Il est bien plus facile d'être un enfant, un fou, qu'un homme adulte harmonieux.
Aldous Huxley ; Contrepoint (1926)
Dans le véhicule , entre deux descentes d’acide , on parle
plus de littérature que de musique. Huxley lisait les bonnes pages de son
prochain livre, un essai à la gloire de l’acide. Pour lui, le progrès est en
train de créer une humanité hystérique, enfermée dans un monde artificiel.
« La création de bébés sous cloches de verre dans le
meilleur des monde n’est pas totalement une invention. Je n’ai fait que suivre
la logique des événements récents. En créant une pilule contraceptive, l’homme
a mis le doigt dans un engrenage dangereux. Séparer l’acte procréateur du
plaisir sexuel ne peut que mener à créer des bébés dans les laboratoires.
L’homme s’est radicalement coupé de la nature, il réinvente les lois
biologiques.
Libérée de son rôle de procréateur, la femme pourra elle
aussi passer 8 heures par jour à s’abrutir dans un bureau. Il faudra alors
permettre à toutes ces femmes d’obtenir une descendance quand elles le
souhaiteront, et ce peu importe les lois de la fertilité. L’enfant deviendra
ainsi un produit, que l’on fabriquera selon l’idée que la plupart se font de la
perfection humaine. »
Huxley eu alors un petit rire nerveux, comme si cette
perspective l’amusait autant qu’elle l’effrayait.
« Le LSD est peut être notre dernier espoir de ne
pas devenir une société où l’homme devient un produit standardisé. Sous
l’influence de l’acide, l’esprit humain retrouve sa spontanéité, il renoue avec
le monde. »
Sur cette leçon, Clint gobe un nouvel acide, alors que le
précédent n’a pas fini d’agir. La dernière chose que notre héros entend, c’est
le cri de Ken Kesey annonçant l’arrêt du véhicule à Austin. Il se réveille
après un sommeil qui lui parait avoir duré une éternité. Transporté dans une
salle aux couleurs flashy, Clint est scruté avec admiration par un homme à
l’allure bizarre.
Avec sa barbe de Mariashi et son regard agité, Rocky
Ericson ressemble à un freak perdu dans le désert un soir de mauvais trip. Le
voilà qui se met enfin à parler après une période d’observation gênante.
« Mec tu as eu un de ces trip ! Tu nous a parlé
toute la nuit d’un monde horrible, où les hommes naissent sous des cloches de verres,
et où les pauvres sont condamnés à mourir sous terre. »
Là-dessus, Rocky tend ses bras dans une posture mystique,
la lumière entoure son corps comme une auréole divine.
« Il faut te libérer de tes mauvaises ondes, sinon
l’acide ne fera que révéler tes tourments. Avec le 13th floor elevator , on a
créé la musique capable de libérer les âmes contrariées comme la tienne. »
Rocky emmène ensuite Clint dans une cave humide et lugubre,
une pièce si peu entretenue qu’elle ressemble à une grotte souterraine. Autour du groupe, des cruches en terre cuite
sont disposées dans un cercle qui semble suivre le procédé d’un rituel voodoo.
Rocky prend place au milieu de ses musiciens, le batteur imprime un rythme
répétitif , vite rejoint par les boucles fascinantes créées par la guitare.
Placés dans les jarres, les micros restituent des sons défigurés par les échos , un magma déformant les sons comme l’acide brouille les formes.
Cette musique berce Clint comme une onde purificatrice, c’est la création du
trip musical parfait. Ne pouvant se retenir plus longtemps, il court vers le
chanteur en hurlant.
« Il faut immortaliser ça sur disque ! Cette
musique va réveiller le monde ! C’est l’incarnation du trip
parfait ! »
Sur ces mot , Ericson se dirige tranquillement vers
l’image trônant au fond de la pièce. Clint avait d’abord pris cette peinture
entourée de cierges pour une icône païenne, il s’agissait en réalité du premier
disque du groupe.
« Garde le en souvenir de ton passage chez
nous. »
Après lui avoir tendu l’album, Rocky regarde une
nouvelle fois dans le vague, et commence à raconter la genèse de son groupe.
R.E : La sortie de ce disque nous a créé tout
un tas de problèmes avec les flics , on nous trouvait trop subversif , notre
promotion du LSD menaçait une Amérique qu’ils croient parfaite. »
C : Il faut dire que les Beatles eux même
eurent des problèmes après que Lennon ait dit qu’ils étaient plus populaires que
le christ. Alors je n’ose imaginer ce qu’a pu subir un groupe comme le tien,
dont la musique est si proche d’un trip sous acide.
