque passant les dernières nouveautés que leurs maigres ressources leur permirent d’acheter.

Si le mécène de Patti ne connaitra pas le triste sort de Léopold, celle-ci sera néanmoins profondément perturbée lorsque son artiste fera son coming out. La martyre mystique se console alors en partant de nouveau en exil artistique à Paris. Arrivée dans la ville lumière, elle mène une vie de saltimbanque, où elle survit en participant à de petits spectacles de rue, tout en faisant les poches des passants distraits. Mais c’est encore un drame qui met fin à son rêve parisien le 3 juillet 1969.

Le déclin de Brian Jones n’était un secret pour personne, il avait d’ailleurs été dévoilé de façon flagrante par le film one+one de Godard. Mis à l’écart par le génie du duo Richard / Jagger , Brian Jones devenait un maillon secondaire du groupe qu’il avait créé. Cela faisait plusieurs semaines qu’il compensait sa perte de contrôle sur le groupe par des excès d’alcool et de drogue le rendant incontrôlable. One + one montrait la phase finale de sa disgrâce, le retour des Stones à des racines blues qui rendaient son talent de multi instrumentiste accessoire. Brian Jones, c’était le sitar de paint it black, et les quelques touches exotiques disséminées sur les premiers albums des Stones. Sans sa curiosité et son ouverture musicale, les Stones seraient sans doute restés un groupe de vieux bluesmen au milieu d’une époque où la pop partait dans tous les sens. Le lutin blond avait aussi et surtout instauré le son stonien , basé sur deux guitares si harmonieuses , qu’il parait souvent impossible de dire qui joue quoi. Cette symbiose rythmique, Keith Richard la regrettera pendant des années, et ne la retrouvera un peu que lorsque Ron Wood remplacera le mal aimé Mick Taylor.

Brian Jones a créé les Stones, avant que sa propre créature ne lui échappe. Profondément perturbée par sa disparition brutale , Patti Smith fait un cauchemar où elle voit son père mourir. Croyant que cette vision est prémonitoire, elle retourne d’urgence à New York , où elle retrouve Robert. Devenus amis , l’ex couple s’installe au Chelsea hôtel. Le lieu fait partie de ces sanctuaires qui semblent annoncer la fin d’une époque, un mausolée morbide prédisant la fin du rêve hippie. C’est là que Dylan Thomas mourut d’un empoisonnement à l’alcool. Quelques années plus tard, un Sid Vicious en pleine transe meurtrière massacrera sa Juliette destroy dans une de ces chambres.

Quand Patti occupe un de ces appartements, le Chelsea hôtel est un lieu où la crème de la culture américaine côtoie des loosers en pleine perdition héroïnomane. C’est sans doute dans ces couloirs que Burroughs trouva la laideur inspirant les passages les plus glauques de Junkie et du Festin nu. Patti devient d’ailleurs vite proche de cet écrivain, qui lui livre quelques secrets pour poètes avertis. Le Chelsea hôtel fait partie des symboles de cette culture où la pop se met au niveau de l’art, où le rock côtoie cette littérature dont il commence à se nourrir. Patti Smith fera partie de cette histoire-là , sa musique sera l’instrument permettant à sa prose de conquérir le monde. Celle qui se dit « fille spirituelle de Rimbaud » , commence à se placer dans la lignée des grands poètes rock que sont Lou Reed et Bob Dylan.

Quelques années plus tard, elle est repérée par Gerard Malangua , qui l’intègre au poetri project , pour une performance historique à l’église Saint Marc. C’est là, dans ce symbole catholique, que la papesse du punk va réellement démarrer sa légende.                  

