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dimanche 10 octobre 2021

La parade enchantée : William Sheller - Les machines absurdes (2000)

 



J'ai un rapport assez personnel avec ce disque.
Ce fut mon premier William Sheller et dans une période de ma vie où je n'étais pas forcément au mieux. Autant dire qu'il est arrivé d'un coup sans crier gare, comme un ami très cher.

Après le semi-ratage (ou semi-réussite, ça dépend si l'on voit le verre à moitié plein ou à moitié vide) que fut Albion, son unique disque studio des 90's qui alternait paroles en français et en anglais, il fallait se ressaisir. Ce que l'ami William fit en prenant son temps. A partir de Albion et Les machines, les livraisons studio vont se faire d'ailleurs de plus en plus réfléchies et espacées dans le temps, l'auteur prenant du recul pour ciseler une oeuvre de plus en plus maîtrisée.

Comme je le disais en ouverture, Les machines absurdes est le disque par lequel j'ai découvert l'univers de Sheller avant de partir explorer tranquillement par la suite son univers (1), je ne pouvais rêver mieux tant il est splendide de bout en bout.

Je m'en rappelle comme si c'était hier, j'étais au lycée et je devais prendre le train de banlieue direction Paris chaque matin puis ensuite à ma guise soit marcher dans une ville de Paris se réveillant péniblement, soit prendre le métro (mais pour une poignée de stations avant d'atteindre le lycée, fallait-il que je sois dans un jour vraiment flemmard). A l'arrivée dans la gare de Montparnasse, au rez de chaussée trônait l'immanquable et regretté petit Virgin megastore de la gare (2) prêt à accueillir les lèves-tôt de tous poils (et à 8h il n'y en a toujours pas des masses de magasins ouverts dans Paris) et ses petits bacs avec des disques frais à écouter au casque sur les présentoirs, côté gauche. Quand on a une journée incessante et quasi-non stop de cours, ça motive un peu quelque part.

La pochette m'attire, un mec basique qui manque de cheveux (moi dans le futur quoi) sous une lumière bleue avec des visuels qui figurent une sorte de cycle lunaire abstrait. Allez je tente.

Dès la première piste, « Parade (le bel adieu) », je me suis pris une bonne baffe.
Coup de foudre.
Le mec est bon, il chante bien, il ne gueule pas, les arrangements sont magnifiques, les textes d'une poésie étonnante. Le reste du disque ne sera pas forcément du même niveau mais une chose est sûre, ce type sent l'élégance à mille kilomètres à la ronde. « Indies » et ses guitares rock corrige agréablement le tir d'Albion. « Moondawn », c'est mon second coup de foudre du disque. Une chanson lunatique, une chanson de Bretagne, de rêves brumeux, de magie. « Sunfool » marche sur les pas d'Indies avec classe. « Athis » et « Les machines absurdes » voient Sheller mêler son art à la musique électronique par petites touches tandis que « Misses Wan » est un saut vers l'Asie. « Chamberwood » qui clôt un disque presque parfait retrouve la grâce de la première piste, dans une dimension plus champêtre et baroque qui rappelle un peu l'album Ailleurs, en plus pop toutefois.

Bref, Sheller venait d'entrer brillamment dans le nouveau siècle avec un son remis à jour et utilisant avec parcimonie et maîtrise les nouvelles technologies. Un disque qu'il est beau et qu'il fait du bien.

Et dans mon cas le début d'une passion pour l'artiste qui continue encore aujourd'hui.


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(1) Sans mauvais jeu de mot fallacieux quand on sait qu'un des disques de Sheller porte ce titre et que je l'ai d'ailleurs brièvement chroniqué plus tôt.


(2) "Adieu peti ange disparu tro vite, snif..."



samedi 9 octobre 2021

L'Automne à ta porte : William Sheller - Ailleurs (1990)

 



Univers a été bien reçu.
Près de 300000 exemplaires vendus pour un disque d'or.

