Rubriques

dimanche 3 octobre 2021

Parce que nous sommes du soleil : "YES" par Aymeric Leroy

 



« Au delà de l'originalité que constitue l'abandon total des carcans pop au profit de formes systématiquement longues, « Close to the edge » se singularise, musicalement, par l'utilisation et l'appropriation d'éléments de vocabulaire encore largement inusités en rock à l'époque, principalement apportés par Steve Howe et Rick Wakeman ».
(p.110)

Né en 73, Aymeric Leroy s'est très vite penché sur le rock progressif. On pourra même dire qu'il est tombé dedans à l'instar d'Obélix dans la marmite de potion (rock) magique. Auteur de nombreux écrits chez l'éditeur Le mot et le reste, il est également reconnu comme un spécialiste de ce qu'on a appelé « L'école de Canterbury » (à tel point d'avoir crée un site de référence malheureusement plus mis à jour) soit une des plus raffinées franges du rock progressif britannique qui emprunte également aux influences jazz et à l'avant-garde et dont un certain Robert Wyatt, légende vivante, fait partie.

Notre auteur se penche ici sur le groupe de rock progressif anglais, YES.
Et pour le fan du groupe que je suis, autant dire que c'est à proprement parler un vrai régal. Toutefois sachons faire preuve d'objectivité un peu : si le livre se révèle véritablement passionnant et riche de bout en bout il n'est pas parfait. Bien sûr on chipotera toujours sur des détails ça et là mais bon, autant dévoiler le tout franco non ? Surtout qu'ici il y a très nettement plus de positif que de négatif au point que je recommande d'emblée l'ouvrage à tous passionné du groupe avant même que la chronique ait débuté !

Déjà la richesse de l'ouvrage surprend agréablement.

Leroy s'est plus que documenté, cite ses sources, allant même jusqu'à interviewer longuement en 2009, Jon Anderson le mythique chanteur de l'entité bicéphale aux multiples batailles d'égos, batailles que l'écrivain, humblement et sans juger ni blâmer évoque régulièrement au sein des 347 pages que compte ce gros ouvrage. 

Car oui, l'histoire de YES n'a pas été à proprement parler un long fleuve tranquille et n'importe quel fan un peu au courant vous en parlera, ça se ressent même depuis la genèse et l'écoute finale d'une bonne poignée d'albums. YES ça aurait pu s'appeler par moment « LOVE & HATE », voire même « NO » pour reprendre la boutade initiale d'un Anderson qui créera le temps d'un album avec d'anciens membres du groupe alors, le « Anderson Bruford Wakeman Howe » en 1989, entité crée en réaction avec le YES du moment des 80's (où Anderson était d'ailleurs lui-même dedans 2 albums avant!). Album que Leroy n'oublie nullement de même que la tournée des disques solos de chacun des membres en 75 après l'indépassable météore de granite noir taillé façon monolithe insurpassable Kubrickien qu'est l'album « Relayer », sorti en novembre 74.

Presque tout est évoqué : l'avant YES par le biais des parcours et de la rencontre de ses deux créateurs initiaux, Chris Squire (basse) et Jon Anderson (chant) ainsi que leur vision musicale ; l'intégralité de la discographie jusqu'à une date très récente (« Heaven and Earth » (2014) est ainsi cité et l'on évoque même la version « alternative » de « Fly from here » (2011) à paraître en 2016 dans le livre et qui ne sortira finalement en fait qu'en 2018) avec à chaque fois donc plusieurs pages sur la création de chaque album sans oublier les périodes de parenthèses du groupe et même un chapitre final sur les albums live que ce soit purement audio ou visuel, des compléments annexes, un récapitulatif chronologique des diverses périodes. Et comme souvent avec les livres de cet éditeur, de belles photos des pochettes et des photos des membres du groupe à telle et telle période.

Sans compter que les paroles (qu'on a souvent jugées purement ésotériques) de Jon sont amplement décortiquées, de même que l'aspect purement technique de la musique, et ce, en restant toujours clair et sans jamais perdre son lecteur dans un jargon trop compliqué (surtout pour la grande majorité de passionnés non musiciens qui liront l'ouvrage), bref, on touche tout bonnement au sublime et je ne peux que saluer une nouvelle fois tout le travail de Leroy, véritablement « roy » en ce royaume (1).

Bon, évidemment la perfection n'existe pas en ce bas monde (2).

Et s'il est évident que Leroy se concentre grandement sur l'âge d'or du groupe, les années 70 bien sûr, il est un peu dommageable que passé cette décennie magique, on ait l'impression que l'auteur ne veut pas forcément s'attarder sur pas mal d'albums qui viennent, réduisant et l'analyse, et les anecdotes musicales. 