                                                 

samedi 3 avril 2021

THE BLACK HEART DEATH CULT : Sonic Mantras (2021)

 


Après deux mini albums "She's a believer" et "Black rainbow" sortis respectivement en 2016 et 2017 puis un premier album éponyme datant 2019 les australiens (de Melbourne) répondant au doux nom de The Black Heart Death Cult sont de retour avec leur heavy rock psychédélique saupoudré d'un zeste de shoegaze et d'une pincée de stoner rock (juste ce qu'il faut) pour leur second album "Sonic mantras". Si le groupe n'a certes rien inventé il maîtrise son sujet à la perfection avec une maturité étonnante et propose l'une des premières grosses claques auditives de 2021. Si j'attendais cet album avec impatience le résultat dépasse mes espérances. On rentre dans un autre monde. Le psychédélisme des années 60 revu et corrigé avec la technique des années 2020 car ici le son n'est pas très garage, et on a effectivement une bonne production. Tout en clarté, presque lumineux, y compris le mur du son et les riffs des guitares. La voix de Sasha L. Smith n'en fait pas trop laissant volontiers la place à l'exploration et l'expérimentation sonore musicale, le groupe appréciant notamment l'introduction de parties de sitar des plus réussies sur certains titres. Le tout avec le côté à la fois hypnotique et aérien propre au rock psychédélique.

TBHDC fait clairement partie des groupes les plus intéressants évoluant dans cette nébuleuse musicale et parmi ceux qui arrivent à propulser ce style plus haut vers les sommets en lui ouvrant encore de nouveaux horizons et en élargissant un peu plus les possibilités sans fin qu'offre le rock psychédélique au sens large. Cela faisait longtemps que je n'avais pas entendu un album récent aussi envoûtant et il suffit d'écouter les neuf minutes de "Goodbye Gatwick Blues" (le meilleur titre avec "One way through", "Trees" et "The sun inside") qui ouvre l'album pour se mettre dans l'ambiance et ensuite il n'y a plus qu'à fermer les yeux et vous laisser tout simplement guider pour le reste du disque . Bon voyage ou plutôt "Have a nice trip" 
!

mardi 30 mars 2021

Albert Ayler : My name is Albert Ayler

 



Nous sommes le 21 juillet 1967 à l’église Lutherienne de St Peter. Ce jour-là, le monde du jazz enterre son dieu, celui dont l’amour suprême changea à jamais la face de sa musique. Coltrane était malade depuis plusieurs jours, mais il n’avait accepté de se faire hospitaliser que quand il vit la mort approcher. Arrivés trop tard, les médecins ne purent que constater le décès du musicien. Le jazz ne s’est jamais remis de cette perte, Coltrane était trop important pour cette musique pour qu’elle lui survive longtemps.

Le grand John avait participé aux plus grandes heures du quintet de Miles Davis, avant de trouver sa voie grâce à Thélonious Monk. En accélérant son jeu, Trane s’est émancipé de l’influence de Miles Davis, avant de chercher à tuer ce père spirituel. Sa quête dura des années, qui virent la naissance de disques sublimes , mais dont les mélodies rappelaient encore trop Kind Of blue et autres reliques de son passé. Symbole de ce passé dont il ne parvenait à se défaire, Olé sonnait comme un écho de sketches of spain.

Sorti en 1964 , l’album free jazz d’Ornett Coleman avait d’abord libéré celui sans qui rien n’aurait été possible. A partir de là, Coltrane devenait le parrain d’une génération de musiciens novateurs, Archie Sheep lui rendant un vibrant hommage sur « four for trane ». Mais celui qui l’impressionnait le plus était sans doute Albert Ayler. En interview, Coltrane affirmait que sa musique « l’empêchait de dormir », ou qu’Ayler commençait là où lui s’était arrêté. Un des derniers enregistrement de Coltrane, Stellar region , semble d’ailleurs s’inspirer de la puissance sonore d’Albert.

Ayler n’était compris que par quelques musiciens, ce fut un de ses nombreux drames.  Dans les bars où il entama sa carrière , son jeu déclenchait la colère du public , obligeant les musiciens avec qui il jouait à le virer de scène. Témoin d’un de ces rejets, Eric Dolphy vint lui dire « Ne laisse jamais personne te parler ainsi. Tu es le meilleur que j’ai jamais entendu. » Dolphy était pourtant adepte d’un swing plus mélodieux, c’était l’artisan de symphonies bops aussi sublimes qu’africa brass pour Coltrane, ou Out there en solo.  

