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samedi 7 novembre 2020

Miles Davis 12


Après ce long intermède en studio, revenons quelques mois en arrière. Nous sommes en 1970, quelques jours avant la sortie de Bitches Brew, dans le mythique Fillmore. Ceux qui me lisent régulièrement doivent se dire que cette salle de San Francisco est un passage obligé dans beaucoup de mes articles. Cette salle était, pour le rock, le lieu où naissent les légendes. Lors de son passage, Miles a le charisme du dernier mohican jazz au milieu de sauvages rockers. Il est le dernier jazzman populaire, celui qui a su absorber le cancer du rock pour renforcer son œuvre.

Refusant de servir d’introduction à Steve Miller , Miles Davis arrive volontairement en retard , obligeant ainsi son successeur à monter sur scène avant lui. La première fois, le gérant de la salle est furieux. Connu pour son caractère bien trempé, Bill Graham est connu pour avoir traité Jagger de « petit con », après que celui-ci ait refusé de faire un rappel. Heureusement, quand le trompettiste prend place, sa colère disparait instantanément.                                     

Faire une avant-première de Bitches Brew est impossible, les couleurs électroniques de Teo Macero sont impossibles à reproduire sur scène, et aucune partition n’a été écrite. L’orchestre de Miles n’est plus une entité monolithique voguant vers des terres inconnues, mais une tribu de musiciens où chacun nourrit les délires abstraits de l’autre.

Le clavier bourdonne comme un frelon métallique, la trompette et la batterie envoient leurs chorus comme des boules de peinture explosant sur le mur de l’avant-garde. Cette grande toile pleine de lumineuses taches sonores dessine des paysages proches de la magic city de Sun Ra. Imaginez la surprise de ces rockers, se prenant en pleine face les délires synthético jazz du trompettiste mystique. A côté de ce qu’ils entendent, même les Mothers of invention méritent de se renommer Mother of conservation. C’est que Miles a repris l’inventivité de leur rock chéri, et le subvertit dans une électro jazz futuriste.

Pour se mettre les sauvages qui constituent le public dans la poche, le Quintet laisse Mclaughlin s’épanouir sur le boogie funky « Willie Nelson ». Bill Graham est ravi, ce spectacle a des airs de bataille historique. Après cette prestation, Miles ne lâche plus notre colosse de la trompette. 

Depuis sa dernière prestation, le fillmore a déménagé au Roseland Balroom, mais a gardé son grandiose attirail sonore et lumineux. Le light show crée une bulle marécageuse, à travers laquelle percent les ombres des musiciens, telles des âmes voodoo. Pour percer le mur du son créé par ses virtuoses électriques, Miles a remplacé Wayne Shorter par le saxophoniste Steve Grossman.

 L’orchestre entre entièrement dans le bain du free , détruisant toute les barrières imposées par son propre répertoire. Les morceaux mutent , fondent , et se mêlent dans une grande transe électro jazz. On pense encore à l’arkestra , tant ces nouveaux mages du free créent un gigantesque trou noir , qui absorbe l’esprit de l’auditeur . Secoué par des claviers délirants, le saxophone perce cette masse synthétique  dans une série de déchainements épileptiques.

 D’abord disponible uniquement au Japon, ce concert est sorti en 2003 sous le titre in fillmore west. Les enregistrements montrent un groupe qui emmène le jazz dans le cosmos, une folie qui rend les expérimentations psychédéliques vulgaires.

Pour prendre la mesure du génie de ces cosmonautes du jazz, il faut rappeler que l’oreillette n’existait pas. Assourdi par la puissance sonore de la section électrique de l’orchestre, chaque musicien était comme enfermé dans sa bulle synthétique, sans pouvoir entendre ce que les autres jouaient.  

Revenons encore un peu en arrière , en 1969 , année du festival de Woodstock , et surtout de celui de l’isle de Wight. Il ne faut pas oublier que c’est la première édition de ce grand concert anglais , mis en place en 1968 , qui a inspiré son petit frère yankee. Un an plus tard , alors que les «  quelques jours de paix et de musique » viennent de s’achever , la seconde édition de l’isle de Wight fait pâlir les hippies. Le festival de l’isle de Wight , c’est la grande musique débarrassée de l’idéologie niaise des bisounours amerloques , un récital qui dépasse largement les quelques fulgurances du tas de boue peace and love. Un jour , l’histoire rendra justice à ce véritable « festival du siècle ».

Quand le présentateur demande à Miles ce qu’il compte jouer , celui-ci répond « appelle ça comme tu veux ». Le maitre a lâché son répertoire historique , et ses concerts sont de grands pots-pourris, où l’on reconnait quelques bribes de ce qui deviendra bitches brew. Pour diriger son orchestre , Miles se contentait d’indiquer quelques notes . Capté par la sensibilité infaillible de ses chauves-souris virtuoses, ce signal met en branle une machine folle.

Hommes de la pampa , les musiciens évoluent dans cette forêt sonore avec l’égalité des grands fauves. Le rythme binaire s’enroule parfois autour de la rythmique binaire , somptueux boa enlaçant un arbre rempli de lumineuses vermines. Les musiciens évoluent entre ces cimes avec l’agilité des grands fauves, la souplesse d’écureuils sautant d’arbre en arbre.  Derrières les cimes de ces grands arbres , se cachent l’ombre de celui qui a planté la première graine.

Après avoir enfermé ses délires dans un carcan bop , Miles cède, s’inspire enfin du free d’Ornett Colemann. Dans le contexte de ce festival, ce qui aurait pu être vu comme un aveu de faiblesse devient une autre preuve du génie Milesien. Gigantesque éponge plongée dans un océan free , notre trompettiste a bu son abstraction jusqu’à la dernière goutte , et la renvoie dans un torrent d’harmonie dissonante. Clou du spectacle, Mclaughlin rejoint le groupe le dernier soir , et remet l’orchestre sur les rails fumant de son boogie électrique.   

 

 

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