Qu'un « Fragile » ou « Close to the edge » (reconnu comme l'un des meilleurs albums de rock progressif, à juste titre) aient 10 et 12 pages recto-verso (soit 20 à 24 pages), c'est normal bien sûr. Vu la richesse inépuisable de ces disques et leur inscription à ce titre plus qu'historique dans le paysage rock de l'époque comme d'aujourd'hui, c'est bien sûr même essentiel je pense. Que l'auteur ne laisse que 2 pauvres pages sur « The Ladder » (1999) et « Magnification » (2001) me semble bien triste. Non pas qu'il faille juger dans la qualité de rendement du nombre de pages par rapport à tel ou tel disque attention, mais plus dans le statut accordé finalement au ressenti de tels disques surtout quand Leroy juge avec sincérité ce dernier, je cite, « l'un des meilleurs albums réalisés par Yes après son âge d'or » (p. 310). Ce que j'approuve également personnellement.

Alors bon ? Oui, cela pourrait passer pour un brin de chipotage à première vue. Cela l'est moins si l'on resitue le contexte de la subjectivité qui nous est tous propre. Pour ma part, je n'ai ni grandi dans les 50's, 60's ou 70's et j'appartiens à une décennie de plus de celle de Leroy. J'ai grandi dans les 90's avec non seulement l'apport culturel de l'époque mais aussi celui que m'a apporté mon popa (Pink Floyd, c'est lui qui m'a fait découvrir). J'ai donc découvert YES aussi bien dans leurs 70's que leur dernière période, le tout côte à côte alors que naissait l'Internet et ses fantastiques possibilités de liberté (du moins à l'époque, et ce même si les premiers modems étaient franchement limités). Et de même que j'allais pas mal emprunter en médiathèque (aussi bien en disque qu'en films ou BDs), j'en profitais aussi avec le net (3).

J'ai donc pu découvrir YES de chaque côté selon une même chronologie étalée et mise à plat et non dans une évolution assidue et suivie où j'aurais par exemple acheté chaque vinyle le jour de sa sortie. Du coup bien sûr avec le recul j'ai bien vu que les albums des 80's et surtout 90's et 2000/2010 de YES n'avaient bien évidemment pas tout le potentiel des 70's, leurs auteurs eux-même ont changé, vieilli, se sont adapté ou pas. C'est normal d'ailleurs. Mais quand même. Il est donc dommage après coup de voir la portion de qualité rédactionnelle de l'auteur se limiter à ce stade sous prétexte que la musique aurait moins de force dans ces périodes (le comparatif entre l'âge d'or de Yes et ce qui a suivi est évident, pas besoin d'avoir fait bac+15, merci) quand bien même on y trouve pourtant de fort belles choses qu'il serait bête de passer à côté.

Un autre détail qui a son importance, la restitution des critiques de l'époque, c'est à dire l'approche des journalistes musicaux et parfois du public de tel ou tel album au moment de sa sortie (ce que l'on peut judicieusement apercevoir dans les livrets des éditions deluxe des remastérisations des albums de King Crimson tiens). Cela est parfois mentionné vite fait (surtout pour des albums qui peuvent par exemple être "problématiques" (notez les guillemets) au sein des 70's dorés comme « Tormato » et « Tales from topographic oceans »), le reste du temps on en sait pas plus si ce n'est par le biais des charts musicaux US et UK. 

Or je n'aurais pas dit non de temps en temps à un retour du Melody maker (4) sur « Close to the edge », à celui de Best ou Rock & Folk (5) sur un « Going for the one », voire du NME (4) sur « 90125 ». Je demande pas grand chose hein, une petite coupure de presse, une citation de quelques lignes... la somme de travail de l'auteur est déjà énorme et passionnante comme ça hein, mais on aime bien toujours en avoir plus à ce stade.

Voilà, voilà, quelques points de détails qui ne changent pas vraiment la donne, à savoir que cet ouvrage se lit comme un roman et s'avère donc indispensable pour tout fana du groupe.

Amis lecteurs intéressés, vous savez ce qu'il vous reste à faire...


======

(1) Oui bon, j'ai pas pu m'en empêcher, pardon.

(2) Si, si. Toi là au fond d'ailleurs, range moi cet énième « Hot Rats » ou « Dark side of the moon » qui dépasse de ton sac, même si nous savons qu'ils sont parfaits. :)

(3) Mais qui ne l'a pas fait à vrai dire ? Et qui ne le fait pas encore aujourd'hui hein ?

