Depuis qu’il a atteint l’âge de raison , Jack White sait que la révolte rock a changé de nature. Detroit est une ville violente depuis des années, mais le temps que ses habitants ont passé sur les chaines de production semble avoir grignoté le cerveau de leur progéniture. Jack passe sa jeunesse dans une époque charnière, celle où les bornes d’arcades ont remplacé les guitares, et des rappeurs engloutissent les jeunes cerveaux dans leurs aboiements pompeux. Etre rock à cette époque, ce n’est plus représenter la jeunesse, c’est la rejeter.
Au milieu de l’hystérie collective , alors que
le peuple américain se transforme en populace, Jack souhaite devenir curé. La
religion lui aurait au moins permis de se protéger de la folie ambiante,
d’affirmer sa croyance en une valeur supérieure, dans une époque qui dit que
tout ce vaut. La rébellion d’un homme suffit parfois à sauver l’humanité, c’est
vrai chez les curés comme chez les rockers.
Traditionaliste
jusque dans ses premiers amours musicaux, Jack tombe amoureux du rock en
découvrant le blues. L’homme qui voulait donner sa vie à dieu est donc sauvé
par le diable, le blues devient sa nouvelle bible.
Robert
Johnson a travaillé son art dans la très pieuse Amérique d’avant-guerre. Dans
les coins où ce pionnier jouait, les pasteurs le sermonnaient devant une foule
acquise à leur cause. Mais Johnson prenait ses sermons comme des blagues un peu
niaises, ne cessant jamais de jouer ses accords honnis, sous les yeux
réprobateurs d’un public moraliste.
« C’est
la musique du diable ! » lance le pasteur. Son ton est tranchant et autoritaire,
comme si cette sentence ne pouvait que plier le musicien à sa volonté.
Johnson
levait alors la tête, gratifiait son interlocuteur d’un sourire arrogant, et l’envoyait
dans les cordes d’un ton sarcastique. « Vous avez raison révèrent. C’est d’ailleurs
lui qui me l’a enseigné. » Pour ceux qui aiment les bons mots, cette
phrase est une grande saille provocatrice .Elle sera néanmoins à l’origine d’une
légende Faustienne, qu’on imputera ensuite à de nombreux guitaristes.
Plus
de 40 ans après cette histoire, Jack White écoute religieusement ce blues épuré.
En bon musicien, le jeune homme découvre le rock en passant par le blues ,il
découvre surtout que l’on peut dire beaucoup avec peu. Le blues de Johnson est
nourri des échos de notes qu’il fait longuement raisonner, comme si les
brusquer eut été un blasphème. Les notes sont comme les mots, il faut les
laisser respirer, s’épanouir dans de grands espaces pour mieux marquer les
esprits.
Quant
Jack White découvre les stooges , quelques jours plus tard , alors qu’il
commence à forger son jeu , ses deux modèles sont loin de s’opposer. Les stooges
exprimaient le désespoir face à un futur s’annonçant sombre, la colère froide
de ceux qui ne pourront que subir une ère de déclin . Ils avaient acté la fin
de la génération peace and love avant tout le monde , et personne ne leur a
pardonné. Ils furent pendant des années
les héros méconnus du proto punk, ceux qui avaient tout compris avant tout le
monde, mais ne parvenaient pas à vendre le message.
Sur
la méthode , les stooges font bien partie des lointains descendant du père
Johnson. Ils partagent la même science de l’efficacité, leurs guitares sont
violentes mais pas bavardes. Les stooges ont joué le blues de leur génération, « search
and destroy » et « sweet home chicago » ne sont que deux avatars de la même énergie libératrice.
D’ailleurs,
quand Iggy Pop chante no fun, les usines commençaient déjà à s’envoler. Les
disciples d’Henry Ford , après s’être gavés sur le dos d’hommes détruits par un
travail abrutissant, laissaient désormais la ville à sa misère. Jack White est l’enfant
d’une ville morte, mais la perte des vieux repères est aussi source d’opportunités
pour qui sait les saisir.
Le jeune homme revient ainsi aux sources de la
condition ouvrière, l’artisanat. Pour payer les dépenses de ses groupes aux
cachets ridicules, il apprend à redonner vie aux vieux meubles.
