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mercredi 11 novembre 2020

Miles Davis 14

 Entre temps , Miles est de retour au Philarmonic Hall de New York. La ville fut son berceau artistique, le foyer dans lequel il a grandi musicalement. La grosse pomme savoura la beauté de son jazz modal, avant d’être assommée par la perfection du quintet contenant le duo Shorter / Hancock. Ce soir, le trompettiste lui présente les premiers extraits de ce qui deviendra on the corner.

 En remplaçant Mcclaughlin par Carlos Garnett et Régis Lucas , Miles a commis une erreur fatale. Notre homme ne veut plus de guitar hero emmenant son orchestre dans une grande chevauchée sanguinaire. Le coté plus expérimental de l’album qu’il est en train d’enregistrer exige des musiciens plus disciplinés, qui ne sortent pas du cadre qu’on leur a dessiné. Résultat, les deux guitaristes se contentent d’entretenir un groove rudimentaire, ils suivent un beat binaire sans vie et agaçant. Réduit lui aussi à une sobriété mortifère, le saxophoniste semble ressasser éternellement le même chorus.

En voulant maintenir son orchestre sur la rythmique formant la base de son premier album, Miles le cloue au sol. Si l’échec de ce concert doit beaucoup à sa paire de guitaristes vaguement Hendrixiens, c’est l’ensemble de son orchestre qui se contente de ce-rase motte vaguement funky. La pédale wawa de Garnett tente bien de donner un peu de vie à ces gargouillements endormis, mais c’est comme faire du bouche à bouche à un cadavre.

Sortie sous le titre « Miles Davis in concert » , cette prestation montre un trompettiste enfermé dans sa rigueur castratrice. Sans surprise, les fans de rythm n blues fuiront ces gargouillements lourdauds , et les jazzfan ne supporteront pas ce brouhaha sans feeling. Les deux ont raison , et l’échec de ce concert a sans doute déteint sur le plus abouti on the corner.

« J’ai encore besoin de toi pour le concert au Carnegie Hall »

Après son travail sur on the corner , David Liebman avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus. Il n’appréciait pas tellement cette vision abstraite de la musique, ce chaos où chaque musicien part dans son délire. Mais il a entendu le résultat des sessions de « on the corner » , et ses hésitations lui ont paru ridicules. Il n’est toujours pas fan de cette musique folle, mais il est conscient que c’est la voie du futur.

«  Je ne suis pas fan de ta musique , mais il faut avouer qu’il se passe quelque chose avec cet orchestre. »

C’est avec ces mots que David Liebman se jette aveuglément dans le bain free d’un orchestre épuré. Depuis son passage au Philarmonic Hall de New York , Miles a compris que ses musiciens avait besoin de plus de liberté. Il leur a donc libéré de l’espace, en disant adieu à son « salon indien », et en s’occupant lui-même des rares interventions du clavier.

Débarrassé de ces serpents à sonnettes, AL Foster martèle ses fûts avec la violence sauvage d’un gorille funky. En écho à ce martellement menaçant, les percussionnistes entretiennent un groove tribal. Issu du blues, Pete Cosey revisite l’héritage bouillant d’Hendrix, balance des riffs en forme de mantras acides.

Grand frelon au milieu de cette ruche menaçante, Liebman envoie ses chorus comme autant de dards perçant cette masse groovy. Le dernier jour, Azard Lawrence vient insuffler un peu de spiritualité à cette jungle hostile. Le concert paraît sous le titre grand magus , et fait totalement oublier les piteuses expérimentations l’ayant précédé.

Avec ce live , Miles perpétue son travail de subversion de la culture pop. Si l’on sent, à travers les transes les plus électriques, un hommage évident à l’œuvre Hendrixienne , les musiciens semblent visiter les terres qu’il n’a pas eu le temps de découvrir. On sait que notre trompettiste prévoyait d’enregistrer un disque avec l’enfant Voodoo , mais le grand Jimi s’est brulé les ailes avant que le projet n’aboutisse. L’ombre du dieu de la six cordes plane sur ces improvisations foisonnantes , comme si son esprit s’exprimait à travers ce magma free.

Le meilleur hommage que l’on pouvait rendre à Hendrix , c’était de partir de son œuvre pour aller plus loin , et Miles semble être le seul à y parvenir.

Après la sortie de grand magus , le vaisseau ultra free jazz de Miles se pose à Osaka. La ville Japonaise est presque une métaphore de la musique que Miles joue ce soir-là. Grande ville commerçante, c’est un vaste champ d’immeubles ultra modernes, au milieu desquels trône le somptueux châteaux d’Osaka.  

 Construit au seizième siècle, sous le règne des grands shoguns, le monument semble avoir été déposé là par des martiens revenant d’un grand voyage dans le temps. Ses buildings ultra modernes, Miles les construit à grands coups de rythmes épileptiques. Plus tribales que jamais, les percussions voient leurs échos amplifiés par les tremblements agressifs d’un clavier en pleine convulsion. Là dessus, la guitare rugit et lâche de grandes morsures stridentes. Bête sauvage planquée dans un groove touffu, elle tue enfin le fantôme d’Hendrix dans des chorus effrayants.

Au milieu de cette jungle, Miles fait furieusement penser à Sun Ra guidant sa secte solaire vers des univers inconnus. Sa trompette électrique siffle comme un gigantesque boa chassant au milieu de cette jungle menaçante. Peu emballé par cette avant-garde sauvage, David Liebman a été remplacé par Sonny Fortune.

Loin des gazouillements de son prédécesseur, Sonny est un des derniers mohicans bop tentant de s’épanouir dans cette hostilité free. Si il se fait souvent submergé par le tsunami électrique de ses collègues , les quelques interventions de l’alto ont le charme nostalgique du vénérable château d’Osaka. Comme pourrait le dire un philosophe japonais, une musique reniant son passé est aussi fragile qu’un aveugle sans son chien.

Après un second concert à Osaka, Miles sent le poids des années faire plier son corps d’athlète. Lui le sportif accompli, le trompettiste au souffle inépuisable, le gladiateur du jazz relâchant la pression des tournées en honorant la gueuse locale , paie la note de son incroyable vie.  Certains soirs, sa démarche est moins souple, ses articulations endolories limitent son souffle divin.

Or, si il y’a bien un sentiment que Miles refuse de susciter, c’est la pitié. Il ne sera jamais comme certains de ces notables de la musique, qui n’en finissent plus de crever , et promènent leur sénilité de grabataire devant des foules attendries. Alors, sentant l’inévitable déclin de sa mortelle carcasse, Miles décide de se retirer du monde de la musique.           

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