Né albinos comme son frère Edgard , John Dawson Winter
entre pour la première fois au cinéma San Antonio. A une époque où la
télévision n’est pas encore dans tous les foyers, le grand écran transmet des
histoires qui font rêver toute une jeunesse. Ces années 50 marquent l’âge d’or
du western, et les enfants se rejoignent régulièrement pour reproduire les
grandes scènes de règlement de compte à OK Coral , Rio Bravo , ou la
prisonnière du désert. Les gosses singeaient les postures de John Wayne et rêvaient
de devenir cet homme courageux fort et intègre.
Pourtant, John préférait voir Pete Kelly Blues, la
réadaptation cinématographique d’une série télévisée à succès. Sombre histoire
de clarinettiste tentant de faire survivre son groupe , au milieu des mafias et
sous la prestation de syndicats corrompus , le film tranche avec les grands
succès de l’époque. L’histoire se déroule à l’époque de la prohibition, et
contient toute l’imagerie que l’on reliera plus tard au peuple du blues. Le héros
n’est plus un gardien inflexible de l’ordre, mais un homme presque normal, qui
se contente de survivre dans un environnement qui veut le détruire.
Dans le rôle de Pete Kelly , Jack Webb singe l’air
tourmenté d’un Humphrey Bogart, ce qui colle parfaitement à son rôle de
musicien persécuté. Comme pour les bluesmen, la musique agit sur Pete Kelly
comme un calmant, elle semble contenir une violence terrible. Derrière ses
airs perdus, son regard triste, et ses mélodieux enchaînements de clarinette,
Pete Kelly cache un passé terrible, que même le film n’osera dévoiler.
Mais, plus que la poésie de cet homme seul contre tous, c’est
la musique qui va marquer le jeune John. Plus précisément ce passage où, planté
devant Ella Fitzgerald comme devant une divinité descendue sur terre, Pete
Kelly écoute religieusement le titre qu’elle lui dédie. Comme son nom ne l’indique
pas, Pete Kelly blues est un Jazz mélodieux, comme une lumière au milieu d’une
scène particulièrement sombre.
Le blues ayant pris la relève du Jazz, John passe les
mois suivants à affiner son jeu de guitare.
Pendant des heures, il se fait les
dents sur les grands classiques du blues, épaulé par un frère multi
instrumentiste, qui l’accompagne souvent au saxophone. Vite repérée lors de
concours musicaux locaux, la fratrie sort un premier single sur un petit label.
Intitulé school day blues , ce titre est le portrait d’un blues qui n’a pas
encore totalement basculé dans le rock n roll. La notoriété du groupe de celui
qui se fait désormais appeler Johnny Winter ne fait que grandir, mais elle reste
encore cantonnée à son Texas natal.
La vie du jeune texan va totalement basculer lorsque BB
King vient jouer à Beaumont. L’homme est un dieu du blues, il fait partie des
premiers bluesmen ayant flirté avec la fée électricité. D’ailleurs, BB voue un
véritable culte à sa guitare électrique, et lui a dédié la chanson Lucille.
Parler de BB King , c’est raconter la genèse de ce rythm n blues qui résonnera
jusqu’en Angleterre. Ce n’est pas pour rien que, après la sortie de « the
trill is gone », en 1969, les Stones s’empresseront d’inviter un de leur
père spirituel à jouer avec eux.
Pour l’heure, nous sommes en 1962 , et ses tubes ont
surtout marqué les mordus de blues. Suite aux tubes qu’il sort à la chaîne, un
nouveau label l’a récupéré, et il se prépare à fêter ça en sortant un live
historique. Son heure est proche , et BB king en est conscient. Il traverse les
spectateurs avec la classe grandiloquente du maître entrant dans ses
appartements. Sa guitare, assortie à son smoking, est comme une partie de son corps
imposant.
Alors qu’il passe à côté des premiers rangs, une main lui
attrape fermement la manche. Vaguement surpris , BB King gratifie le
perturbateur d’un sourire chaleureux.
-
Allons gamin. Tu ne vas pas priver le public de sa dose de blues.
-
Non je vais lui offrir avec vous !
Les cheveux courts parfaitement coiffés, Johnny porte le
même costume que son modèle, comme si il savait en entrant qu’il jouerait avec
lui. Dans son autre main, l’albinos tient fermement sa guitare Gibson, et ses doigts
semblent déjà former un accord. Ce n’est pas la première fois que Johnny interpelle ainsi un autre musicien, c’est même devenu une tradition dans les bars texans.