La confirmation qu'il y a un public qui peut suivre le musicien et valider des créations encore plus exigeantes qui sortent des sentiers battus. Sheller se sent du coup pousser des ailes et confirme la direction prise en allant encore plus loin. Ailleurs sera un album épuré avec juste sa voix, un piano si il y a besoin, une guitare... parfois. Et surtout un quatuor de cordes aux arrangements magnifiques. Comme le titre l'indique ouvertement, l'artiste choisit d'orienter tout l'album vers un certain "ailleurs", assez fascinant au final.

Les musiques s'étirent (les 8mn du « Témoin magnifique » et de « La Sumidagawa »), une bonne partie des autres titres font généralement 6mn), l'artiste prend le temps de poser sa voix, n'apparaissant en poète chantant qu'au bout d'un moment, préférant laisser l'ambiance s'installer lentement. On le repère ainsi à 3mn50 sur « Le témoin magnifique » quand à « La Sumidagawa », il ne prend son chant qu'à 3mn10. 

Et à chaque fois l'artiste construit de véritables paysages sonores. Certes ce n'est pas un album cette fois avec un hit possible d'amadouer le public comme parfois certaines de ses précédentes œuvres, on est même ici dans l'anti-commercial revendiqué. Sobre et intimiste. Ailleurs, donc. Mais même si c'est épuré, ça n'est en fait jamais austère. Et quand bien même il y a des compositions à nouveau où il nous épate à fond.

Déjà appeler une chanson « Excalibur », il faut l'assumer.

Mais le pire c'est justement qu'il le fait. 

Cors, hautbois, bruits de chevaux, rythme énergique, chœurs exaltés et texte à résonance chrétienne qu'on jurerait écrit au Ve ou VIe siècle et remanié juste ce qu'il faut au XXe siècle pour laisser planer une légère note d'ironie ou de critique.

"Il a fallu tant de terre
Pour y creuser tant de lits
Que des montagnes entières
Ne nous ont pas suffi,
Parce qu'il vous fallait tant de pierres
Pour faire des églises jolies
Où l'on chantait votre lumière
Où nous nous sentions si petits..."

Une vraie prouesse lyrique de bout en bout avec à l'époque même un clip signé par le dessinateur Philippe Druillet. C'est dire la démarche poussée très loin dans sa logique de nous emmener véritablement ailleurs... Et quand on connaît le style "science-fiction apocalyptique" de celui qui signe les épopées space-opéra complètement rock de Lone Sloane tout comme une adaptation "Heavy-metal" du Salammbô de Flaubert, ça déménage, assurément. Un ovni clairement de plus dans la carrière de Sheller donc (1).

« La sumidagawa » n'est pas en reste non plus avec sa fresque aux influences orientales. Ni les autres titres en fait. Un album important dans la chanson française, qui prend toute sa force dans les moments mélancoliques, à l'hiver ou à l'automne de par ses tons mélodiques gris-beige et ocre...


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(1) Matez-moi ça ici pour être dans une hallucination pas possible : https://www.youtube.com/watch?v=b6sWcUZh-zc



vendredi 8 octobre 2021

Déploiement de la magie : William Sheller - Univers (1987)

 




Une bonne partie de sa vie, William Sheller fut un musicien frustré : doté d'une culture musicale impressionnante et d'un talent non moins fabuleux mais souvent sous-utilisé ou rabaissé dans ses prétentions. 

1987 le voit pourtant commencer à faire les choses en grand, à tel point que sa musique mute véritablement, se pare de plus de couleurs qu'elle n'en avait avant. Il faut dire qu'auparavant, le musicien a pu expérimenter un peu en solo au piano mais aussi avec un quatuor à cordes belge, le quatuor Halvenaf et avec Univers il est fin prêt, le grand tournant Shellerien est en marche.

Oh bien sûr il y avait bien eu avant cela des compositions écrites pour quatuor en 85 où côté arrangements, l'ami William laisse sortir sans problème sa verve lyrique pour se faire la main mais inutile de dire que c'est le genre de chose qui passe assez inaperçu du côté du grand public.