Si Ayler était rejeté par la majorité, c’est avant tout parce qu’il ne cherchait pas à produire de notes, mais à sculpter les sons. Pour obtenir la matière la plus massive, il utilisait les becs les plus durs, produisant ses saturations sonores aux prix d’efforts surhumains. Cette musique ne serait sans doute jamais venue aux oreilles du grand public , si Coltrane n’avait pas usé de toute son influence pour inciter le label impulse à publier ses hurlements cuivrés.

Avant d’entrer chez impulse , Ayler avait produit quelques disques sur un petit label. A l’époque, sa musique était une transe puissante, une prière déchirante entretenue par les gémissements d’un saxophone sous pression. Ne voyez aucun snobisme dans cette puissance sonore, Ayler ne cherche pas la beauté mais la justesse. Comme son alter ego Coltrane, il considère la musique comme un moyen de dialoguer avec dieu, et cette puissance entretient le charisme qui lui permet de l’honorer.

Sa violence sonore est sa malédiction aussi bien que la marque de son génie, c’est une force que rien ne peut canaliser. Même sur « my name is Albert Ayler » , son second album , les restes de structures musicales semblent débordés par sa verve mystique. Ce disque ressemble à son « a love suprem » , il montre un musicien sur le point de laisser ses influences derrière lui.

Quand les premiers journalistes viendront l’interroger Albert Ayler révélera son envie de se diriger vers une musique plus accessible. Il voulait que son instrument se mette à chanter des mélodies que l’on pourrait siffler, des choses comme ce qu’il avait réussi sur l’introduction de ghost. Issu de l’album « spiritual unity » , ghost montrait bien la malédiction géniale du musicien. Le titre démarre sur une ritournelle charmeuse, bluette entrainante semblant sortie de quelques vieux albums de Charlie Parker. Puis le chorus fait progressivement fondre cette beauté naïve, la transforme en une matière compacte et imposante.

Ayler se rêve en musicien populaire, mais sa musique ne s’épanouit que dans un grand magma sonore. Seul le rythm n blues de new grass semblera réellement témoigner de son amour pour une beauté plus simple. Le reste de sa discographie est à l’image de sa performance à la St Peter Church, un cri de douleur semblant appeler Dieu, un obélisque foisonnant, dont on ne découvre la beauté qu’en acceptant sa puissance impressionnante.

Comme le maître l’a dit, Ayler commence là où John Coltrane s’est arrêté, sa démesure sonne comme l’aboutissement de ce qui fut annoncé sur des albums comme « ascension » ou « méditation ». Mais ce saxophoniste maudit ne pouvait supporter longtemps le mélange de souffrance et de sincérité mystique qui nourrissait sa musique. Harcelé par une mère le rendant coupable de la folie de son frère, lâché par un label ne voyant plus l’intérêt de le soutenir après la mort de Coltrane, le grand Albert noie sa souffrance de musicien maudit dans l’East river de Brooklyn.

Ecouter sa musique aujourd’hui, c’est être fasciné par la sincérité d’un homme qui ne put jouer que de la façon la plus juste. Albert Ayler était l’aboutissement du free jazz, on ne peut plus aller plus loin après lui. Peut-être qu’un jour une nouvelle génération prendra conscience de la richesse de son magma sonore. Qu’elle se souvienne alors que son nom fut Albert Ayler.       

 

  

PAIN TEENS : Destroy me, lover (1993)