(4) Magasines musicaux de la sainte Albion. Le NME exista de 1952 à mars 2018 pour sa version papier. Le site internet existe encore aussi. Plus ancien, le Melody Maker exista de 1926 à 2000, signant par sa fin également la fin d'une certaine époque musicale notamment une partie des mouvements musicaux nés dans les années 90 qui ne passèrent pas vraiment les années 2000 comme le grunge et la britpop (qui ont survécu plus ou moins d'une certaine manière) et surtout le shoegaze qui a toute mon affection. Une partie des journalistes du MM trouva cependant refuge chez le NME.

(5) Magasines musicaux français du coup. Best exista de 68 à 2000. Rock & Folk, lancé en 66 est toujours parmi nous.


samedi 2 octobre 2021

John Coltrane : Impression

 


Les grands bouleversements commencent souvent par de déchirants adieux. Pour Coltrane, Eric Dolphy fut une âme sœur et un rival, une muse et un brillant ouvrier, un humble serviteur et un glorieux chef d’orchestre. Pendant une courte année, Dolphy a tout donné à son alter ego. Les deux hommes partageaient le même rapport compliqué avec la tradition, cette envie de briser tous les carcans sans pouvoir se passer de quelques vieux repères. Durant leur collaboration, les deux musiciens tâtèrent les eaux bouillantes du free sans s’y immerger totalement. Après son passage chez Trane, Eric Dolphy participa au gargantuesque "Mingus Mingus Mingus" avant d’enregistrer ce qui restera son plus grand chef d’œuvre.

"Out to lunch" est une symphonie au swing alambiqué, un grand récital dont les dissonances forment les harmonies. Il faut s’acharner sur ce disque comme sur un rubik’s cube, laisser à nos tympans le temps qu’il faut pour qu’ils commencent à percevoir les splendeurs cachées derrière cette apparente cacophonie. Avant la sortie de cette œuvre maitresse, Dolphy participa à ce qui restera une de ses dernières apparitions auprès de Trane.

Nous étions alors au Village Vaguard, temple annonçant l’avenir du jazz coltranien. Pour remplir tout l’espace sonore, Coltrane s’était alors entouré des bassistes Workman et Garrison, épaulés par la puissante frappe de Jones. Le batteur ouvre d’ailleurs le bal sur une marche solennelle et vibrante, à laquelle les basses viennent donner un écho envoutant et spirituel. Le soprano de Coltrane s’élève sur ce tapis de clous comme un vieux sage indien. Un peu masqué par les cris possédés de Trane, Tyner illumine discrètement l’arrière-plan sonore de ses accords bluesy. Hypnotisé par la fascinante régularité de sa section rythmique, Coltrane s’époumone comme un mariachi en transe. Redescendu de ses paradis hindous, il finit par montrer la voie que doit suivre la mélodie.

Dolphy le rejoint alors le temps d’un intermède mélodique presque conventionnel. L’accalmie ne dure heureusement pas et, entrainé par un combat où chaque coup renforce l’adversaire, le duo Coltrane / Dolphy finit par embarquer le groupe dans sa transe méditative. Caché derrière l’impressionnante muraille bâtie par ses partenaires, Tyner tisse ses mantras hypnotiques, dote la rêverie bruyante du groupe d’un irrésistible pouvoir d’attraction. Coltrane part ensuite dans un long chorus, où il explore toutes les possibilités de son thème avec une ferveur dévote. Dolphy lui répond par un ébouriffant solo de clarinette basse, il s’amuse déjà à marier les dissonances tel un  Jackson Pollock du swing. "India" est une mélodie entêtante ouvrant la voie à un splendide chaos méditatif. C’est aussi un mariage d’influences orientales et occidentales, une méditation métisse dont on ne peut saisir toutes les subtilités dès la première écoute. Cette complexité donne l’impression que Trane montre à son plus brillant disciple le chemin à suivre, lui annonce la voie qui le mènera à la beauté de "Out to lunch".

Après un tel voyage, "Up gainst the wall" rappelle la douceur de l’album "Ballads". Si il fut écarté de ce dernier à cause de son tempo trop agressif, c’est ce même tempo qui lui permet de maintenir un peu l’intensité développée par "India". Vient ensuite le morceau titre, irrésistible refrain modal lançant le fulgurant marathon de Trane. En pleine communion avec son public, il dévale la route tracée par une rythmique brillante, qui semble le suivre de loin. Cette fois, le piano n’ose intervenir, il sent que le saxophoniste découvre le chemin d’une nouvelle liberté. La seule ombre à cet impressionnant tableau est l’intervention trop timide de Dolphy, qui annonce sa présence sans savoir comment prendre le relais tendu par un tel athlète.

