« Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est
l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos
épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. »
Baudelaire
Clint marche depuis des heures , sans réellement
connaitre son but. L’important n’est pas de savoir où l’on va, mais de pouvoir
continuer à marcher. Le décor qui l’entoure le rassure, il lui rappelle les
grands espaces chers à Kerouac, les déserts montagneux parcourus par Dalva.
Homme plein de contraste, Clint pense autant aux épopées fantastiques de Jim
Harrison et Kerouac , qu’aux vieux westerns de John Wayne. Il s’attend à voir une
diligence traverser à toute vitesse le décor, poursuivie par une armée de peaux
rouges sanguinaires.
Il marchait au bord d’une route plantée au milieu de nulle
part, une bande de béton qui semble s’être égarée au milieu de ces décors. Un
grondement qu’il connait bien se fait entendre, c’est le rugissement menaçant d’une
harley. La moto s’arrête juste devant lui, et le soleil dessine l’ombre
monumentale de la brute qui la conduit. Les cheveux long et crasseux de l’homme
lui donne des airs de barbare, dont l’apparence menaçante est renforcée par une
barbe mal entretenue, et un regard plein de méfiance.
« Tu ne fais pas partie de ces crétins pacifistes au
moins ? »
Cette question ramène Clint quelques jours en arrière, quand
il participa à une des premières manifestations contre la guerre du Vietnam.
Tout se passait presque sereinement, les manifestants chantaient les textes de
Dylan et Baez devant des policiers plus amusés que tendus. Les chaînes de télés
propageaient les images de cette jeunesse pacifiste, mais le conflit n’était
pas encore assez avancé pour que ces réunions inquiètent le pouvoir. La
violence n’arrivera que quelques années plus tard, quand l’Amérique se noiera
dans ses ambitions impérialistes, envoyant ainsi des centaines de ses jeunes à
l’abattoir.
Si l’ennemi paraît trop fort, alors la population
devient pacifiste par lâcheté, elle se range du côté de celui qu’elle considère
comme le plus redoutable. L’état répondra à cette prise de conscience par la terreur,
et finira par faire tirer sur les manifestants quelques années plus tard. Tant
que la majorité de la population n’avait pas une vision négative du conflit,
les jeunes pouvait bien rêver de paix et d’amour sur tous les campus d’Amérique.
Pourtant, la première manifestation de Clint sera une des
exceptions à la règle. Au bout de quelques minutes, des rugissements de moteurs
troublent l’harmonie des protest song , et les cris d’horreur se répandent au
bout du cortège. Les Hells Angels n’ont pas supportés cette réunion, elle
heurte leur patriotisme niais. C’est donc une armée de colosses brandissant des
queues de billard qui s’abat sur une foule de jeunes rachitiques.
Abasourdis par cette scène, les policiers ne savent
comment réagir. L’esprit cartésien de ces chiens du pouvoir ne peut raisonner
de manière autonome. Comme pour les militaires , le képi comprime leurs cerveaux , qui ne peuvent agir sans qu’on leur désigne un ennemi à détester. Des
centaines de jeunes pacifistes se sont donc fait tabasser, devant le regard
vitreux des farces de l’ordre.
La solidarité beatnick ne tenant pas longtemps face à l’instinct
de conservation, Clint a fui aussi loin qu’il a pu. Il a ainsi fait des
centaines de mètres, ne s’arrêtant que pour dormir un peu , tout ça pour se
retrouver en face de ce qu’il fuyait. Heureusement, le colosse qui lui fait
face n’a pas l’air décidé à cogner, il le sort simplement de ses réflexions
par un beuglement animal.
« Tu rêves ou quoi ? »
Dans ses réflexions, Clint avait presque oublié son
interlocuteur.
« Désolé , je marche depuis des heures et mon esprit
a tendance à s’égarer ».
Il laisse un blanc, comme pour donner plus d’impact à son
mensonge.
« Je n’ai pas réellement de convictions, je cherche
juste à échapper à la folie du monde ».
La réponse était assez vague pour qu’il la lance avec conviction,
et assez précise pour que l’angels y trouve ce qu’il voulait entendre. Un
sourire simiesque se dessine d’ailleurs sur le visage de la brute.
« Tu es le deuxième que je ramasse sur cette route,
à croire que tous les paumés s’y donnent rendez vous. Je m’appelle Barney
, et je voyage avec ce mec qui veut écrire un livre sur les hells angels. »
Là-dessus , le passager du side car lui tend une main tremblante.
« Hunter S Thompson pour vous servir. » Cet
homme porte ses contradictions sur son corps chétif. Blanc comme une faïence, il
semble revenu de l’enfer, la terreur est aussi présente sur son visage que son
regard psychotique. C’est le danger et la fébrilité réunis dans un seul homme,
une violence larvée qui a trouvé à qui parler.