C'est Univers donc, puis Ailleurs ensuite, qui officialisent le virage.
Ici l'artiste ose un mélange de pop et de rock avec des influences symphoniques. Par petites touches ça et là, plus concentré à d'autres moments. « Encore une heure, encore une fois », « les miroirs dans la boue », l'instrumental mélancolique « Chamber music », « Cuir de Russie » (un titre que j'ai souvent écouté plus que de raison)...

Et puis surtout deux compositions géniales et d'une verve lyrique sans pareil à écouter fort.

« Le nouveau monde » où Sheller s'engage par moments sur le terrain d'arrangements dignes d'un Vivaldi avec une fougue qui ne démérite pas et des paroles fabuleuses où sur un pied d'égalité, le cinéma et la littérature fusionnent.

« Vous...
Qui restez si bien de glace,
Souffrez que mes mots n'dépassent,
Le peu de raison que je tienne,
Quand vous laissez ma peine ...en disgrâce... »

Et puis il y a « L'empire de Toholl ».

9 minutes où William s'adonne au rock progressif à travers une fresque d'Héroïc-Fantasy qu'on jurerait issue d'un film. On passe par tous les climats sans que le morceau ne perde trop son énergie. On ne comprend d'ailleurs pas forcément tout, merci le mixage à la française (celui qui me fait toujours monter le son sur les voix des films français récent parce que bordel, on comprend rien ou bien les acteurs AR-TI-CU-LENT pas assez) mais ça fout quand même bien la patate. On comprend pas forcément où il veut en venir, ça semble presque une composition après coup crée pour se rôder sur ce qu'il va pousser encore plus loin sur l'album d'après, Ailleurs, mais ça reste un ovni plus que bienvenu. Osni, plutôt. Ce que sera l'entièreté de l'album suivant, caprice fabuleux de poésie dans une musique française souvent plus frigide.

A noter qu'on est en plein dans les années 80 et pourtant, merci William, on échappe à une production synthétique et froide qui gangrène à pas mal de niveau la musique de cette décennie. Rien que pour ça, tope-là.



jeudi 7 octobre 2021

Rabattre les cartes : Steve Hackett - Voyage of the Acolyte (1975)

 



Etrange année 1975.

Cette année là, Peter Gabriel quitte le navire Genesis, éreinté par des (dé)pressions de toutes sortes, notamment du point de vue personnel où il faillit perdre sa fille et que l'on peut voir l'énorme et fabuleux (c'est mon point de vue perso) double album The Lamb lies down on Broadway comme une sorte d'exutoire personnel de l'archange noir de la Génèse. C'est aussi cette année alors qu'on ne donne plus trop cher de la bande à Gabriel & Cie que paraît le premier album de Steve Hackett, artisan consciencieux du son du groupe qu'on a alors à l'époque souvent oublié ou relégué aux oubliettes.

Pourtant Steve compose. 

Il a souvent composé, depuis qu'il est arrivé dans le groupe sur le second album, Nursery Cryme (1971 - En fait le troisième mais bon, le premier album de Genesis est franchement inexistant et oubliable, un faux départ on dira). Et quand bien même, on lui doit un son de guitare qui à ce moment là donne une sacrée fougue au groupe. Ah The return of the giant Hogweed. Mais surtout le solo fabuleux d'un Firth of Fifth sur Selling England by the pound (1973), mamma mia. Et à côté donc de ce travail mélodique comme je l'écrivais, Steve compose de petites bricoles pleines de chaleur et de mélancolie mêlées qui reflètent tout aussi bien l'âme de la Génèse que celle de son créateur guitariste : Horizons (sur Foxtrot - 1972), After the ordeal (sur Selling...)....

Le hic c'est qu'à l'époque, à l'instar de Gabriel, Hackett se sent déjà à l'étroit. Tony Banks a alors commencé sa mainmise sur le groupe pendant plusieurs albums. Ce qui en soit n'est pas forcément une mauvaise chose tant ces derniers s'avéreront faire coïncider pleinement le besoin de poésie musicale en dehors de l'esthétique jugée par trop théâtrale de Peter Gabriel par les critiques. Exit donc les costumes compliqués, place à quelque chose de plus simple et proche du public avec un Phil Collins jovial qui raconte des contes en musiques un poil moins alambiqués mais tous aussi passionnants.

