Le Fender Rode de Keith Jarett dysfonctionne ? Il transforme son sifflement atmosphérique en interlude spatial sur funky tonk. Cette inventivité donna lieu à un vaste débat : face à de tels alchimistes les coupages de Teo Macero étaient-ils nécessaires ? Certains estiment que le producteur a abusé du scalpel, coupant les digressions trop longues, dans le but de respecter le format 33 tours. Beaucoup de critiques sont de grands enfants , ils réclament toujours ce que l’on a refusé de leur donner. C’est le même problème avec Berlin de Lou Reed , the sun moon and herb de Dr John , et autres albums doubles devenus simples après l’intervention de certains producteurs.
Concernant
live evil , ces jérémiades capricieuses sont vite balayées par la fraîcheur de
cette musique. John Mclaughlin est de nouveau invité à se joindre à ces
alchimistes du free, qu’il lance sur les rails fumant de son boogie funk. Si
vous trouvez déjà cette ouverture tonitruante, si vos oreilles s’affolent face
à cette vague groove, dites vous que ce n’est qu’une mise en bouche.
La suite est un festival ininterrompu d’éruptions électriques, une avalanche de notes à peine apaisées par quelques rêveries atmosphériques. Et c’est là que Teo Macero est essentiel, ses coupages empêchent l’oreille de s’endormir sur de potentielles longueurs. En taillant ainsi dans cette masse copieuse, le producteur ne garde que le nerf de cette grande charge groovy. De cette manière, l’éruption à laquelle on assiste ne souffre d’aucune faiblesse, l’auditeur est secoué en permanence par cette avalanche de notes charnelles.
Devoir
de mémoire et appât du gain oblige, l’intégralité des enregistrements ayant
donné naissance à cet album seront finalement publiés dans un coffret
luxueux. Leur écoute donne l’impression de retrouver le premier manuscrit de ce
qui devait devenir un grand roman. C’est lourd, indigeste, et ça casse un peu
la magie de l’œuvre achevée. Mais la rigueur maniaque de certains psychopathes était enfin rassasiée. En un mot comme en mille, on ne conseillera jamais assez
aux fans de Miles de se contenter de ce live evil tel qu’il fut publié en 1972.
Revenons-en au fait. Nous sommes en 1972 et, alors que live evil vient de sortir, Miles Davis a renoué ses liens avec Paul Buckmaster. Violoncelliste de formation classique, Buckmaster gagne sa vie en se mettant au service d’un rock progressif en plein âge d’or.
Lors des rencontres entre les deux hommes , Buckmaster initie Miles à la musique de Stokhausen. Pionnier de l’électronique, ce compositeur a fait du hasard une véritable méthode de composition. Pour ses premières œuvres, il choisissait une série d’indications vagues, qu’il donnait à un musicien placé dans une « cellule musicale ». En plus de ces abstractions sonores, Miles cherche à mettre sa musique à la portée des jeunes fans de rock et de rythm n blues. Il conçoit ainsi un scénario capable de faire cohabiter abstractions électroniques et groove funk rock.
Pour cela, Miles convoque dans le chaos le plus complet un orchestre composé de trois claviers, quatre guitares, plusieurs batteurs, et une section de percussionnistes. Pour épicer le tout, il rajoute ce qu’il appelle son « salon indien », c’est-à-dire une poignée de musiciens maniant sitars et tablas.
Mis dans une situation inconfortable , l’orchestre ainsi créé s’éloigne rapidement des compositions que Buckmaster a préparées pour l’occasion. La section rythmique et les guitares tissent un groove irrésistible et fiévreux , pendant que la section électronique noie son stress dans des expérimentations délirantes.
Convoqué
à la dernière minute alors qu’il était dans la salle d’attente de son docteur,
le saxophoniste David Liebman doit jouer sans casque. Alors qu’il ne peut
entendre ce que le reste de l’orchestre joue, on lui envoie juste le son d’une
section rythmique incroyablement discontinue, et on lui annonce que sa note majeure
sera le mi bémol.
Le musicien s’exécute, et c’est encore Teo Maceiro qui doit coller les pièces du grand puzzle que Miles vient de concocter. Il fait encore un travail fabuleux, et parvient à fusionner l’avant-garde la plus pointue et le groove le plus séduisant. Les rythmes discontinus et les ambiances électro indiennes lavent le funk de ses tics prévisibles. En échange, le groove de la section rythmique nous permet d’admirer les délires les plus abstraits.
Au milieu de ça, notre saxophoniste incapable d’entendre ses partenaires joue comme si sa cécité avait éveillé son sixième sens. Débarrassé de l’obligation de suivre le troupeau, ses chorus déchirants répondent de façon surréaliste à un synthé qu’il n’entendait pas, dans un grandiose dialogue de sourd.
On the corner est un disque destiné à une jeunesse avide de pop aventureuse et de rythm n blues , mais Columbia n’a rien compris. Comme unique promotion, la maison de disque envoie l’album à quelques radios spécialisées dans le jazz. Le public réactionnaire de ces stations ne comprenant rien à ce délire éléctro/ funk , l’album fait un bide.
Quelques
semaines plus tard, Herbie Hancock sort head hunter. Le disque est si proche d’on
the corner , qu’il semble sorti du même moule. Sauf que sa maison de disque
fait preuve de plus de discernement, et diffuse l’album sur des stations dédiées
au rock et au rythm n blues. Résultat , toute une jeunesse se précipite sur l’album
, qui fait un carton. A l’époque, la seule réaction des cadres de Columbia aurait
été de se dire « C’était donc ça ! »
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