 Pain Teens est un groupe de noise rock américain formé dans les années 80 autour de Scott Ayers (guitare) et Bliss Blood (chant) ; et "Destroy me, lover", sorti en 1993, est leur cinquième album.
Ce groupe est bluffant, pour son originalité, le son particulier qu'il donne à sa musique (notamment la guitare mais aussi grâce à une excellente utilisation des samples et de toute la panoplie des bidouillages électroniques, présents sans être omniprésents) et surtout Pain Teens démontre sur cet album qu'il est à l'aise dans différents styles musicaux, passant d'un genre à l'autre avec une maîtrise et une dextérité surprenante qui ne nuit jamais à la cohérence artistique de l'ensemble même si sa ligne conductrice reste le noise rock.
On navigue d'une ambiance à l'autre avec un grand sourire de contentement et on passe allègrement de la noise expérimentale bruitiste à la noise plus pop et même au folk avec la remarquable reprise de Léonard Cohen "Story of Isaac" qui nous tombe dessus par surprise. Une douceur totalement inattendue et éclatante.
Le magnifique "Prowling" est également une sorte de ballade noisy à l'atmosphère plus que mystérieuse avec son fond sonore lancinant. .
Pain Teens nous offre aussi du rock plus traditionnel avec les excellents "Cool your power" et "Lisa knew" .
Avec "Tar pit" on explore une noise plus industrielle mais là encore absolument magistrale .
"RU 486" est le morceau le plus pop de l'album mais montrant s'il en était besoin que Pain Teens est à l'aise les différents styles auxquels il s'attaque.
Citons enfin le surprenant "Dominant man" avec une section cuivres donnant un côté boogie jazz funk au titre. Tout en swing. Là encore ça surprend et là encore c'est très réussi. Du haut niveau dans la diversité !
Et bien sûr la voix envoûtante de Bliss Blood la charismatique et énigmatique chanteuse.
Mais Pain Teens délaisse un peu le côté trop expérimental de "Born in blood" notamment pour écrire des titres plus abordables, presque plus pop pourrait t-on dire, même si la noise désarticulée avant-gardiste n'est pas totalement absente loin s'en faut ("Body memory" et "Shock treatment" en sont la preuve), disons plus discrète, moins omniprésente .
Mais sur ce disque Pain Teens réussit un mélange parfait entre noise pop et noise expérimental avec en plus quelques jolies surprises à découvrir.
Un album qui ne ressemble à aucun autre parmi ceux que j'ai pu écouter jusque là, vraiment surprenant, original et très créatif.

dimanche 28 mars 2021

IRON BUTTERFLY : In-A-Gadda-Da-Vida (1968)


Cet album débute sur un malentendu révélateur. Selon la légende, alors que celui-ci devait s’appeler « In the Garden of Eden », Doug Ingle le chanteur, claviériste, principal compositeur et leader de la formation californienne, en plein trip LSD, aurait prononcé « In a gadda da vida » borborygme qui devient ainsi le nom de l’album accentuant encore la bizarrerie de ce disque sorti en 1968 et deuxième album d'Iron Butterfly, un album vraiment bizarre dans tous les sens du terme car vous l’avez deviné on a ici clairement affaire à une bande d’allumés, comme beaucoup de musiciens de l’époque, autant adeptes de musique que d’expériences hallucinogènes et qui mélangeaient d’ailleurs volontiers les deux, l’un allant de pair avec l’autre.

Mais par rapport à d'autres groupes comparables de la même époque (Pink Floyd, Seeds, Doors, Cream, Jefferson Airplane...) disons le tout de suite cela a davantage vieilli, même si lorsqu’on parle de rock psychédélique, plus que pour tout autre style musical, il faut se remettre dans la contre-culture de l’époque et les expérimentations en tout genre dont furent friandes les sixties.
Et si j’apprécie volontiers le rock psychédélique je ne pense pas que ce soit le meilleur album du genre.

Surtout le gros problème est que l'album est qualitativement parlant clairement divisé en deux parties avec une première partie, les quatre premiers titres, très moyenne, datée, par exemple « Most anything you want » ressemble à un mix raté entre Cream et Doors du premier album, quant aux trois titres qui suivent on se croirait dans un mauvais trip. On est alors en plein dans ce qu’était la pop anglaise des années 1965-1967 mais sans des compositions comme savaient en écrire les Who, les Kinks, les Stones ou les Beatles ; parfois le clavier rappelle plus les Doors mais là encore le génie en moins. Heureusement, géniale et inattendue métamorphose, la seconde partie est aussi bonne et créatrice, aussi lumineuse et hallucinée que la première était passable, avec deux morceaux d'anthologie, plus dans le blues rock psychédélique. C’est plus enlevé, avec davantage de furie, un véritable régal sonore, la guitare se fait aussi plus agressive.