Inutile de refaire la Génèse donc, d'autres théologiens de la musique s'en sont déjà bien donné à coeur joie. On remarquera toutefois que A Trick of the Tail et Wind and Wuthering (tous deux de 1976, c'est ce qui s'appelle battre le fer pendant qu'il est chaud) dans leur genre n'ont nullement à rougir face aux albums de la période Gabriel. Genesis accepte pleinement sa mutation face à une époque qui change trop vite (et s'empressera de la nommer chef de file des "dinosaures du prog", mais ça c'est une autre histoire). Je considère même personnellement Wind and Wuthering comme le second grand disque du groupe après The Lamb..., c'est vous dire.

Et puis il y a le premier disque solo de Steve Hackett donc, au moment où le groupe séparé de son chanteur initial rentre dans son cocon pour muer. Si on devait nommer une trilogie de cette période, voilà le chaînon manquant qu'on oublie régulièrement, le troisième album qui n'a lui aussi pas à rougir face à A trick et Wind and... mais aussi face aux albums de Genesis qui lui ont précédé.

Pourquoi ? Parce que tout bonnement Hackett s'y livre pleinement avec une sincérité et un savoir-faire touchant qui en font plus que le simple "album solo d'un guitariste". Et si certaines pistes sortent du lot et s'avèrent des expérimentations avant-gardistes plus ou moins sympathiques, le reste est dans la droite lignée de ce son éthéré de guitare, ce romantisme noir vénéneux déjà développé et infusé avec Genesis. 

D'ailleurs, histoire de le rattacher encore plus à la Génèse, Phil Collins et Mike Rutherford, pas chiens, viennent jouer dessus, basse, batterie et un peu de chant pour le Phil. On notera qu'il n'y a pas Tony Banks, le même Banks qui écartait un peu les compositions du guitariste au profit des siennes ou du travail collectif du groupe. Petite vengeance donc.

La pochette peinte par Kim Poor (alors compagne de Hackett) à l'aquarelle est une invitation au voyage, de même pour les titres des compositions qui s'inspirent quasiment toutes des cartes du tarot de Rider-Waite (à la fois proche et différent du Tarot de Marseille car ici les cartes des arcanes mineures sont beaucoup moins abstraites à décrypter). 

Petite parenthèse pour ceux qui ne connaissent pas le tarot, il s'agit d'un jeu de 78 cartes spécifiques avec 22 cartes surnommées Arcanes Majeures et 56 cartes de différentes "couleurs" nommées Arcanes Mineures (qui n'en sont pas moins aussi importantes que les arcanes majeures à mon sens). 

Ce qu'on appelle "couleurs" peut s'apparenter aux figures classiques des cartes telles que le trèfle, coeur, carreau et pique. Sauf qu'en fait les cartes sont illustrées tout comme les Majeures par des personnages et situations (des archétypes) qui correspondent à quelque chose sur plusieurs plans et que les symboles sont différents. La coupe se substitue au coeur mais lui est en fait similaire car elle parle des sentiments. L'épée se substitue à la pique et symbolise la raison (qui peut parfois piquer, voire éviter tout sentimentalisme pour littéralement trancher donc), le carreau est remplacé par le denier ou pentacle qui symbolise l'aspect matériel. Enfin le trèfle est remplacé par le bâton et symbolise le désir et la créativité. 

Les arcanes mineures évoquent le rapport du "consultant" (celui qui vient pour qu'on lui tire les cartes, donc qui consulte) face au monde là où les arcanes majeures parlent de psyché et d'intériorisation. Les 22 cartes "majeures" bout à bout peuvent d'ailleurs prendre la forme narrative d'un profond voyage tandis que les 56 cartes "mineures" peuvent clarifier le parcours en lui-même. Cette idée de voyage intérieur est toujours au fond ce qui sous-tend l'utilisation du tarot, qu'il soit utilisé à des fins divinatoires ou méditatives pour le bien-être (on doit à Alejandro Jodorowsky l'utilisation du "Tarot psychologique" comme méthode de développement personnel depuis une vingtaine d'années même si ce dernier ne se base que sur le tarot de Marseille).