RE : Ils nous ont fait la totale , harcèlement
pour des motifs douteux , garde à vue pour des motifs ridicules… Mais là n’est
pas le plus grave.
C : Que veut tu dire par là ?
R.E : Qu’on vit dans un pays où un type peut se faire
tabasser en pleine rue sans que les flics qui l’ont amoché ne soient inquiétés par
la justice , alors qu’un artiste allant trop loin risque presque sa peau. On
vit dans une fédération bâtie sur des principes hypocrites. Ces principes sont
surtout la pommade que l’on passe aux pauvres, pour leur faire accepter ce
qu’on leur inflige. Pour le Vietnam on parle de la beauté du sacrifice pour la patrie,
l’héroïsme de ces hommes luttant pour les valeurs universelles. Tout ce que
l’on voit en réalité, c’est des pauvres massacrant des pauvres. Les riches ont
les relations qui leur permettent d’éviter de subir les horreurs vécues par les
soldats.
C : Parce que tu crois que leur situation ici
est plus enviable ? On leur promet une reconnaissance qu’ils n’auraient
jamais autrement, alors les types courent.
R.E : Mais justement ! On les habitue à
cette fatalité. La télévision est une nouvelle étape dans cet abrutissement des
masses laborieuses. La caméra ne montre pas la réalité, elle permet de
construire une vision de cette réalité. On te montrera toujours le brave flic,
défenseur de l’ordre public , luttant au péril de sa vie contre une foule
haineuse. Si le type était passé quelques jours plus tôt, il aurait vu la cause
de ces émeutes, il aurait filmé ces ghettos moisis et sans opportunités.
C : Pourtant votre musique n’est pas
politique.
« Tu rigoles ? Que peut-on faire de plus
politique que ça ? On éveille le grand cinéma intérieur que devrait être
chaque cerveau humain, on l’encourage à se libérer des conventions. Alors oui,
on n'impose pas de voies , on ne dessine même pas de doctrine , mais on montre
que la réalité actuelle n’est pas une fatalité. Il faut inventer des choses folles
, des trucs qui semblent sortir d’une autre planète , ça transporte les gens
sur les hauteurs où l’establishment ne pourra pas les récupérer. Le quotidien est
l’opium du peuple autant que la religion, sort le peuple de ses habitudes
morbides et tu lui montres déjà une voie vers sa libération. »
Après avoir prononcé ces mots , Rocky Ericson se lève ,
et tend à Clint l’affiche d’un concert du Paul Butterfield blues band.
« C’est leur premier passage à San Francisco. Tu as
déjà croisé les groupes de ce coin ? »
« J’ai entendu jouer le Grateful Dead lors des
acides test , mais leur musique n’a rien à voir avec la votre. »
« Et bien tu vois , Jerry Garcia est le portrait
type de ces folkeux crasseux. Je l’ai croisé une fois il y’a quelques
jours , il ne sait parler que de Dylan. »
« Dylan est quand même le guide de notre génération,
parler de lui c’est parler de la révolution en marche. »
« Il l’a toujours nié, il sait mieux que quiconque que
cette admiration est contre-productive. Oui Dylan est important, mais ses mots
n’ont fait qu’entamer un processus de libération qu’il faut poursuivre. »
Là-dessus , Rocky se lève une nouvelle fois , et met
délicatement en marche le tourne disque poussiéreux qui trône au fond de la
cave. Aussitôt, un blues exotique sort de ses enceintes , la complainte se
lance dans une fresque délirante.
« Tu vois, c’est la musique du futur. Si les
folkeux entendent ça, on va assister à un vrai raz de marée. Bloomfield a
goûté à l’acide, il s’en est servi pour réinventer le mysticisme blues. Finies les lamentations de ramasseurs de coton ! Le blues va devenir la base d’un
chant révolutionnaire ! L’hymne d’une génération qui va sauver l’humanité
de la folie. »
Cette déclaration n’empêchera pas les deux hommes de
passer la soirée à alterner entre les classiques d’howlin wolf , et le dernier
album du Paul Butterfield blues band. Les deux artistes se complétaient magnifiquement,
comme si le vieux Wolf avait consciemment écrit l’intro du blues psychédélique
de ses descendants.
Ce soir-là, Clint compris que ce n’était pas seulement le
blues qui s’apprêtait à changer de visage, mais la pop toute entière.
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