Les musiciens blues ont compris que, si il ne veulent pas que le blues subisse
le même déclin que le jazz , il faut qu’ils transmettent leur toucher aux
jeunes.
C’est ainsi que, dans plusieurs bars américains, de
jeunes blancs becs portent un grand coup à la ségrégation , en jouant le blues
avec leurs modèles noirs. BB King savait que ce partage existait, il savait
que le blues devait beaucoup à ces rencontres inattendues , et il invitât le
jeune homme à monter sur scène. Après lui avoir demandé son nom, BB cria comme
pour adouber son poulain du jour :
-
Mesdames et Messieurs faites un triomphe à
Johnny Winter !
Il s’aperçut vite que son invité était loin d’être un
rigolo , même si son toucher lui paraissait un peu rapide. Il y’a, chez beaucoup
de bluesmen, un culte du silence. Une note ne se brusque pas, il faut la
laisser résonner et s’épanouir dans de grands espaces vides. C’est la loi
sacrée du blues , le feeling , et ce n’est pas parce que BB était passé à l’électricité
qu’il l’avait oublié. Mais ce jeune-là avait quelque chose, il sonnait un peu
comme Chuck Berry sans réellement s’éloigner du feeling des pionniers.
Les titres s’enchaînent
à une vitesse folle, le toucher du jeune homme en augmente l’énergie tout en
restant respectueux du groove originel. A la fin de Lucille, BB se contente de
dire à Johnny « tu iras loin si tu ne te laisses pas grignoter par le
succès ». Johnny aura tout le temps de comprendre cette remarque quand le
succès en question viendra à lui. Après cette rencontre, Johnny parvient à
jouer avec Muddy Waters et quelques gloires du Chicago blues , avant d’enregistrer
son premier album pour un label local.
Nous sommes alors à la fin des sixties, et le
psychédélisme commence à produire ses premiers chefs-d’œuvre. Diffusé par les Merry Prankers , le LSD a fini entre les mains de Mike Bloomfield , qui a suivi
son influence pour écrire east west. Le disque du même nom est sorti en 1966,
et la scène de San Franscico a eu une révélation en écoutant Bloomfield jouer
son chef d’œuvre lors d’un concert du Paul Butterfield Blues band.
Le Grateful dead suivit cette voie sur son premier album,
et fut rapidement rejoint par Quicksilver messenger service et autres country
joe and the fish. Dans ce contexte, « the progressive blues experiment »
ne pouvait sonner comme un disque oublié d’Howlin Wolf. L’introduction de
rollin and tumbling suit donc le nouveau mojo inventé par Bloomfield. Son riff
est un mantra enivrant , un tourbillon dans lequel le blues trouve une nouvelle
mystique.
Mais Johnny ne sera pas un de ces hippies réinventant le
blues , cette ouverture est avant tout une feinte pour ramener tout le monde au
bercail. Nommé « tribute to muddy »
sa reprise de catfish blues rétablit le mojo originel , elle est la première
étape dans son entreprise de nettoyage du blues. Ses riffs décuplent le
tranchant de ses modèles les plus féroces, font passer Bo Diddley et John Lee
Hooker pour des musiciens de bal.
Cette violence lacère le rêve psychédélique, montre au
blues qu’il peut se réinventer sans se renier. « the progressive blues
experiment » est le disque d’un homme qui a décidé de défendre férocement
le bastion de la tradition, et qui décoche ses riffs comme des flèches visant
les modes éphémères.
Les fans de l’albinos diront peut être de nos jours que ce
premier disque était un premier essai un peu mou, que sa guitare parait bien polie par rapport aux
dynamites qui suivront , et qu’un disque de reprises ne peut être considéré
comme un classique. C’est faire preuve d’un anachronisme impardonnable.
Comparez ce disque aux autres albums de blues de cette année-là
, et vous comprendrez où réside son génie. A part du côté des anglais, aucun
autre ne sort des riffs si tranchants , et ceux qui y parviennent ne le font
jamais avec un tel respect pour le blues originel. Lors de la tournée de promotion,
Johnny Winter passe par San Francisco, où un certain Mike Bloomfield est
présent pour juger le « phénomène texan ».
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