"Réfléchis, tu es un poisson dans un étang. L'étang est en train de s'assécher. Il faut que tu évolues vers l'amphibien, mais il y a quelque chose qui te retient, qui te dit de rester dans l'étang, que tout va finir par s'arranger."
Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines de William S. Burroughs
New York est une ville qui vous écrase sous sa grandeur, les immeubles gigantesques semblent vous enfermer dans un tunnel urbain. Et c’est précisément ce que Clint cherchait, une ambiance froide et menaçante. La musique des Doors lui avait montré la décadence du psychédélisme, elle annonçait l’agonie d’une utopie qui ne pourrait que finir dans le sang. Il ne pouvait plus faire comme si il n’avait rien vu, et continuer à laisser son esprit divaguer sur des mélodies doucereuses.
Sur le chemin qui le
menait à New York , Clint a dévoré Junkie et le festin nu , les deux grands bouquins de Burroughs. Ces livres représentent aussi une certaine prise de conscience,
ils étaient l’antithèse de « les portes de la perception » ,
qu’Huxley écrivit quelques années plus tôt. Le récit sombre du festin nu entre en résonance avec une nouvelle qui
l’avait particulièrement frappée. Il l’avait vue sur la vitrine d’un marchand de
journaux, Rocky Ericson est désormais interné en hôpital psychiatrique.
Comme le chanteur de 13th
floor elevator , combien de naufragés du rêve hippie peuplent les hôpitaux
américains ? Les partisans du LSD lui faisaient désormais la même impression
que les fous qui glorifiant encore le communisme, leur utopie s’écroule sous
leurs yeux mais ils s’obstinent à aggraver le naufrage. Burroughs est un peu le
Soljénitsyne du mouvement hippie, sa prose est une gifle sensée réveiller les
dévots endormis. Mais, comme pour le communisme, on trouve vite un alibi à
cette fascination pour la défonce. Les brebis égarées n’avaient pas l’esprit
assez ouvert, leurs trips étaient perturbés par la violence de la société.
Et puis Burroughs ne parlait
pas de LSD, mais d’héroïne, son frère maléfique. Les freaks t’expliquaient donc
que l’héro était une « mauvaise drogue », qu’elle te maintenait dans
une léthargie morbide, alors que le LSD t’ouvre au monde. Ces mêmes charlatans
ne savaient t’expliquer pourquoi ceux qui la prenaient régulièrement ne
redescendaient jamais de leurs délires. Les faits divers sont pleins de ces
freaks qui, détruits par un mauvais trip, tuent sanguinairement leurs amis,
quand il ne se jettent pas par la fenêtre.
Et , à cause de ces
conneries , le petit peuple ne manque pas de nourrir une paranoïa sanglante.
Encore récemment, un type a tué sa fille après l’avoir surpris au lit avec un
hippie. Voilà aussi pourquoi, dans certains états, porter les cheveux long est
presque aussi dangereux que ce rendre à une réunion du KKK quand on est noir. Le
beauf ricain a une réflexion assez primaire, quand on lui montre un danger il
tire dessus sans se poser de question.
Mais , encore une fois ,
on te répondra que tout ce cirque n’est dû qu’à une société pas assez ouverte.
Pour les hippies le monde n’est rien de plus qu’un orchestre désaccordé, et le
LSD est le métronome chargé de rebâtir une symphonie harmonieuse. En cela, il sont encore proches de ces communistes qui
t’expliquent que , si l’on meurt de faim à Moscou , si les goulags sont
surpeuplés, et que le peuple est opprimé en URSS , c’est parce que le pays
n’est pas assez communiste.
Lorsqu’il pense à tout cela,
un inconnu repère le roman qu’il tient négligemment.
« Avec le look que tu
as tu lis Burroughs ? Tu dois être moins stupide que la masse rêveuse. »
La dessus, le grand brun
au teint livide fouille dans sa poche. Lou Reed est exactement le genre de type
que vous ne voudriez pas croiser au coin d’une rue. Sa démarche nonchalante
révèle une sexualité ambiguë, son regard froid vous pétrifie sur place, et son
cynisme est digne des junkies les plus pourris par la came. Clint est sur ses
gardes , le type va sans doute sortir un cran d’arrêt , histoire de lui
soutirer de quoi payer sa prochaine dose.
Mais Lou se contente d’allumer
une cigarette, et feuillette le livre qu’il a pris des mains de son
interlocuteur.
« Burroughs est le
plus grand génie depuis Céline, un grand poète de la pourriture humaine. Et
dire que mon groupe galère à cause des mêmes crétins incapables d’être touché
par son génie. »
« Ton groupe joue
quand ? »
Clint avait posé cette
question instinctivement, il sentait que ce personnage étrange représentait ce
qu’il cherchait.
Lou le regarde, et rit nerveusement.
« Mais c’est pas
possible tu as volé tes fripes à un de ces crétins c’est ça ? Dans la
ville aucun type dans ton genre n’aurait cherché à revoir un fou comme moi !