La dernière composition subit d’abord le déclin de Jones. L’homme devint progressivement une bête possédée par la drogue. Si cela n’eut tenu qu’à lui, Coltrane aurait pardonné tous ses excès, une frappe pareille ne se trouvant pas à tous les coins de rue. Il accepta donc la violence de ses sautes d’humeur, pardonna qu’il emboutisse une voiture qu’il venait juste de lui prêter, mais la justice ne fut pas aussi clémente. On donna donc au batteur le choix entre l’hôpital psychiatrique et la prison, il préféra la première option.

Pour assurer l’intérim, Coltrane rappela Roy Hayne, un batteur rencontré lors du festival de Newport. S’il n’avait pas le génie de Jones, le nouveau venu possédait tout de même un jeu assez fin pour diriger le chant lyrique qu’est "After the rain". Tout en sobriété, ce dernier titre se contente de développer un thème pur comme un blues de Miles Davis. Quand les dernières notes de cette méditation s’éteignent, "Impression" s’affirme comme une nouvelle facette de la grande âme coltranienne.                     

vendredi 1 octobre 2021

TREPONEM PAL : Aggravation (1991)

 


Voici encore l'un des groupes les plus marquants du rock français des années 90, un groupe phare du rock/métal industriel, alors en plein essor en cette fin des 80s et au début des 90s avec Ministry, Nine Inch Nails, Young Gods... Alors que ce style musical débute sa période faste, Treponem Pal en est l'un des fers de lance avec les groupes nommés ci-dessus.
En effet après un premier album déjà très prometteur Treponem Pal élève le niveau d'un cran avec son second album « Aggravation ».
Les rythmes sont répétitifs, lourds, hypnotiques et martèlent l'auditeur sans relâche.
Et le chanteur de hurler comme un dément, ravageur, comme possédé par une fièvre obsédante.
C'est froid, sombre, pesant même quand le rythme s'accélère un peu (mais toutefois moins sombre que Kill the Thrill l'autre grand groupe français du genre).
Petite séquence culturelle : Treponem Pal est le nom de la bactérie responsable de la syphilis chez l'homme.
Petite séquence provocation : Treponem Pal est le groupe qui fit scandale à "Nulle Part Ailleurs" en 1996 en proposant le strip tease d'une fille en direct pendant que le groupe jouait live un morceau de l'album « Higher » leur 4e disque, fille qui s'avéra finalement être une transexuelle ; ce passage fera les choux gras des Guignols de l'info pendant des mois et le fameux mot de la marionnette d'Alain de Greef, alors directeur des programmes de Canal + : « juste une p'tite s'touquette ».
Ceux qui ont vu le groupe live à l'époque se souviennent sûrement du charisme et de la présence scénique phénoménale du chanteur leader Marco Neves dont la carrure en imposait !
Les deux premiers albums du groupe sont très bruts, quasiment pas de samples, proches du Godflesh des débuts, ce n'est qu'à partir d' « Excess and overdrive » leur troisième (et sans doute le meilleur album) que Treponem Pal va prendre un léger virage moins sombre et incorporer quelques samples et machines pour colorer un peu la noirceur et apporter quelques variations sonores qui vont quelque peu changer l'atmosphère musicale (tout en gardant un socle rock/métal industriel), « Higher » ayant même ensuite quelques apports « dub » et « electro ».

Là sur Aggravation on est plus dans le décor d'une aciérie de la Ruhr que du soleil californien !
« Rest is a war » est une bonne mise en matière avec son côté angoissant mais « What does it mean ? », le titre fort qui alterne passages rapides et passages sabbathiens, est l'archétypique d'un morceau de Treponem Pal avec une guitare qui a rarement été aussi tranchante et aiguisée (sans doute une guitare à scie cordes ?).
Sur « Love » le mot industriel prend tout son sens, c'est lourd (sauf un passage où ça s'accélère), puissant, avec un bruit de machines stridentes en arrière fond sonore : hypnotique !
« Sweet coma », plus rapide dans sa deuxième partie, incorpore des éléments de thrash metal tendance Voivod (les deux groupes ont d'ailleurs pas mal de points communs évidents).
« Tv matic » est le seul morceau hyper rapide qui penche nettement vers le hardcore bien énervé. Une tuerie.
Bien sûr l'album a connu avant tout une certaine renommée grâce à l'excellente reprise de « Radioactivity » (Kraftwerk), proche dans l'esprit de l'original mais les guitares remplaçant les machines électroniques. Une réussite, car reprendre ce must des années 70 était un sacré pari.
« You got what you deserve » avec sa basse bulldozer finit l'album en fanfare, sans aucune fausse note, et vous achève pour de bon.
Suite à ce disque le groupe fera en 1992 la première partie de la tournée américaine de Ministry alors à son zénith de popularité.
En conclusion encore un très bon album d'un groupe un peu tombé dans l'oubli aujourd'hui même s'il s'est reformé depuis et qu'il tourne encore régulièrement ; néanmoins Treponem Pal a réussi la prouesse de sortir quatre albums de grande qualité entre 1989 et 1997.