« Are you happy ? » est par exemple du blues rock excellent dans la lignée du meilleur Cream, puis vient le chef d'oeuvre de 17 minutes « In a gadda da vida », morceau qui mérite, lui, le titre de "classique" et même de "culte" avec son solo légendaire de batterie (mais aussi d’orgue et de guitare) et son côté psychédélique très plaisant. On rentre clairement dans la cinquième dimension, une dimension parallèle où la perception devient totalement différente. Un morceau charnière entre l’acid rock psychédélique et le hard rock qui pointe déjà son nez.

Une deuxième partie, et notamment son dernier titre, qui elle, a clairement influencé de nombreux groupes des générations qui ont suivi, notamment les groupes de hard blues, et de hard rock du début des années 70. Et qui a surtout contribué à la légende Iron Butterfly.
Donc tout n'est pas mauvais et on gardera évidemment le meilleur, la partie qui sort du lot mais franchement à l'inverse de Led Zeppelin, des Who, de Jethro Tull, des Stooges, de MC5, des Stones ou de King Crimson j'ai vraiment du mal à écouter avec plaisir tous les morceaux de cet album. Cela manque trop souvent de la magie d'un Pink floyd ou des Doors de la même époque par exemple. D'où une impression d'inachevé. Et d'un autre côté c'est tellement précurseur ! Avec d'indéniables qualités créatives.

Un disque difficile à analyser objectivement donc mais ne boudons pas notre plaisir d'écouter les deux derniers titres qui méritent vraiment le détour et qui placent ce disque au panthéon du rock psychédélique.
Et de fait « In a gadda da vida », demeure et restera donc un disque incontournable malgré quelques temps faibles.

Cannonball Adderley : Somethin else

 


La tension monte , cela fait plus de dix minutes que Oscar Pettiford fait poireauter le public de greenwich village.  La salle fait partie de ces lieux sacrés où un jazzman peut être canonisé ou crucifié sur l’autel du swing. Faire attendre le public d’un tel lieu est déjà un outrage, mais le saxophoniste de son orchestre est introuvable. Ce cochon devait faire faux bond à Oscar au plus mauvais moment, quelques jours après la mort de Charlie Parker. Dans la presse spécialisée, on ne parle que de ça, chacun cherchant la réincarnation de ce bird que l’on voudrait phénix. Sur tous les jazzfan réunis ici, la majorité doit être venue pour découvrir le nouvel oiseau sacré du sax.

Arriver sans saxophoniste devant cette foule, c’était prendre le risque de se faire rôtir comme un vulgaire poulet. Alors Oscar scrute la foule, caché derrière le rideau, mais il ne reconnait aucune autre gloire du sax dans cette masse. Quand il finit par demander à son ami Charlie Rouse d’assurer l’intérim, celui-ci refuse. Cette fois Oscar est foutu ! Sa déception est au niveau du respect qu’il a pour son ami. Charlie Rouse , sans être tout à fait le nouveau Charlie Parker , est déjà un espoir du jazz orphelin.

On dit d’ailleurs que le grand Thélonious Monk s’apprête à l’embaucher dans son orchestre. En le récupérant ce soir-là , Oscar aurait pu avoir son chapitre dans la légende du jazz . Offrir un musicien au grand prêtre du jazz aurait suffi à immortaliser son nom. Au lieu de ça , son dernier espoir se débine , et lui conseille un illustre inconnu . Le type a le charisme d’un garçon de café  et la moustache d’un gangster mexicain, mais c’est le seul saxophoniste disponible. Alors Oscar va lui donner sa chance, mais qu’il ne compte pas sur lui pour lui faciliter la tâche. Il a d’ailleurs bien l’intention de larguer ce jeune prétentieux obèse.