Tu m’amuses, pointe toi à la Factory demain. »
Lou ne donna pas plus d’information
que ça, et partit rapidement avant que Clint n’ait pu lui demander le chemin. Le
lendemain, chaque personne à qui il demandait la route le regardait avec un
mélange de mépris et de dégoût, comme si il avait demandé l’adresse du bordel
du coin. Lassé de ces réactions Clint avait fini par insister auprès d’un vieux
beatnick. Il aura fallu que les deux hommes en viennent aux mains pour que son
interlocuteur lui donne enfin l’adresse de la Factory.
Lorsqu’il franchit la
porte du bâtiment, il comprend immédiatement ce qui provoquait le dégout des
passants. Warhol avait créé un environnement semblable à son art , froid ,
artificiel , la provocation en plus. Celui qui représente la société de
consommation dans ses œuvres, sans que l’on puisse deviner si il s’agit d’une
glorification ou d’une dénonciation , vient de créer l’antithèse du flower
power.
A la Factory , on côtoie
un ramassis de travelos et de loosers assommés par la « mauvaise drogue ».
Tous sont là comme des produits dans un rayon, ils attendent que Warhol les
fasse sortir de leur médiocrité.
Ce soir-là pourtant, l’artiste
traverse la pièce , droit comme une poutre , et n’adresse même pas un regard à
ses ouailles. Arrivé sur la scène, où un groupe est éclairé par une lumière
blanche éblouissante , il présente l’attraction de la soirée.
« Mesdames ,
Messieurs , voici l’œuvre que j’offre au rock n roll. Le Velvet Underground ! »
Ce nom ne peut que lui
rappeler des souvenirs, c’est celui d’un livre qui a choqué toute l’Amérique à
sa sortie. Décrit comme « pornographique » , le bouquin racontait crûment
les déviances cachées dans les boîtes sado masochistes. Cet univers, le groupe
le mettait en scène et en musique. Embarqués dans un rite décadent, des danseurs
armés de fouets entamaient une danse érotique, leur déhanchement suivant le
rythme nonchalant de Venus in furs. Cette mélodie ne vous emmenait pas dans un décor
féerique, mais dans un cauchemar atrocement réaliste.
Même la beauté glaciale de Nico avait quelque chose d’inquiétant, comme si elle représentait l’attraction pernicieuse
de l’héroïne. Quant à sa voie androgyne, elle complète le tableau dérangeant
dressé par le groupe. Après cette introduction glaçante, Lou prend le micro et
commence son récit désespéré. L’underground vient de trouver son Dylan, celui
qui racontera la gueule de bois post peace and love.
Heroin est le poème rock ultime,
sa prose a la force de certains passages de l’étranger de Camus. Je pense notamment
au moment où l’agresseur de l’étranger sort un couteau qui l’éblouit, et où la
description est si réaliste que le lecteur plisse les yeux. Heroin fait le même
effet. On devient littéralement cet homme qui « plante une épine dans ses
veines » et « ne sait plus si les choses sont les mêmes », on
ressent son désespoir et sa fuite dans une transe narcotique. Avec ses effets sonores,
Cale travaille les décors dans lesquels évoluent les personnages Reediens, il
invente un psychédélisme glacial et menaçant.
La prestation était
éblouissante , c’est le rock nettoyé de ses errements niais. A la fin du concert,
Lou fait signe à Clint d’approcher, et lui demande son avis.
« Je n’ai jamais vu un truc pareil ! Le rythme renoue avec les prémices du blues, tout en lui
donnant une noirceur ultra moderne. Et puis ton texte sur « heroin »
en dit plus en trois minutes que Burroughs en 100 pages ! Tu as raconté la
décadence des sixties. Mais, fais attention, il est encore trop tôt. Aujourd’hui,
personne ne veut voir la réalité en face et, si tu leur montres aussi violemment,
ils ne te le pardonneront jamais. »
Pour la première fois ,
Lou Reed montre un sourire franchement épanoui. Ces mots, ce sont ceux qu’il
aurait voulu voir en gras sur tous les journaux dignes de ce nom. Les plus
grands génies sont aussi d’affreux mégalomanes, et Lou n’est pas une exception à
la règle.
« Le premier disque a fait un bide, j’ai révélé une chose que personne ne voulait voir. Mais on va
bientôt virer notre pute boche et son mac prétentieux, et là on pourra produire
le disque le plus violent que le rock ait porté. »
Lou n’eut pas le temps d’accomplir
ses menaces. Déçus par la catastrophe commerciale que fut the velvet
underground and Nico , l’égérie allemande et le publicitaire guindé prirent
quelques vacances. Clint est dans le studio quand le groupe enregistre White
Light White heat , et il peut constater que les déclarations de Lou Reed n’étaient
pas des paroles en l’air.
Le disque, et surtout son
morceau titre, montre une symbiose sismique, un mariage parfait entre la
radicalité sonore du groupe et la prose décadente de Reed. La mélodie du
morceau titre faisait littéralement monter cette « chaleur blanche » jusqu’à
votre boite crânienne, pour la secouer à grands coups de Boogie épileptique. Malheureusement,
ce déluge magnifique représente déjà la dernière éruption d’un cratère prêt à s’éteindre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire