Le break dure depuis déjà cinq longues années lorsque la musique revient taper à la porte de Miles. Son neveu venait alors de rentrer chez lui avec son premier orchestre, et demandait à son célèbre oncle de jouer avec eux. Durant ces cinq années de retraite notre vétéran n’avait plus touché à sa trompette, qui prenait la poussière sur une table , noble excalibur qu’il croyait enterré pour toujours.
D’ailleurs , Miles était devenu un spectateur de l’évolution de la musique , qu’il regardait avec un mélange d’amusement et d’exaspération. Le Métal et la pop faisait subir au rock ce que le rock fit subir au jazz. Il ne comprend d’ailleurs pas pourquoi tout le monde met une frontière entre ces deux médiocrités, pour le marketing sans doute. Si l’on regarde bien, ces deux musiques ont en commun d’être immédiatement « consommable » tant l’étendue de leurs sonorités est limitée. En se privant du feeling des grand bluesmen, les métalleux se sont lancés dans un grand concours de violence nihiliste. C’est à celui qui trouvera le son le plus violent, la puissance la plus assourdissante. En principe, la pop semble faire le contraire, arrondissant les angles pour séduire le plus grand nombre.
Mais la musique n’est pas l’art de l’intensité mais du contraste, ses rythmes et ses montées en puissance sont le canevas de ses plus grandes fresques. Or, la pop et le métal des eighties en sont dénués, leur son est plat comme l’encéphalogramme de la grenouille. De ce côté-là, le rock n’a pas eu de chance en se faisant tuer par une telle médiocrité. Les jazzmen ont subi la même marginalisation , mais leurs meurtriers se nommaient John Lennon , Bob Dylan, ou Keith Richard , ça avait une autre gueule que Osbourne , Dio , et Harris.
On ne détaillera pas trop le bœuf familial que Miles fit avec les amis de son neveu. Ses lèvres ramollies se fatiguaient rapidement, son souffle n’était plus aussi juste, mais ses réflexes n’étaient pas perdus. Tous ces trucs appris tout au long de son parcours étaient encore là , bien en place , et palliaient au manque d’entrainement de son souffle vénéré.
Quelques mois après cette révélation, « the man with an horn » débarque dans les bacs des disquaires, mettant ainsi fin à plusieurs années de silence discographique. Pendant l’enregistrement, Miles a retrouvé son agilité musicale, ses cinq ans de retraite ne l’ont pas rouillé. Plus modernes, les musiciens qui l’entourent le poussent vers des contrées plus pop. Cette mise à jour tourne malheureusement au fiasco sur le morceau titre, qui ronronne comme un tube de Procol harum.
Prélude au désastreux « you’re under arrest » , le morceau titre plonge pour la première fois Miles dans la médiocrité qu’il fut si habile à subvertir. Si notre homme a su donner un vernis lumineux au rock et au funk, la pop dégouline sur sa musique en une diarrhée visqueuse. Les fans peuvent tout de même se rassurer avec le reste de l’album.
Revenu de ses explorations free , leur trompettiste favori déploie son souffle encore timide dans une jungle moins touffue. On peut voir dans ses chorus nonchalants, dans ce free qui coule désormais comme une cascade dorée, une réunion de ce qu’il est et de ce qu’il fut. Certains passages donnent l’impression que ses parrains disparus fêtent son retour dans un grand slow free.
Si il n’est pas parfait, « the man with an
horn » contient tout de même assez de beauté pour être surnommé
« rebirth of the cool ».