Un petit goût de jazz : David Crosby - Skytrails (2017)

 



Dès les premières notes de synthé, on sent qu'il va être bien cet dernier et inédit final album de Steely Dan.

Il fallait bien ça alors pour se consoler de la perte de Walter Becker, co-fondateur avec Donald Fagen d'un des meilleurs groupes de jazz-rock qui soit.

Et puis s'élève la voix de David Crosby. 

76 ans au compteur cette année-là et pourtant toujours ce timbre doux, fluet et presque chuchoté.

Oops ! Ce n'est donc pas un album de Steely Dan.

Mais le premier titre, She's got to be somewhere est trompeur. De fait c'est un peu tout l'album qui sera ça et là sous le signe du jazz, le vieux sage reprenant même le Amelia de Joni Mitchell (un hommage à l'aviatrice Amelia Earhart), originellement issu d'Hejira dans une configuration apaisée et minimaliste (voix, piano, une petite guitare en fond, c'est tout et c'est efficace). Joni, l'amie de tous ces trajets et chemins musicaux qui a souvent croisé la route de David Crosby comme de Graham Nash et Neil Young (pour la minute people du jour, elle est sortie d'ailleurs avec les deux premiers, voilà on peut refermer la page ragots). Il n'y avait que Crosby pour lui rendre si bien hommage (même si l'album River, the joni letters d'Herbie Hancock en 2008 s'avère là aussi une superbe oeuvre).

Du reste, on a du bon folk-rock et du folk tout court, bien mené, parfois sans surprises ou pas autant qu'on aurait espéré comme sur le retour, Croz en 2014. Cela dit, qui peut encore se vanter, passé les soixante-dix ans de faire encore de la musique élégante, soignée et classe là où beaucoup ont baissé les bras ? Depuis 2014, des gens comme Linda Perhacs et David Crosby démontrent que les miracles existent encore (Oui Neil Young, on sait, on ne t'oublie pas mais c'est différent, toi tu as toujours été là, et heureusement d'ailleurs).

Et puis il y a Capitol sur ce disque, presque 7mn où le vieux lion se réveille pour pousser une gueulante vis à vis de la politique américaine et du fait que le vote ne sert finalement à rien quand on voit le résultat avec Trump. Charge jouissivement salée et méchamment réjouissante.


(...) They come for the power for power they stay

And they will do anything to keep it that way
They will ignore the constitution
And hide behind the scenes
Anything to stay a part of the machine
And you think to yourself
This is where it happens
They run the whole damned thing from here
Money to burn
Filling up their pockets
Where no one can see
And no one can hear
And the votes are just pieces of paper
And they sneer at the people who voted
And they laugh as the votes were not counted
And the will of people was noted
And completely ignored (...)


Depuis son retour en grâce en 2014, l'artiste a livré des disques à doses régulières (là où auparavant on devait attendre un disque par décennie suivant l'état physique du musicien) et surtout de bons disques qui, s'ils ne sont pas des révolutions sonores en l'état, font plaisir du point de vue mélodique, témoignant d'une créativité plus que florissante. Et Skytrails ne démérite pas, il fait lui aussi plaisir.

jeudi 30 septembre 2021

John Coltrane : Transition

 


"Transition", voilà au moins un album qui mérite bien son nom. Le cheminement menant à ce disque commence en 1965, quand Bob Thiele propose à Coltrane d’enregistrer une reprise de "Feeling good", un standard devenu célèbre grâce à la voix de Carmen McRae. Enivré par la tonalité très anglaise de la composition, Tyner tricote une introduction à faire rougir les plus grands compositeurs de musique classique. Suite à cette fine mise en bouche, Trane déploie un chorus bouleversant dont l’impact est décuplé par la frappe sismique de Garrison. Sur la première partie du titre, Coltrane se contente de suivre le thème central, avant de progressivement s’en éloigner. Attaché pour la dernière fois à un langage tonal traditionnel, il commence toutefois à recourir à ce registre rehaussé qui ne cessera de se radicaliser par la suite.