Après cette courte présentation, Barney lance une
invitation que Clint n’ose refuser.
« Monte derrière,
un type aussi bizarre que vous deux s’est pointé au QG, vous devriez bien vous
entendre ». C’est ainsi que Clint vit le périple qui donna à Thompson son
teint livide, la marche destructrice des Attila des temps modernes. Sur le chemin,
Barney croisent de nombreux congénères, et ces rassemblements provoquent
souvent des conflits sanglants.
Tous ne le savent pas, mais on ne peut défier un angels
sans s’attirer la vengeance de toute l’organisation. Ces brutes provoquent et,
si le type en face à le malheur de riposter ,
c’est une armée de bikers qui le massacre à coups de chaîne de fer ou de
queue de billard. Les femmes ne sont pas épargnées, et nos deux voyageurs assistent médusés à une série de viols collectifs d’une sauvagerie écœurante.
Lester Bang se souviendra d’ailleurs longtemps du soir où, invité dans un hôtel
où les angels faisait escale , il assista au lynchage d’une jeune femme épuisée par son asservissement. Ramassée sur la route, elle était devenue l’esclave
sexuelle d’un gang qui n’est pas réputé pour ses mœurs de gentlemen. Paru dans
creem , le récit de l’événement n’écornera même pas le mythe bidon qui entoure
le gang.
Les angels sont comme la bonne société qu’ils haïssent, ils
ne peuvent être heureux qu’en montrant leur supériorité. Ce sont des taureaux
qui ont agrandi les limites de leur enclos, sans se libérer des mœurs pourris d’une société violente et arriviste. Mais même les cauchemars les plus
traumatisants ont une fin, et la moto de Barney s’arrête enfin devant un camping-car
coloré.
« Voilà , c’est ici que je te laisse , ce mec
devrait bien s’entendre avec toi. On l’a croisé il y’a quelques jours et, vu son look, on était prêt à le faire morfler. Mais le type nous a dit qu’il
avait la meilleur dope de toute l’Amérique, un truc qui te fait décoller dans
le cosmos. »
La dessus, Barney regarde le camping-car avec une
nostalgie qui force presque l’empathie, c’est la première fois qu’un sentiment
humain semble s’imprimer sur cette face de brute.
« Alors on a accepté de lui fournir de l’essence en échange
de quelques pilules bleues. Je te laisse la surprise pour ne pas gâcher ton
premier trip mais je t’envie. Sur ce, je repars sur la route avec Thompson,
amuse toi bien. »
Le gladiateur s’éloigne sous le regard hagard de celui qu’il
a déposé ici au bout d’un périple infernal. Une voix sort rapidement Clint de
son état végétatif.
« Hey mon frère ! Prêt à passer l’acid test ! »
L’invective a été lancé par un homme rondouillard et à
moitié chauve, une sorte de Coluche du désert plein de bonhomie. L’homme
poursuit son monologue sans que son interlocuteur ait pu répondre.
« Je m’appelle Ken Kesey , et j’ai trouvé le remède au
mal du monde lors d’un passage à l’armée.
Mon boulot était simple, je prenais les drogues que l’on me proposait sous les
regards inquisiteurs de scientifiques assermentés. On m’a fait goûter de tout,
des substances dont je ne me rappelle plus le nom mais qui me laissaient le
plus souvent assommé. La plupart des acides qu’on me filait étaient de
véritables calmants pour chevaux ! Des trucs qui t’abrutissent plus
violemment qu’un discours présidentiel ! Il parait même qu’ils injectent
une partie de cette merde dans le réseau d’eau , histoire de maintenir la
population sous contrôle. »
Clint n’en revient pas, il a face à lui l’auteur du plus
grand livre de tous les temps. Il a dévoré vol au dessus d’un nid de coucou
lors du festival de Newport, et les histoires de Dylan lui paraissant bien
futiles à coté de cette fresque libertaire. Après son monologue, Kesey embarque
rapidement son hôte dans le véhicule. A peine assis face à un groupe de folk
planante nommé grateful dead , un vieil homme tend à Clint son premier acide.
« Ouvrez les portes de la perception jeune homme. »
Un tel ordre ne se refuse pas, surtout quand il est lancé
par l’auteur du meilleur des mondes. L’acide fait rapidement effet, et le
transporte dans un autre monde. D’un coup, la musique se transforme en énergie
vitale qui irrigue son corps d’ondes bienfaisantes, les formes se brouillent dans un torrent de
couleurs hypnotiques, et les notes de musiques dansent dans un torrent de
lumière.
Allongé sur le sol , Clint est comme un enfant sauvage,
et toutes ses certitudes s’effondrent. Libéré de la réalité, le monde lui
apparait enfin comme une éternelle source d’émerveillement, et son périple ne
fait que commencer.
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