Après le retour mitigé de « the man with an horn » , Miles reprend les choses à zéro. Plus intimiste que les stades d’Osaka, la petite salle de Boston, qui accueille son retour, lui permet de reprendre contact avec son public. Sorti sous le titre « we want Miles » , le concert nous replonge dans la jungle funky que Miles ne cesse de réinventer depuis les années 70. On entre toutefois dans un univers plus rassurant et tranquille que ceux de Angharta et Pangoea. La trompette revient enfin colorer généreusement des décors moins agités, elle chorusse avec la classe de ses jeunes années. Rajeuni par ce retour inespéré, Miles se trémousse au rythme de ses chorus somptueux. Nouveau monument poussiéreux au milieu de cette fête funky, « my man’s gone now » le ramène à l’époque de ces grandes compositions orchestrales. Quelques minutes plus tard, c’est l’ambiance du Milton qui ressuscite à travers une perle écrite en 1958. A mi-chemin entre ses dernières inventions, et un passé dont il ne peut se défaire, we want miles semble transformer son auteur en grand musée du jazz. Avec cet album , les amateurs d’avant-garde durent rester sur leur faim , les autres furent rassurés de constater que le temps n’a pas émoussé le swing Milesien.
La composition c’est comme le vélo , ça ne s’oublie pas. Pour Miles , ce processus est instinctif. Son cerveau se gorge de sons et de mélodies , qu’il met en forme tel une grande manufacture musicale. Pendant ses années d’exil, son usine interne s’est mise en hibernation, et il aura fallu un album et quelques concerts pour la réveiller. Pour créer il ne faut penser qu’à ça, et nourrir son cerveau des nutriments qui feront grandir son œuvre. Voilà pourquoi, après quelques tours de chauffe, Star People marque le véritable retour aux affaires de son auteur.
Ce disque est d’abord le fruit de la rencontre entre Miles et John Scotfield. Le guitariste ravira bientôt les derniers amateurs de rock , lors d’un concert mythique en compagnie de Gov’t mule. Pour Miles , il forme un duo révolutionnaire avec Mike Stern. Aussi épris de blues que de jazz , Scotfield développe un jeu plus incisif et économe, qui astique les chromes des rythmes funky. Ecoutez ses solos dans les passages les plus apaisés, c’est le feeling sacré de Hooker , BB king et autres clochards célestes.
Gill Evans a la lourde tâche d’élaborer un plan permettant à la trompette de Miles de s’harmoniser avec ce feeling venu de Chicago. Après que l’orchestre ait fini de jammer Gill emporte les bandes chez lui , et passe des heures à réécouter les solos. A force d’écoutes attentives , il parvient à transformer ces chorus en grandes harmonies guitares / sax. Le chef d’orchestre n’a plus qu’à ponctuer les harmonies concoctées par Evans.
Mon âme de rocker me fera toujours préférer ces moments où , comme pour ne pas gêner le blues de son guitariste , la rythmique funky se tait pour le laisser exprimer son spleen. Il faut tout de même avouer que , si l’on avait gardé que ces moments glorieux , ce disque aurait sonné comme une chute de studio de l’Allman brothers band. Il faut donc saluer un synthé encore swinguant, qui danse sur le rythme dans une pop exigeante et légère. Il ne faut pas non plus oublier speak , ce slow voluptueux, qui montre que l’ombre de Coltrane plane encore sur l’œuvre de Miles. A la production Téo Macero met de l’ordre dans le génie de son poulain pour la dernière fois.
Son travail est encore irréprochable, une production claire comme une vitre neuve, à travers laquelle les compositions rayonnent comme une nuée d’étoiles.
Sur une pochette sombre, notre parrain du jazz affiche une mine grave. Sa trompette en guise de mitraillette, Miles laisse désormais les basses œuvres synthétiques au claviériste Robert Irving. Les sifflements de ce claviériste, alliés à une production très moderne, font entrer le jazz dans les eighties.
Dans l’ensemble, Decoy est dans la lignée de Star People,
la guitare plus anguleuse astiquant des chromes aux formes plus arrondies. Ce
son plus soft montre l’intérêt que Miles porte à la pop moderne. Si Decoy est
encore nourri par le duel entre la rythmique funk et le feeling bluesy de
Scotfield, certains passages rappellent presque les soufflés mal gonflés de Supertramp. Vieux leader ramolli, Miles semble parfois tomber dans la
facilité d’une pop décadente. On peut encore se rassurer en savourant ses
chorus, qui sont enfin revenus au sommet de leur swing nonchalant, mais la
médiocrité de l’époque commence à poindre derrière ce chant sublime.
