« Bon les gars il faut vous moderniser ! On n’est en 1968 pas en 1949 ! »
Le producteur de Columbia est furieux , sa maison de disque ne supporte plus de gagner si peu d’argent en entretenant les décombres du jazz. Ce type ne pouvait comprendre que, depuis Miles Smiles , son quintet avait atteint une symbiose hors du temps. Non, ce cochon de capitaliste ne pensait qu’à se gaver grâce à l’âge d’or du rock.
D’ailleurs, pour appuyer
son propos, il ne tarde pas à citer la Liverpool aux œufs d’or.
« Vous ne pouvez même plus regarder les rockers de haut, ils sont devenus aussi inventifs que vous. Vous avez écoutez sergent Pepper ? C’est le genre d’œuvre qui définit une époque , la « musique classique moderne . Si vous ne faites rien, ces quatre génies entreront dans l’histoire, et on vous enterrera comme les symboles d’une époque révolue. »
Si Miles a toujours eu un certain mépris pour ces petits blancs pillant la musique noire, sans pouvoir réellement la copier, les Beatles représentaient autre chose. Après avoir démarré leur carrière sur une sorte de rockabilly aseptisé, le groupe a fait du rock un grand laboratoire.
Convaincu qu’il faut en effet tenter de se rapprocher de cet inventivité, Miles incite Herbie Hancock à se mettre sérieusement au clavier, et convoque fréquemment un guitariste. Pour se rapprocher de la pop beatlesienne , le groupe commence par laisser tourner les bandes en permanence, captant ainsi une énorme matière à travailler. Le producteur coupe ensuite dans cette masse mal dégrossi, réorganise les bandes comme un George Martin du jazz.
Sur les passages les plus rêveurs, le synthétiseur plane au-dessus de la mélodie, comme un nuage venu des terres de Canterbury. Difficile de ne pas penser aux futures délires jazzy des contemporains de Soft machine, alors que Herbie Hancock flirte avec les terres grises et roses que visitera Caravan.
Entre ces réadaptations swinguantes de la pop blanche, Miles ramène tout le monde au berceau du groove. Magma funky , stuff oblige Ron Carter à utiliser une basse électrique pour suivre cette machine à rythmes bouillonnants. On tient ici les prémices d’une grande fusion des musiques noires, une force venue d’Afrique que Sly Stone ne tardera pas à incarner.
Les structures découvrent une nouvelle arithmétique musicale, le jazz s’encanaille en suivant la guitare électrique de George Benson. Sur Miles in the Sky l’inventivité du quintet est décuplée par un travail de production remarquable. En plus de son travail de réarrangement des bandes, Teo Macero a fait en sorte que la basse soit clairement audible. Comme l’explique Miles dans son autobiographie « Si tu entends la basse, tu peux entendre tous les instruments. »
Miles in the sky est donc la première rencontre entre la pop et le jazz Milesien, la symphonie noire de la pop occidentale. Le titre de l’album rend d’ailleurs hommage à « lucy in the sky with diamond » le tube issu de sergent pepper and lonely heart club band.
« Ecoute un peu ça , ce type fait à la guitare ce que tu fais à la trompette. »
C’est ainsi que Betty Mabry , chanteuse et nouvelle muse de Miles , lui fait découvrir Jimi Hendrix.
Sur la platine, « are you experience » résonne comme la récupération d’une musique noire pillée par une génération de blancs becs. Hendrix a le feeling des grands anciens , une virtuosité à mi chemin entre l’énergie désespérée des bluesmen vagabonds , et la finesse musicale des grands du bop. Avec lui, on tenait la preuve que la musique pouvait se réinventer sans se renier, que ce groove originel pouvait muter sans mourir. Encore une fois, la pop tentera de récupérer l’enfant Voodoo, sans pouvoir reproduire autre chose qu’une vague puissance bavarde. Cette musique fait un carton parce que tout le monde sait qu’elle mourra avec son auteur.
Une fois le disque terminé, alors que les échos agressifs de l’expérience bourdonnent encore dans sa tête, sa muse lance le second choc.
« C’est le premier album de Sly and the family stones , à côté d’eux James Brown sonne comme Sinatra. ». Quand l’aiguille touche le précieux sillon, la fusion qu’il venait d’expérimenter sur Miles in the sky lui sautait littéralement au visage. Plus que n’importe quel artiste, les groupes multiraciaux tels que Sly and the family stone et l’expérience incarnaient la destruction des barrières ségrégationnistes par la culture. Le mélange de jazz rock et funk de sly stone était une bombe groovy secouant l’Amérique raciste.
Quelques jours après ces
deux découvertes, le manager d’Hendrix contacte Miles Davis.
Le guitariste élevé au rang de dieu vivant l’admire et souhaite le rencontrer. Quand les deux hommes se rejoignent , le voodoo child commence par lui déclarer son admiration pour kind of blue , éternel symbole de son œuvre. Il est fasciné par le tapis sonore déployé par Coltrane, qui l’a d’ailleurs inspiré pour certains de ses solos. Quant à la trompette , chacune de ses intervention sonne pour lui comme un riff de guitare. On ne sait pas si, ce jour-là , les deux géants ont mesuré leur force dans un bœuf homérique , mais la rencontre va marquer le son de Miles. Les deux hommes prévoyaient d’enregistrer un disque ensemble , mais l’enfant voodoo se brûlera les ailes avant de pouvoir effectuer cet enregistrement historique.
Toujours animé par la découverte de Sly et sa rencontre avec Hendrix, notre trompettiste se précipite en studio pour incérer l’inspiration de ces deux génies à son œuvre. Il compose la quasi intégralité de fille de killimanjaro , avec l’aide de Bill Evans. Plus groovy que jamais, son quintet rend hommage à James Brown sur le fiévreux « frolon brun ».
Miles prend ensuite comme
base les premières notes de wind cry mary , qu’il noie dans la mélodie mystique
de madame Mabry . Le grand Jimi lui a redonné le goût des mid tempos
spirituels , certains passages plongeant le vénéré kind of blue dans un
revigorant bain électrique. Plus qu’une confirmation du virage annoncé sur
Miles in the sky , fille de Killimanjaro fait partie d’une série de classiques
ramenant la musique au berceau du swing. Et, pour Miles, ce retour aux sources,
cette fusion des splendeurs venues d’Afrique, ne fait que commencer.
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