"Feeling good" fut malheureusement trop vite oublié, sa mélodie ne ressortant des tiroirs que pour être massacré par Muse. L’intensité de sa seconde partie annonçait pourtant une radicalité qui pousse ses premier cris sur "Transition". Ce virage s’ouvre sur le morceau titre, qui montre un quartet dépassé par la nouvelle lubie de son leader. Encore englué dans une routine confortable, le trio Tyner, Garrison et Jones concocte un motif autour duquel Trane est censé tourner. Mais notre homme n’est pas un volatile dont on programme le parcours. Après avoir rapidement contourné ce décor trop banal, il abandonne vite cette voie trop toute tracée.

Coltrane s’embarque alors dans des figures plus périlleuses, joue sur les dissonances de son chorus pour trouver le chemin d’une nouvelle intensité. Fasciné par cette nouvelle voie, Tyner se met lui aussi à produire un jeu plus explosif. Si il a encore besoin de quelques vieux repères, le pianiste invente tout de même un son strident accentuant l’agressivité du swing coltranien. Effrayé par une telle démonstration de force, Jones martèle ses futs comme une bête folle. Rendu presque inaudible par cette furie collective, Garrison se contente d’entretenir un discret écho. Quand le motif d’introduction vient clôturer ce bombardement, il semble contaminé par sa rage stridente.

Le pas vers ce que les journaux nommèrent la new thing n’est pas totalement franchi, mais "Transition" met clairement un pied dans l’univers initié par Ornette Coleman. Comme pour se faire pardonner de son attaque envers les vieilles institutions, Coltrane redevient pendant quelques minutes le musicien apaisé de "ballads". Le plaisir est alors immédiat, son souffle, allié à la finesse mélodique de Tyner, caressant nos tympans avec une douceur inimitable.

Puis vient "Suite", une fresque en cinq actes où Coltrane présente les piliers de sa religion. Représentant le cheminement spirituel de ce dévot sans dogme, "Suite" cache d’abord sa radicalité derrière un apaisement de façade. Passées les premières minutes, le saxophoniste s’engage sur les chemins les plus tortueux. Après une introduction aux airs de ballade, le ton mélodieux de Tyner est pris d’assaut par les chorus de plus en plus dissonants du saxophoniste. Pour apporter un peu de sérénité à un affrontement de plus en plus tendu, Garrison baigne ce chaos dans un bourdonnement méditatif. Arrivé au summum de son intensité, Coltrane finit par laisser le bassiste construire un entracte harmonieux. Il reprend ensuite les choses là où il les avait laissées, son énergie exaltée lui faisant progressivement oublier toute préoccupation harmonique.

Enfin libre, Coltrane laisse s’exprimer toute sa virtuosité dissonante, crée le big bang donnant naissance à sa nouvelle planète. Les percussions de Jones et le bourdonnement entretenu par Garrison le poussent ensuite dans ses derniers retranchements. L’auteur de "A love suprem" se débat alors avec la force redoutable d’une bête blessée. Le déchainement se clôture sur un chorus qui semble nous passer la pommade.

"Transition" n’est pas un album parfait, loin de là. La nouvelle voie choisie par Coltrane déconcerta tout le monde, à commencer par ses musiciens. Ce qui fut un quartet uni ressemble sur certains de ces titres à deux entités tentant d’imposer leurs visions. D’un côté, Coltrane se montre résolu à en finir avec ses vieux repères, qu’il trouve désormais gênants. De l’autre, le reste du quartet tente désespérément de le ramener vers ses vieux totems, pour éviter de se noyer dans le torrent déchainé de ses chorus dissonants.

« Tout progrès est précédé par une forme de décadence » disait Frank Zappa. Si l’on juge "Transition" d’un point de vue traditionnel, c’est un échec cuisant. La cohésion du groupe a disparu, ce qui fut une beauté spirituelle a fait place à un chaos dissonant, et même Coltrane semble parfois ne pas savoir où il veut en venir. Mais le recul actuel nous permet de voir dans ces explorations désordonnées une façon de tracer un nouveau chemin. Sans être totalement free, Coltrane se libère ici de ses dernières chaines pour développer une spiritualité plus intense.

Reste à savoir si ceux qui se montrent si frileux sur cet album pourront suivre cette voie sur les disques suivants. Une chose est sûre, le quartet des années précédentes est définitivement mort.               

mercredi 29 septembre 2021

Un retour inespéré : David Crosby - CROZ (2014)

 


En 2014, il nous revenait de loin le père Crosby.