Nous y voilà , celui qui a toujours su sublimer son époque se vautre dans sa guimauve puante. Au départ, Miles voulait réarranger quelques succès à la mode. Dans cette liste d’étrons à transformer en or, on retrouvait entre autre le human nature de toto , et time after time de Cindy Lauper. Les premières séances avancent bien, le groupe faisant tranquillement couler sa daube dans une diarrhée répugnante. Sans doute écœuré par le grand égout musical qu’est devenu son orchestre, Miles doit interrompre les séances pour soigner sa santé déclinante.
A son retour, il change totalement de plan, et John Mclaughlin revient croiser le fer avec John Scotfield. On ne saura jamais quelle folie a poussé notre trompettiste à se soumettre à la médiocrité du top 40 , mais il est déjà trop tard pour reculer. Les dernières compositions viennent donc se greffer aux reprises précédemment enregistrées, et you’re under arrest débarque dans les bacs des disquaires. Sali par la fange pop des premiers titres, le swing de l’orchestre fond comme une guimauve. You’re under arrest est sans doute le disque le plus lamentable de la grande carrière de Miles. En intro, la voix de la pin-up sting annonçait déjà le désastre. C’est un disque à la mode produit par un homme dont l’œuvre demeurait intemporelle, un fruit pourri dans un panier de pommes dorées.
Après ce fiasco, Miles décolle pour le Danemark. Le pays souhaite lui remettre un prix pour honorer l’ensemble de sa carrière. Les prix sont la dernière médaille du travail des artistes qui s’étiolent. Al Pacino a eu l’oscar pour son rôle dans un mélodrame cul cul , Iggy Pop reçut le titre de chevalier des arts et lettres au moment où il baragouinait ses chansons françaises , mais ces loques artistiques attendrissaient toujours des milliers de vieux nostalgiques.
Pour Miles , cet enterrement sera le théâtre de sa dernière renaissance. Pour son arrivée, l’orchestre de la radio Danoise a composé une longue suite symphonique, qu’il joue face au maître. Cette grande pièce montée redonne à Miles le goût des grandes suites épiques. Cette grandiloquence, il l’avait aimé à travers les compositions des grands musiciens classiques, avant de la réadapter sur Porgy and Bess et Sketches of Spain. Lorsque vient le dernier morceau, il ne peut s’empêcher de chorusser au milieu de cette symphonie honorant son parcours. La première graine de sa dernière grande œuvre vient ainsi d’être plantée.
Quelques jours après l’évènement, Miles retourne au Danemark, où il a réservé un studio. Il se met alors à réadapter le requiem que ce pays lui a composé. Ramené à plus de mesure par cet objectif impressionnant, sa trompette retrouve la douceur de la grande époque. Gardien de la modernité de cette musique, les claviers passent d’atmosphères solennelles proches des messes d’in a silen way , à un swing robotique.
De passage dans la ville John Mclaughlin apporte son toucher hypnotique à cette symphonie futuriste. Intitulée Aura, cette pièce montée rachète tous les errements l’ayant précédé. On renoue ici avec les grandes symphonies modernes écrites par Gill Evans , la froideur synthétique remplaçant la chaleur de ses décors espagnols.
Mais Columbia ne s’intéresse plus à son vieux jazzman , et traine à publier ce chef d’œuvre. Ecœuré par un tel mépris, Miles trouve refuge chez Warner, mettant ainsi fin à une collaboration de plus de 30 ans. Il signe ensuite une poignée d’albums honorables, sans atteindre le niveau d’Aura , que Columbia finit par publier en 1989.
Moins de trois ans plus tard, le souffle qui a fasciné
des générations s’éteint. Certains hommes ont une vie si riche , que la mort
doit regretter d’emporter de tels géants. Alors que ses contemporains n’ont pas
survécu à leurs excès , Miles est resté pendant plus de trente ans le musicien le plus inventif du 20e siècle .
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