Si on se penche sur le disque de Steve Hackett et qu'on transpose le tarot à ses compositions, cela donne ça:


  • L'Ermite (the hermit) carte 9 des Arcanes Majeurs, ici piste 5 du disque. 
  • La Tour (A tower stuck down) Référence évidente à la carte 16 des Arcanes Majeurs du Tarot donc, ici piste 3. 
  • Les Amants (The lovers. "L'amoureux" ou "Les amants"), carte 6, piste 7.... 


Plus tôt j'avais évoqué l'idée de voyage. Eh bien, quel beau voyage musical du coup !

Ace of wands (L'as de bâton ! Ici la carte du tarot, symbolise le puissant potentiel en germe de la créativité. Une bonne métaphore d'une longue carrière assez intéressante et ce n'est donc pas étonnant que comme un as, cette composition soit placée en tout début) en ouverture frappe d'emblée au recul par le fait qu'il n'est pas dans la même tonalité que le reste de l'album. Le titre s'avère une synthèse de tout ce que peut faire Hackett à la guitare, en mode "Jeff Beck". Le titre varie à chaque fois constamment les aller-retours, les changements de style mais reste intriguant et passionnant.

Hands of the priestress (La prêtresse dans les arcanes majeurs du tarot) introduit pleinement cette mélancolie tenace qui va cumuler sur tout l'album, notamment deux sommets que sont le poignant The Hermit et le "bipolaire" Star of Sirius. Sur ce dernier c'est Phil Collins qui chante tandis que la chanson plane entre la joie pure et une certaine inquiétude théâtrale (vers 3mn) avant de redécouvrir la féerie et la joie. Sacrés bijoux !

Et puis il y a les 11mn de Shadow of the Hierophant (le Hierophant correspondant au Pape dans le tarot, carte 5 en Arcane Majeur), pièce rock-prog purement majestueuse où Sally Oldfield (soeur de vous savez-qui...) est invitée au chant dans un premier temps alors que lentement la tempête gronde et menace. Un morceau magique comme aurait pu l'écrire le King Crimson des débuts, assurément.

Au final un album fin, sensible et facile d'accès que n'importe qui peut écouter et apprécier sans problème, même les réfractaires au rock progressif, c'est vous dire.



mercredi 6 octobre 2021

John Coltrane : Sun Ship


Cette fois ci nous y sommes !

Enregistré pendant l’été 1965, "Sun ship" ne sortira qu’en 1971. Il s’agit pourtant d’un album qui confirme un tournant qui couvait depuis plusieurs semaines : la fin du quartet historique. Conscient des limites de sa formation, Coltrane consent une dernière fois à s’abaisser à son niveau. Il construit ainsi une série de mélodies plus lisibles, sans réellement ressasser les vieilles marottes de ses musiciens. L’album s’ouvre sur le morceau titre, que le saxophoniste introduit sur un oppressant motif de quatre notes.

Jones accentue ensuite l’agressivité de ce swing minimaliste à grands coups de percussions bestiales. Restant dans ce registre hystérique, Tyner plaque quelques notes fiévreuses. Comme possédé par la rapidité et la souplesse de son pianiste, Trane s’embarque dans un de ces chorus explosifs qui choqua le monde sur "Ascension". La frappe de Jones l’incite ensuite à intensifier son jeu, avant que le duo ne s’embarque dans un final sec comme un coup de trique. "Dearly belove" rejoint les chemins méditatifs tracés par "a love suprem".

Nous sommes pourtant loin de l’apaisement mystique du chef d’œuvre coltranien. Cet apaisement fait plutôt place à un lyrisme plus intense, une méditation solennelle portée par la frappe pleine d’écho de Jones. "Amen" reprend quant à lui la violence minimaliste de" sun ship", les chorus stridents de Trane réaffirmant que la violence d’"Ascension" n’était pas une erreur de parcours. "Attaining" remodèle ensuite le swing du blues, son spleen mystique rappelant la beauté de "Psalm", tout en se passant de ligne mélodique claire. Les quatre solos du saxophoniste forment ainsi les piliers sur lesquels repose ce nouveau poème musical.