Quand on lui annonce qu’il va jouer dans avec le groupe, Adderley voit sa vie défiler devant ses yeux. Il se remémore sa jeunesse d’élève brillant, puis les années passées à enchainer trois boulots. Professeur le jour, musicien le soir et vendeur de voitures le reste du temps , Adderley parvenait alors à se faire un salaire plus que correct pour l’époque. Mais l’armée lui avait permis d’améliorer son jeu, qui devint vite sa principale raison d’exister. Son père ne voyait pas d’un très bon œil cette vocation musicale. Déjà pendant son enfance, le vieux ressassait ses récits de musicien raté, de dévot du swing que le manque de succès réduisit presque à la mendicité.

Ce soir au Greenwich village , Adderley avait l’occasion d’exorciser cette malédiction familiale , de graver son nom sur l’olympe du bop. Le rideau à peine levé, l’orchestre se lance dans une version effrénée de « remember april » , les autres musiciens ressemblant à une locomotive tentant de décrocher son wagon. Mais Adderley n’est pas né de la dernière pluie, et cette énergie semble renforcer la finesse musicale de ce colosse. C’est de la dentelle qui sort de ses joues rebondies, il ressemble à Gargantua sifflant une mélodie fragile mais énergique. Sur son chorus, le corps massif de ce colosse semble gonflé à l’hélium, son souffle flotte au-dessus des harmonies comme une montgolfière gracieuse.

A la fin d’une telle prestation, le public acclame l'inconnu comme si Charlie Parker venait de ressusciter. Lorsque le présentateur demande à Oscar le nom de son prodige, celui-ci se rappelle le surnom que lui donnait Charlie Rouse.

« Cannonball Adderley mesdames et messieurs ! »

Ce surnom venait de l’enfance du musicien , quand celui-ci dévorait ses repas avec la voracité d’un Louis VI du jazz. Impressionné par un tel appétit, ses camarades lui donnèrent le surnom de cannibale. Adderley ne connaissait pas la signification de ce mot, qu’il prononçait Cannonball. Cette déformation convenait sans doute mieux à son corps déformé par la bonne chair. Après cette performance, la réputation du boulet de canon arriva vite aux oreilles de Miles Davis. Suite au départ de Sonny Rollins,  celui-ci a embauché le jeune John Coltrane, avec qui il a déjà enregistré quatre classiques. Si Miles savait pertinemment que personne ne pouvait imiter Charlie Parker , il fut tout de même impressionné quand il vit jouer Cannonball Adderley.

Bien qu’il soit déjà connu pour son mauvais caractère , Miles n’hésita pas à aider ce jeune prodige. C’est ainsi qu’Adderley vécut une gloire faite de concerts réguliers et d’enregistrements sous divers pseudonymes. Avec le succès vint l’argent, mais le saxophoniste semblait littéralement dévorer ses énormes gains. Quelques jours seulement après cet âge d’or, le musicien fauché était récupéré par blue note. C’est encore le grand Miles qui le rattrape au vol, en l’emmenant au studio pour enregistrer l’album somethin else. Pour le renflouer, il ira jusqu’à accepter d’être considéré comme un sideman sur cet album, dont il choisit les titres et dirige les séances. Enregistré sous le nom de Cannonball Adderley , somethin else donne le ton dès les premières notes de autumn leaves.

Miles Davis n’a peut-être jamais aussi bien joué qu’ici, sa trompette délicate chantant des refrains charmeurs. Ce souffle voluptueux, cette brise lumineuse dansant sur un rythme plein de swing, c’est une beauté qui annonce la chaleur réconfortante de kind of blue. Sur ce fond agréable comme une nuit d’été, Adderley propulse ses chorus comme autant de feux d’artifices. Classieuse et nonchalente , la virtuosité des musiciens , guidée par la finesse rythmique d’Art Blakey, ne souffre pas des effusions du saxophoniste.

Cannonball envoie ses chorus comme autant de bouquets pyrotechniques lumineux, étincelles somptueuses s’épanouissant au milieu d’un ciel étoilé. Aucun des musiciens ayant participé à ce disque ne fera mieux, Adderley et Davis quitteront d’ailleurs le bop pour lancer l’ère du jazz modale. Somethin else fait partie de ces disques qui clôt tout débat , un chef d’œuvre fermant les portes de son art.