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jeudi 31 décembre 2020

Tangerine Dream : Atem


Si Edgard Froese a toujours refusé d’être associé au rock , c’est sans doute à cause de ce concert à Bayreuth. Quelques jours plus tôt , le trio avait repris ses guitares basses et claviers , pour livrer un ultima thule, qui dû ravir les fans de rock planant. Les enfants terribles de la musique cosmique s’abaissaient enfin au niveau des derniers hippies avides de paradis artificiels. Le virage est d’autant plus profitable que, alors qu’elle naissait à peine à leurs débuts, la scène planante allemande est en plein âge d’or.

Yeti , Tanz der lemming ,  Tago Mago , Kanguru , les psychotropes auditifs poussent dans les bacs des disquaires , comme une magnifique légion de champignons hallucinogènes . C’est donc sans doute après avoir entendu son dernier titre , plus proche de l’ère du temps , qu’un groupe rock de Bayreuth décida d’embaucher Tangerine dream en ouverture de son concert.

Arrivé sur place, le trio installe l’attirail électronique qu’il a lui-même conçu, et part dans ses expérimentations assourdissantes. Face à eux, les mangeurs de choucroutes planantes ne semblent pas apprécier cette cacophonie stridente. La foule commence à gronder comme une bête enragée, mais les musiciens sont trop concentrés sur leurs expérimentations pour s’en rendre compte. Exaspérés, ces amateurs de paradis artificiels, ces rockers se détruisant le cerveau à coup de substances toxiques bombardent les musiciens … De bouteilles de jus de pommes !

Déstabilisé par cet attentat fruitier, le rêve d’orange devient un cauchemar sentant la pomme, et les responsables de ce courroux doivent fuir la Francfort entre les jambes. La lutte n’aura duré que 15 minutes. Dégouté par cette débâcle lamentable, le promoteur appelle la police pour faire fuir ces fous à lier. Le groupe ne parvint même pas à se faire rembourser l’essence utilisée pour se rendre sur le lieu du concert. La France sera heureusement plus accueillante.

Ce soir, là, après ses nombreuses expérimentations électroniques, le groupe semble être devenu maître des éléments. Sur la scène, des images fantastiques semblent raconter un âge d’or fantasmé, saluer la beauté d’un Atlantide perdu. Véritables surhommes tels que Nietzche aurait pu les imaginer, Tangerine dream manie des machines ayant l’allure d’objets sacrés. La musique qu’il en tire coule, limpide comme une eau capable de liquéfier la roche. A travers ce torrent se déverse un océan d'émotions et d’images, une beauté mystique et fascinante plongeant le public dans une rêverie magnifique.

Les spectateurs sont déchirés par l’orage, se laissent purifier par la pluie, les musiciens qu’ils écoutent sont des dieux les emmenant dans leurs décors. Et puis la connerie la plus vulgaire fit irruption au milieu de cet océan de sagesse.

Pour montrer leur colère, les babouins lancent leurs déjections sur leurs opposants. Cette fois ci, le primate qui interrompit cette méditation envoya un plein sac de marmelade, fiente confite sucrée comme un diabétique obèse, sur le clavier. La protestation la plus vulgaire, la violence la plus barbare, vient toujours à bout de la fragilité d’un artiste en pleine création. Pour résumer la situation, on peut dire qu’un con sachant viser va parfois plus loin qu’un intellectuel sans protection.

Le sachet répand donc son écœurant contenu sur la précieuse machine d’Edgard Froese, qui ne peut que regarder la substance s’incruster dans les creux autour des touches. Les métastases confites atteignent rapidement le cœur de la machine, qui meurt vite de ce cancer sucré. Malgré l’incident, le public retiendra que, pendant quelques heures, Tangerine Dream a atteint le sommet de son art.

Revenu de ses émotions contradictoires , le trio enregistre Atem en 1973. Dès sa pochette, représentant un enfant sortant d’un œuf coloré, ce disque annonce une musique très éloignée de Zeit.  Pour son enregistrement, Edgard Froese a testé un système de prises de son en quadriphonie. Bientôt testée par les Who , cette technique lui permet d’inclure plus d’instruments , dont les percussions, qui éloignent Atem des monolithes sombres de son prédécesseur. Après ses premiers albums, certains reprochaient à Tangerine dream son bruitisme , son absence de structure musicale étant comparé à un monstre sans colonne vertébrale. Mais ce n’est pas parce que certains ne comprennent pas une logique qu’elle est absente.

D’ailleurs, la musique d’Atem ne se comprend pas , elle se ressent. Si Zeit vous fixait des œillères déprimantes, vous immergeait au fond d’un océan de tourments merveilleux, Atem vous sort de ce bain glacial à grands coups de visions lumineuses. Atem vous ouvre les yeux sur un monde lumineux , vous berce d’images rassurantes et de rythmes rêveurs. Comme ce bébé, vous avez l’impression de découvrir le monde pour la première fois, et celui-ci à la chaleur de parents saluant votre naissance. Il y a, dans ces mélodies charmeuses, dans ces percussions formant des mantras hypnotiques , ou célébrant des messes saturniennes , quelque chose qui vous fait renaître .

Dans les passages les plus méditatifs, le mellotron souffle comme une brise gracieuse et Genesis n’a jamais atteint la beauté féerique de ce grand final aux airs champêtres. Ce qui émerveille autant, dans ces ambiances aussi légères que complexes, c’est justement ces sons se succédant comme d’heureux événements, guidés par un hasard merveilleux.

L’homme a besoin de repères. Tout phénomène doit, selon lui, avoir une explication. Pour ce que la science n’a pas encore réussi à expliquer, il a trouvé dieu, triste canne sur laquelle il s’appuie quand une peur le déséquilibre. Si Huxley a écrit « les portes de la perception » pour protester contre ces visions rationalistes et dogmatiques du monde, tout en décrivant les effet du LSD , son raisonnement s’applique parfaitement ici. Je conclurais donc cette chronique en m’inspirant de son livre culte.

Atem crée sa propre conception de la beauté musicale, détruit tous les repères qui formaient la culture du mélomane. Plongé dans ce bain de sonorités  apparemment illogiques , l’auditeur est prié d’oublier tout ce qu’il sait. Débarrassé de ses vieilles notions, il commence à ressentir les bienfaits de cette musique, à méditer rêveusement sur ces décors. Ayant retrouvé son innocence d’enfant, la musique lui apparait de nouveau telle qu’elle est, infinie et sans limites. Et le mélomane peut de nouveau pousser son premier cri d’extase.            

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