A 73 ans alors, il aura donc quasiment tout connu dans sa vie.
La perte de proches, une addiction à la cocaïne, un fils abandonné et placé en orphelinat qu'il ne retrouvera que bien plus tard dans les années 90... Citons aussi pour celui qui fut l'un des amants de Joni Mitchell et un musicien exemplaire avec Stephen Stills, Graham Nash et Neil Young (d'où Crosby, Stills and Nash -- CSN-- ainsi que la seconde mouture Crosby, Stills, Nash and Young, --CSNY), un diabète dangereux ainsi qu'une passion trop prononcée pour les armes à feu à un moment de sa vie qui l'emmènera directement passer quelques années en prison.

En 2014, David Crosby, "Croz" pour les intimes est donc un vieux sage qui se faisait plaisir et nous sortait un album venu de nul part au moment où on ne l'attendait plus.

Et quand je dis qu'on ne l'attendait plus, c'est bien parce que visiblement plus personne ne misait sur le vieux cheval, public comme producteurs et musiciens. Mais l'avantage d'avoir sa vie derrière soi c'est qu'en plus de l'expérience, on a plus rien à perdre. Alors David Crosby qui a toujours sa voix d'ange (sans doute moins puissante qu'hier, elle semble chuchoter, apportant une magie qui ne s'est jamais perdue en cours de route) prend sa guitare, et se met à composer avec ce fils retrouvé qui a maintenant une femme et une fille. Une expérience intimiste en famille qui prend encore plus de sens vu que c'est Django Crosby, un autre rejeton de l'honorable sage qui s'occupe des photos (la pochette et une dans le volet dépliant du cd). Et même composé avec les moyens du bord (guitare et pro-tools) on peut toutefois compter sur un coup de main de Mark Knopfler (Dire Straits) ainsi que Wynston Marsalis pour enrober le tout de notes plus que gracieuses.

Et la magie opère.
Si je vous dis qu'il s'agissait pour moi de l'un des plus beaux et meilleurs albums de 2014, me croyez-vous ?

Avec Croz, on est de retour dans les 70's, presque.
Certes, ce n'est plus le chef d'oeuvre de folk-rock de 1971, If I could only remember my name (dans mes albums préférés et indispensables...) mais c'est quand même d'un bon niveau.
Très bon niveau même puisque presque rien n'est à jeter. Tout au plus aurais-je un peu de mal avec la composition un peu "rock-fm", "dangerous night" mais c'est de qualité.

De quoi parle Croz ? 

Du temps qui passe et de ce qu'on a vu filer sans y faire attention dans What's broken. Du fait que les gens vous oublient mais que la vie continue avec Holding on to nothing où Marsalis glisse quelques notes merveilleuses en clair-obscur. Du fait que plus que jamais la radio (d'où le titre éponyme enlevé et énergique, Radio) permet aux gens de découvrir de belles choses.

Slice of time (probablement mon titre préféré de l'album) revient sur ce temps qui s'enfuit et où parfois les photos peuvent être les rares preuves de "ce qui a été". Set that baggage down nous ramène directement au temps de Crosby, Stills, Nash & Young, semi-rock basé tant sur les arpèges de guitares que le mélange harmonieux des voix propre aux 70's avec cette touche qui rappelle aussi le premier album de Crosby. Dire qu'en 71, le musicien contemplait les dernières illusions hippies brûler sur fond de coucher de soleil en se demandant quel était son nom, état des lieux plus que paumé. Son nom, dorénavant il l'a retrouvé, il peut le prononcer ici. 

If she called raconte l'histoire de cette prostituée que Crosby, alors en voyage en Belgique en hiver, aperçoit en face de l'autre côté du café où il est, dans la rue. Les paroles décrivent très bien cette attente qui tourne au vide, le fait que personne ne passe, la brûlure du froid qui s'impose, un bus qui passe et éclabousse un homme là-bas et la jeune fille qui un instant sourit. Pas besoin d'en faire des masses, Crosby chante juste accompagné de sa guitare et d'un autre guitariste et comme l'ensemble du disque, c'est beau, mélancolique mais jamais déprimant car résolument tourné vers une énergie intérieure et le besoin d'aller de l'avant.

Un disque que l'on réécoute régulièrement comme on cultiverait son petit jardin secret...