Rassuré par ce registre plus harmonieux, Tyner dessine un arrière-plan d’une rare beauté. Les roulements de tambours de Jones initient un somptueux cérémonial, avant que Tyner ne fasse scintiller ses notes comme autant de chandelles réconfortantes. Lors de ses majestueux chorus, Coltrane semble remercier dieu dans un langage poignant. "Attaining" voit Coltrane mettre une dernière fois à jour le mysticisme apaisé qu’il initia sur "Crescent". Conscient qu’il vit là ses derniers instants de grâce, le quartette retrouve la cohésion irrésistible de ses débuts. La batterie envoie son dernier roulement, le saxophone suit son rythme avec tendresse, les derniers échos de leur procession finissent par baisser le rideau sur une époque qui ne reviendra plus. Relativement discret jusque-là, Garrison gratifie "Ascent" d’un solo hypnotique.

Sur certains passages, la rapidité de ses accords fait presque penser au mojo des grands bluesmen de Chicago. Vient ensuite la batterie enjouée de Jones, qui donne l’impression que cette rythmique s’essaie à l’énergie juvénile du rock'n roll. Le chorus de Trane déboule dans ce décor trop tranquille tel un troupeau de buffles en pleine charge. Le saxophoniste renoue aussi avec le jeu rugueux d’"Ascension", encorne la rythmique trop apaisée du duo Garrison/Jones.

Choqué par un retour si soudain d’une agressivité qu’il peine à suivre, le batteur se met à massacrer ses toms comme un fou furieux. "Ascent" symbolise ainsi la fin d’un quartet dépassé par les nouvelles lubies de son leader.

Sans être transcendant, "Sun ship" a au moins le mérite de prolonger un peu la légende d’un orchestre historique. Si tous ses musiciens ne quittèrent pas le giron coltranien, ils seront ensuite systématiquement intégrés à des formations plus larges. Trane a encore besoin de la virtuosité de certains d’entre eux, mais il refuse d’être bridé par leurs limites.           

mardi 5 octobre 2021

Freddie King : Gettin Ready

 


La ville swingue comme jamais, le jazz succombant progressivement sous les assauts des nouveaux bluesmen de Chicago. Très vite, le blues devint pour Chicago ce que la statue de la liberté est pour l’Amérique, un symbole indéboulonnable. Dans les bars, le public noyait son spleen dans le whisky , les solos de BB King  et les cris virils d’Howlin Wolf. L’industrie comprit vite que cette nouveauté constituait un bon filon, et se mit à signer les troubadours du coin à tour de bras. C’est ainsi que le label Chess programma les premières séances d’enregistrement de BB King , Howlin Wolf et Muddy Waters. 

Elvis n’avait pas encore tortillé du bassin que ce trio fulgurant inventait l’énergie fondatrice du rock n roll. Quelques jours après ce grandiose coup de filet, un noir au physique boursoufflé franchit la porte de la maison de disques. L’homme avait plus un physique de bucheron que de bluesman,  même Muddy Waters passait pour un anorexique à côté d’une telle armoire à glace. Le colosse ne venait pourtant pas pour réparer les lavabos, mais bien pour effectuer une audition. Il s’installa donc tranquillement et le cadre du label ne put masquer son mépris lorsqu’il se mit à jouer.  

Cette voix plaintive et suave, ces riffs binaires parcourus de solos agressifs, tout cela n’était qu’une copie conforme de ce que faisait BB King. Chess ne cherchait pas un ouvrier du swing, mais un phare capable de guider ses contemporains sur le chemin de la modernité. Jusque dans les années 80, innover était la norme, et celui qui se présenta sous le nom de Freddie King n’en était pas encore capable. Après cet échec, Freddie partagea son temps entre son travail dans une aciérie et les concerts de son groupe. Au fil des semaines , il commença à développer son propre style , se montra  capable de souligner la rythmique tout en chorussant avec classe. A partir de 1960, la chance se mit enfin à sourire à notre titan du blues.