Voué
au départ à une carrière de prêtre, Jack White n’aura pas les mêmes hésitations
que Little Richard et Eddie Cochran. Le rock balaie ainsi ses projet de vie
religieuse, et tout est fait pour entretenir ses rêves de gloire.
Une
dernière révélation va façonner notre personnage, celle de citizen kane. Chef d’œuvre
d’Orson Wells , le film est une ode à l’enfance perdue. Comme si cette histoire
devait le marquer à vie, Jack White ne cessera de développer une image
faussement puérile, une légèreté enfantine. Ce film va aussi lui apprendre que l’Amérique
reste le pays où n’importe qui, par la seule force de son travail acharné, peut bâtir
un empire.
Alors
il trime, et si les cachets restent ridicules , l’époque finit par devenir
favorable. Dans les bars de Détroit, toute une scène réinvente le chaos
stoogien. Les guitaristes s’affrontent et se succèdent dans une éruption qui
fait trembler les murs, c’est la rivalité de musiciens jouant toujours plus
fort pour se faire entendre.
Nouveau
groupe de notre guitariste tonitruant, the go joue ce soir le concert de sa
vie. Parmi le public, les dirigeants de Sub pop cherchent le gang capable de
faire oublier la débâcle grunge. Star du label, Kurt Cobain n’était pas le
précurseur du grunge , il en était l’incarnation. Cette scène ne vivait que parce
que les maisons de disques rêvaient de lancer un raz de marée comparable à nevermind.
Quand
la figure médiatique a disparu, les espoirs se sont envolés avec elle. Toute
une génération a été traumatisée par cette fin abrupte, le grunge devenait un
drame que personne ne souhaitait revivre. Les deux dirigeants de sub pop sont
donc au milieu de ce public comme deux hommes nageant après le naufrage, et
leur bouée ne tarde pas à se présenter.
The
go partage avec le grunge cette violence agressive, cette puissance qui vous
secoue sauvagement. Mais cette force n’est plus dépressive, elle est révoltée, c’est
le retour du rock n roll dans ce qu’il a de plus brute. Les deux managers
flairent un gros coup, et emmènent rapidement le gang dans le studio le plus
proche.
The
go (l’album) est enregistré comme tout premier disque devrait l’être , live et
sans retouche. Quand le disque sort, les libertines n’ont pas encore rencontré
Mick Jones , les Strokes ne sont que des fils à papa, et même oasis ne s’est
pas encore formé.
On
tient donc là le premier manifeste post grunge, et il est brillant. De « Watcha
doin » à « meet me at the movie », ce disque est plus puissant
que Kick out the jam , plus remuant que le jungle beat de Hooker. Ces titres
auraient presque pu figurer sur back in the USA , le classique que MC5 dédia à
la gloire éternelle du rock originel. Ces jeunes loups ont juste poussé les
potards un peu plus fort, et l’époque ne va pas tarder à être secouée de façon
irréversible.
On
signalera au passage que ce disque est un de ceux qui rendent le plus justice au
jeu éruptif de Jack White, mais son parcours avec le groupe touche déjà à sa
fin. Conscient de son potentiel, sub pop lui a fait signer une clause l’empêchant
d’aller voir ailleurs. Mais Jack place l’honneur avant tout, les seuls musiciens
ayant osé le provoquer peuvent en témoigner. Il n’hésite donc pas à quitter le
groupe pour se libérer de ses chaînes contractuelles.
Il
tue ainsi un groupe qui n’aura pas vécu assez longtemps pour récolter les
fruits de sa fureur. Mais Jack n’est pas fait pour être le simple guitariste d’un
groupe, son orgueil ne le supporterait pas. Alors il forme sa femme à la batterie,
en lui donnant juste assez de bases pour imprimer un rythme des plus primaires.
On
a beaucoup décrié le jeu de Meg White , mais elle a permis à son mari d’atteindre
son graal artistique , la profondeur rugueuse des enregistrements de Johnson. Le
rock n’est qu’un rythme vicieux, sur lequel la guitare hurle ses trois accords
libérateurs. Cette musique n’a besoin de rien d’autre, et il est bon que
quelques brutes le rappellent.
En
ce début de second millénaire, les brutes seront un couple faussement enfantin,
jouant sur l’ambiguïté de sa relation pour braquer les projecteurs sur leur
musique. The go est mort ! Vive les White Stripes.
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