Black cat bones : Barbed Wire Sandwich

 


Lors d’une conversation, je me surpris en affirmant « Clapton ne joue pas le blues , il se donne un style ». Cette affirmation me vint comme une conclusion logique à un long échange sur le blues anglais. Pour expliquer ce que certains risquent de voir comme un blasphème , revenons un peu en arrière . Nous sommes dans les studios où le label Deram enregistre le premier album des Bluesbreakers avec Eric Clapton. Dans cette pièce mythique, le guitariste tricote les solos qui lui valurent le surnom de Dieu. Telles deux araignées hystériques, ses mains subtiles tissent la grande toile du blues anglais. Bien sûr, cette musique ne se résuma pas à ses enchainements fulgurants, mais ceux-ci symbolisaient la limite qui forgea son génie.

Clapton fut un puriste condamné à devenir le chantre du progressisme musical, un dévot contraint de réinventer son dogme pour pouvoir le respecter. A la puissance virile de ses modèles de Chicago, « God » répondait par une énergie orgiaque et vindicative. Contrairement à ce que beaucoup répètent bêtement, l’homme n’a pas inventé la guitare solo. BB King partait déjà dans de ferventes envolées lyriques quand son disciple n’était qu’un bambin. En revanche, Clapton fut un des initiateurs de ce son qui fit swinguer Londres.

Il faut d’ailleurs s’être promené dans les rues de cette ville pour comprendre ce qu’est le blues anglais. Rasée par les bombes allemandes, la ville dégage pourtant une authenticité fascinante. Dans certains quartiers, on a l’impression que les maisons sont là depuis des siècles, les nazis ayant détruit le corps de certaines rues sans broyer leurs âmes.  Puis vous arrivez dans une allée où les écrans géants vomissent leur propagande capitaliste, où un magasin Disney trône à quelques encablures d’un McDonald. Londres permet à une fausse authenticité plus vraie que nature de côtoyer la modernité la plus froide et agressive.

Le blues anglais suit un principe assez similaire. Contrairement à leurs modèles, les Keith Richards, Eric Clapton et autres Pete Townshend ne connurent pas les peines cruelles et les joies sauvages de leurs idoles américaines. L’admiration qu’il leur porte est comme les façades de certaines maisons anglaises, elle leur donne une certaine authenticité, tout en leur permettant de la mêler à quelque chose de plus novateur. Black Cat Bones nait au milieu de l’éruption du swinging London , en 1966.

Le groupe fait ses premières armes dans le circuit des pubs londoniens. Là, au milieu d’une horde britannique qui n’a pas volé sa réputation de bon buveur, Paul Kossof posa les bases d’un des plus beaux swings de l’histoire de la pop anglaise. Le guitariste maitrisait cet art cher à Keith Richards, cette façon de laisser les notes raisonner jusqu’à ce qu’elles soient gravées dans le cerveau de l’auditeur.  Il déployait également cette incroyable puissance sonore, énergie hargneuse qui ne manqua pas de fasciner Lynyrd Slynyrd.

La notoriété de Black cat bones finit par arriver aux oreilles de Mike Vernom , un producteur devenu une légende après avoir découvert les Bluesbreakers. Si Paul Kossof est déjà parti fonder Free, le producteur n’en est pas moins impressionné par la puissance de ce redoutable bombardier qu’est devenue Black cat bones. Les musiciens ont passé les années précédentes à ferrailler dans plusieurs formations anglaises et américaines, ont affuté leur mojo au contact du blues boom britannique. A une époque où cette musique se lança dans un irrésistible fuite en avant, l’objectif de Black cat bones devint clair : jouer le blues le plus percutant de l’histoire de la pop anglaise.

Sorti en 1969 , Barbed wire sandwich suit la voie radicale initiée par Led Zeppelin. Paradoxalement, l’album troque les violentes saccades du groupe de Jimmy Page contre une fluidité implacable. Le swing de Black cat bone coule avec la fluidité du fleuve Mississipi , c’est une tempête qui ne sort jamais de la voie que les musiciens ont tracé , un torrent menaçant ne débordant jamais de son lit. On pense encore à Led Zeppelin quand le batteur mouline comme un fou pour imposer son rythme. Suivant son modèle, la guitare décuple l’écho de ses percussions à coup de riffs menaçants.

L’excentricité anglaise brille ensuite le temps de quelques solos spectaculaires. Le blues est ici une force fondatrice, le cœur nucléaire d’une nouvelle énergie rock. S'il était sorti un an plus tôt , Barbed wire sandwich aurait été salué pour ce qu’il est , c’est-à-dire un impressionnant morceau de bravoure blues rock.   

Mais, en 1969 , Led Zeppelin parut plus innovant , les premiers virtuoses du rock progressif se montrèrent plus raffinés , et Black cat bones étouffa entre ses deux courants majeurs. On ne peut pourtant parler du blues rock anglais sans avoir entendu l’énergie juvénile de ces losers magnifiques.