Après avoir signé son premier contrat, Freddie King sortit un 45 tours qui finit au sommet des charts. De 1960 à 1964 , il s’imposa  comme le véritable King du blues de Chicago , ses ventes dépassant celles de Muddy Waters. Il faut dire que le nouveau maitre du mojo enchaine les tournées et les enregistrements à un rythme infernal.  Grâce à cette productivité, alors que la plupart de ses contemporains sont écrasés par les blues rockers modernes , le succès de Freddie ne se dément pas. Ce succès lui offrit une certaine popularité parmi les grandes figures de la scène rock, dont plusieurs ont plaqué leurs premiers riffs en reproduisant des classiques du blues. C’est ainsi que, après avoir enregistré un premier album solo en compagnie de Mick Jagger , George Harrison et Eric Clapton , Leon Russel proposa à King de produire son premier album.

L’ex pianiste de Joe Cocker parvint à réserver les légendaires studios Chess , permettant ainsi à son ainé d’entrer dans ce lieu sacré dont il fut rejeté. Les studios sont prêts, Don Nixx est venu épauler Leon Russel à la production, lorsque Freddie avoue qu’il n’a écrit aucun titre. Les deux producteurs écrivent alors dans l’urgence quatre titres, avant de demander au guitariste de choisir quelques reprises pour boucler l’album. Comme pour imposer sa suprématie, Freddie choisit plusieurs titres chers à BB King.

Sur Dust my broom , son jeu puissant et classieux semble rappeler à Eric Clapton d’où il vient. La voix est délicate, le jeu puissant tout en restant apaisé. Celui que les anglais nomment God tenta d’atteindre les mêmes sommets nostalgiques, mais le blues sentimental de ses Dominos ne put être aussi pur. Les blancs becs anglais et américains eurent beau tenter de percer le secret des grand anciens, leur mojo sembla toujours taper à coté de leur cible. Leon Russel et Don Nixx comprirent bien qu’il fallait préserver cette magie, que leurs touches pop devaient se faire discrètes. Aussi inventifs que mesurés, leurs arrangements psychédéliques ou cuivrés font entrer Freddie King dans l’ère du rock moderne.

Sur Palace of the king , ses solos acides ramènent le feeling hendrixien sur les terres du blues. Freddie King est, sur Gettin ready , comme un roi venu réclamer son dû.  Aux nouveaux héros du blues moderne, il répond par Same old blues , lumineuse ballade où la beauté du blues le plus puriste est soulignée par des chœurs somptueux et un piano bouleversant. Puis, à l’heure où le hard rock et le rock progressif noient sa sauvagerie dans des expérimentations pompeuses, Freddie rappelle ce qu’est le rock n roll. Worried life blues , Key to the highway , ces titres rappellent que le rock n’est jamais aussi grand que quand il revient à sa simplicité originelle.

Viennent ensuite Five long years , Palace of the king et Going down , complaintes où une voix désespérée répond aux classieux gémissements de la guitare. On retrouve ici le purisme mélancolique d’Albert King et la douceur bouleversante de Mike Bloomfield. Comme beaucoup de ses contemporains venus de Chicago, Freddie King évolue entre la classe traditionnelle du blues et la puissance populaire du rock. Comme ceux que le grand Waters sortit pendant la même période, les disques que Freddie King publia dans les seventies sont de brillantes opérations de maquillage. 

En se rapprochant du son de l’époque, Gettin ready montre que les musiciens modernes doivent beaucoup à cet imposant guitariste. L’opération fut si réussie que Jeff Beck enregistra sa version de Going down , avant que Ten Years After , ZZ top et Grand funk railroad n’invite Freddie King à effectuer leurs premières parties.       

lundi 4 octobre 2021

John Coltrane : Live in Seattle

 


Pharoah Sanders naquit en 1940 dans l’Arkensas. Dans cet état situé en plein cœur du sud profond, la ségrégation est appliquée avec une rigueur écœurante. Alors Sanders se réfugie vite dans la musique, apprend à jouer de la flûte, de la batterie et du tuba. Le saxophone devient finalement son instrument de prédilection en 1959, époque où il ne supporte plus le racisme ambiant et la niaiserie du jazz local. Il voyage donc à San Francisco, où il joue parfois avec quelques groupes de rock. Cette musique avait alors envahi la ville, ce qui ne voulait pas forcément dire que tous ses musiciens roulaient sur l’or. Sanders dut donc accepter quelques petits boulots pour compenser la maigreur de ses cachets. De passage à New York, il croisa le fer avec quelques pointures du jazz local, ce qui n’améliora pourtant pas sa situation financière.

