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samedi 7 novembre 2020

Miles Davis 11


 «  Le rock , c’est la rencontre d’une voix et d’une guitare. »

Si on suit cette réflexion de Philippe Manœuvre , alors le jazz rock serait la rencontre d’une guitare et d’une trompette. Le prog étant en réalité l’enfant d’un rock charognard, qui grossit en se nourrissant des cadavres fumants de ses prédécesseurs pour grandir, le jazz rock n’est que le cri rageur d’une musique qui refuse de se laisser manger.

Aussi novateur soit-il, le mellotron ne reproduira jamais la chaleur d’une bonne paire de cuivres. Future gloire de la guitare, John Mclaughlin gagne ici son titre de Chuck Berry du jazz. Les accords du guitariste dessinent des décors envoûtants , son ouverture sur peacefull emporte l’auditeur dans un monde sans peine et sans douleur , où trompette et claviers entretiennent son Eden musical.

Miles a enregistré in a silent way comme Scorcese dirige ses acteurs, en laissant le hasard se manifester grâce à ses directives volontairement vagues. Pour créer une base de travail, il invite plusieurs claviers, qui commencent à jouer une version synthétique de so what et flamenco sketches. Progressivement, l’orchestre gomme toute trace de son modèle, noie ses références sous une nouvelle œuvre. Tel Frank Zappa, Teo Maceiro réarrange les bandes issues de cette transe musicale, les badigeonne de ses couleurs électroniques.

Sur Ssh et Peacefull , il isole les solos de Miles et Mclaughlin , et les colle en ouverture et fermeture des titres. Pour enfermer un peu plus l’auditeur dans ce paradis artificiel , la basse ne joue plus qu’une note hypnotique, et Tony Williams crée un mantra délirant en frappant sa cymbale sur un rythme en spirale acide.

Ce martellement, c’est le compte à rebours faisant décoller votre esprit dans un univers qu’il ne veut plus quitter. La nappe synthétique colore ce paradis artificiel, les chorus de guitares et trompettes rendent accro à cette héroïne sonore. In a silent way est un disque qui vous absorbe avec une facilité déconcertante, un rêve mélodieux qui marque à vie tout mélomane digne de ce nom.

De Brian Eno à Tangerine Dream , de King Crimson à Yes , nombreux sont ceux qui tenteront de reproduire les décors enchantés de cette voie silencieuse.  

John Mclaughlin fut choisi dès le départ pour son lien avec le rock. Proche du batteur de Cream, le guitariste permettait au rock de soigner un peu l’ainé que son succès fulgurant a failli tuer. La seule trace de la lutte qui opposa rock et jazz se situe dans le film « jazz on a summer day ». Voyant d’un mauvais œil le swing bestial de Chuck Berry, les jazzmen jouant avec lui enchaînent les cassures rythmiques , comme autant de couteaux plantés dans le dos de ce César rock. Ce soir-là, le grand Chuck ne flanchera pas, parvenant à effectuer une prestation honorable malgré les flèches lancées par ses assaillants.  

Le rock a donc tenu, et ses œuvres furent autant de métastases dorées rongeant le corps du jazz. Monk est en perdition, et Coltrane et Parker sont morts. Les survivants sont totalement écrasés par l’inventivité de Dylan , des Beatles , et autres symboles immortels de l’âge d’or du rock.

C’est dans ce contexte que John Mclaughlin rencontre Jimi Hendrix , avec qui il jamme pendant des heures. De cette longue rencontre ne subsiste qu’une demi-heure d’enregistrement, document précieux montrant l’enfant voodoo bénissant un de ses disciples. Alors que son guitariste se frotte au génie Hendrixien , Miles met fin à un quintet trop soudé pour suivre son virage expérimental.

L’époque n’est plus celle des beboppeurs reliés par une symbiose télépathique. Au contraire, à l’image d’Hendrix les musiciens ressemblent de plus en plus à des funambules dansant sur un fil tendu entre deux falaises. Parfois, le génie de ces demi-dieux leur permet de garder l’équilibre, mais il arrive que leur folie les précipite dans le gouffre. Plusieurs témoins racontent ces soirs où, perdu dans une transe qui refuse de décoller, Hendrix s’agite au milieu de la scène comme une bête prise dans une trappe.

Bitches Brew a été produit sur le même modèle hasardeux, l’orchestre attaquant le bastion du rock avec la spontanéité sauvage des barbares anéantissant les derniers vestiges de l’empire romain. Miles a bien demandé des renforts pour consolider une rythmique dépassée par les assauts de musiciens sanguinaires, mais c’était comme retenir un tsunami avec une barricade en bois.  

Teo Macero attend donc la fin de ce déferlement sanguinaire, et construit un superbe mausolée à partir d’enregistrements encore chauds. Le producteur récupère les boucles jouées en interlude , ou au détour d’un long solo , et en fait la charpente de compositions en forme de transes sauvages. Une fois cette matière ordonnée, il trempe le tout dans un bain électronique plus corsé que celui d’in a silent way.  A la douceur apaisante du précèdent album , Bitches brew ajoute une énergie sanglante à faire pâlir le guitariste ayant influencé cette sauvagerie.

La guitare se lance sur une rythmique de locomotive, part dans un boogie rock électrique d’une efficacité imparable. Attiré par cette énergie, Miles vient s’encanailler sur ce rock orgiaque. Sous son influence, le riff se complexifie, le boogie se met à groover comme Sly Stone et Ike Turner. Quand elle entend les bandes de l’album  «  a tribute to Jack Johnson » , Columbia n’est pas emballé.

Celle qui avait tant souhaité que son jazzman se modernise se plaint désormais de ne plus reconnaitre sa transe mystique. Elle ne comprenait pas l’intérêt de cette pop de prolo, de ce boogie endiablé à mi-chemin entre Status Quo et Sly Stone.

Comme son nom l’indique, A tribute to Jack Johnson est un hommage au premier champion des poids lourds noir. Entre 1908 et 1915 , Johnson fut celui à travers lequel les noirs cassaient la gueule de cette saloperie de racisme américain. Il fallait donc une musique qui ait la force de ses uppercuts, un groove aussi agile que son jeu de jambe. Tout comme on ne rend pas hommage à une danseuse sur un rythme balourd, on ne rend pas hommage à un boxeur en jouant des berceuses.

Cette référence était aussi l’occasion de radicaliser le virage pris sur bitches brew , de montrer une bonne fois pour toute que le meilleur groupe de rock du monde était un orchestre de jazz. Et quoi de mieux pour ça que de badigeonner le tout de funk, cette musique que le disco n’a jamais réussi à blanchir ? 

Alors Miles récupère la groove machine de James Brown , superbe rail électrique sur lequel roule son boogie jazz. Toujours adepte du bricolage d’enregistrement , Teo Macero récupère le riff de say it loud , que Mclaughlin avait offert à Sly Stone, et le fait tourner en boucle. Il obtient ainsi un groove prodigieux, la superbe barrière que le jazz ne peut franchir sans se renier. Conscient qu’une autre page de sa carrière se tourne ici, Miles part dans un fiévreux chorus, comme si l’électricité de ses collègues nourrissait son souffle dévastateur. Malgré le peu de soutien publicitaire de sa maison de disque , a tribute to Robert Johnson devient une des plus grosses ventes de son auteur.   

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