« Le jazz est l’un des arts les plus créatifs actuellement »
Cette phrase est de Kooning , grande figure de l’art
abstrait , et jazzfan obsessionnel. Sa femme racontait ses heures d’exil créatif,
durant lesquelles les disques de Coleman Hawkins , Lester Young , et autres barons du swing faisaient vibrer les murs de son atelier. L’homme inondait ses toiles
d’éclats colorés, grandiose énergie visuelle guidée par le swing bop.
On imagine mal ce kamikaze, qui détruisait les formes, les éparpillait en une nuée de pastilles colorées, se délecter du feeling plus « soft » du Miles des années 50-60. La trompette de Miles était un drôle de poisson mystique, qui passera bientôt dans les eaux plus agitées du jazz fusion, avant de céder au free après des années de refus obstiné.
Bref , on imagine plus facilement Kooning travailler sous
l’influences des charges rageuses du baron Mingus que bercé par le tapis sonore
du duo Coltrane Davis. On imagine encore mieux cet homme, qui explosa toute
notion de beauté visuelle, faire trembler son pinceau sous les secousses de
Ornette Coleman.
Dès son premier album, les modernistes ont vu chez ce saxophoniste le messie, et ne tardèrent pas à lui inventer un titre de noblesse. Le voilà donc canonisé « père du free jazz », et tout le monde n’a pas la même vision de ce que ce « free » signifie. Les plus politisés voient dans ce terme une volonté de revenir à une musique plus inventive, et donc plus noire. Beaucoup de musiciens noirs considèrent que « les blanc ne savent pas improviser », que ce serait une aptitude réservée à ceux qu’ils méprisent tant.
Ce ne sont pas les années que plusieurs d’entres eux passèrent, planqués derrière un rideau, à entretenir le swing d’une bande de poseurs blancs, qui va contredire cette interprétation. Ce qu’il faut bien appeler le « jazz blanc » était en général plus écrit, comme si ils voyaient dans cette musique moderne le moyen de rajeunir le génie des grands compositeurs classiques.
Ornette Coleman a produit trois albums sans se préoccuper de l’étiquette qu’on avait collé à sa musique, avant de véritablement donner un sens au mot free jazz. Prenant ses dévots au mot, il annonce la couleur dès le titre de ce quatrième album. A côté du titre de ce « free jazz » , une peinture de Kooning s’apparente à un avertissement visuel du choc auditif à venir.
Si les géants du bop créent de nouvelles structures musicales, Ornette Coleman explose ces prisons mélodiques dans un déluge paranoïaque. Dans le studio, son quartet fait face à un autre qu’il a monté pour l’occasion. Les hommes n’ont aucun plan d’attaque, aucun repère susceptible de les mener vers des chemins trop balisés.
C’est alors une grande bataille musicale qui s’engage,
les cuivres du premier quartet répondant aux roucoulements vindicatifs que lui
envoie le second. C’est un nouvel art de la guerre qu’écrivent ces deux forces belliqueuses,
la mitraille de la seconde section de trombones attendant que la fumée des tirs
adverses se disperse pour répondre avec autant de force.
Puis, progressivement, les tirs s’échangent entre les membres d’un même groupe, mutinerie superbe évitant miraculeusement la débâcle de la cacophonie. Général de cuivres, les instruments à vents annoncent les assauts de cette armée de dingues. Une fois galvanisé par de tels cris de guerre , chaque musicien devient incontrôlable , et laisse sa spontanéité s’exprimer à grands coups de solos tonitruants.
On vous avait prévenu dès la pochette, ce miracle de spontanéité à la grandeur explosive de l’œuvre qui l’illustre. Cette inventivité va si loin, que Sun Ra sera obligé de visiter d’autres univers pour dépasser ce monument d’improvisation. Free Jazz fut enregistré d’une traite , sans coupes ni artifices d’aucune sorte, et donne enfin une définition claire de ce qu’est le jazz dit free.
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