Tout s’accéléra en 1964, année où son jeu éclaté lui valut de jouer avec Don Cherry et Sun Ra. Même si le business du jazz ne fut jamais aussi juteux que celui du rock, ces prestations lui permirent d’attirer l’attention de nouveaux labels cherchant « le nouvel Ornette Coleman ». Sanders enregistra donc un premier album où brillait déjà son gout pour les harmonies alambiquées. La première rencontre de Sanders et Coltrane eut lieu en 1959, lorsque Trane tournait encore avec Miles Davis. Les deux hommes sympathisèrent en essayant des becs de saxophone dans un magasin californien. Comme il l’affirma souvent, Coltrane accordait plus d’importance à la personnalité d’un musicien qu’à ses connaissances techniques. Pour lui, le son d’un musicien était plus façonné par son caractère que par sa technique. Cette vision peut paraitre paradoxale venant d’un homme qui a tant travaillé son jeu, elle explique pourtant le lien qui se créa vite entre Trane et Sanders.

Les deux hommes se perdirent de vue pendant quelques années, jusqu’à ce que Coltrane invite son vieil ami à participer aux séances d’"Ascension". Suite à ces séances, les deux ténors se contactèrent régulièrement par téléphone, avant de se retrouver à San Francisco en 1965. Coltrane cherchant alors une nouvelle voie à explorer, il fut persuadé que son jeune ami pouvait l’aider dans sa quête. A cette époque, Coltrane invitait régulièrement un saxophoniste à jouer avec lui. En plus de l’aider à supporter le rythme infernal des tournées, ces interventions l’incitaient à s’adapter sans cesse. Persuadé que la présence de Sanders peut également donner un second souffle à sa carrière, il propose également de financer l’enregistrement de la performance.

"Live in Seattle" fut donc enregistré le 30 septembre 1965, date qui est à marquer d’une pierre blanche. Pour étoffer la formation, Coltrane s’offrit les services du clarinettiste Donald Garett. Le nouvel orchestre comporte toujours le trio Garrison,  Tyner, Jones, qui subit cette soirée comme un chemin de croix. Ayant enfin trouvé le partenaire capable de le conforter dans sa nouvelle voie, Trane multiplie les dérapages et motifs stridents. Malgré sa jeunesse, c’est bien Sanders qui initie les premiers cris, rugissements et dissonances inattendues, auxquels Coltrane répond avec une intensité folle. Pour ne pas être débordé par l’audace de son invité, il s’embarque dans une avant-garde plus radicale, enchaine les sons avec l’originalité débridée d’un peintre abstrait. Face à une telle orgie, celui qui fut jusque-là le dynamiteur chargé de propulser le swing coltranien dans le cosmos se voit obligé de remettre de l’ordre dans la folie des saxophonistes. Les vieux shémas rythmiques de Jones n’ont malheureusement aucune prise sur ce dialogue anarchique, laissant le batteur s’agiter comme un naufragé tentant de garder la tête hors de l’eau.

Tyner quant à lui devient totalement insignifiant, les titres joués ce soir-là ne nécessitant pas de pianiste, et il ne parvient pas à imposer sa place. Dans ce "Live in Seatle", Sanders dessine les formes et Coltrane apporte les couleurs. Les motifs ultras modernes du premier s’enveloppent dans l’intensité spirituelle du second. Sanders permet également à son chef d’orchestre de jouer le rôle du modérateur tout en s’épanouissant dans son univers le plus radicalement avant gardiste.

Entre deux échanges exaltés, Coltrane parvient ainsi à ménager quelques oasis mélodiques. Lorsque la prestation s’achève, Trane est si ravi du résultat qu’il embarque l’orchestre en studio.