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vendredi 13 août 2021

John Coltrane : Blue Train

 


Dès son arrivée au studio Blue Note, Coltrane fut traité comme un roi. Le label lui laissa d’abord la liberté de choisir les membres de son orchestre. Pour l’épauler, il sélectionna deux souffleurs bien connus du milieu bop. Au trombone, il désigna Curtis Fuller, qui fit ses premières armes au côté des frères Adderley. Issu de l’orchestre de Dizzy Gillepsie, Lee Morgan tint la trompette. Pour la section rythmique, Coltrane conserva le contrebassiste Paul Chamber, qu’il associa à la frappe virile de Phily Jo Jones. Ce dernier fit ses classes dans l’orchestre de Charlie Parker, avant de rejoindre Miles Davis en 1955.

Une fois la formation en place, John Coltrane répète longuement, jusqu’à atteindre les sons qu’il a en tête. Contrairement à Prestige, Blue Note paie les répétitions des musiciens, ce qui convient bien mieux à la méthode de travail du saxophoniste. Contrairement à son ex patron Miles, Coltrane a besoin de chercher sa voie pendant de longues minutes, il n’est à l’aise qu’après avoir frôlé la perfection au terme de longs moments d’improvisation. Conscient qu’elle assiste à un moment historique, sa maison de disque lui précise qu’il peut enregistrer autant de prises qu’il le souhaite. "Blue Train" et "Lazy Bird" seront donc enregistrés en trois prises, ce qui tranche avec un certain purisme jazzistique.

Nombreux sont ceux qui tinrent à ce que le jazz reste une musique improvisée, un instant éphémère capté sur le vif. Avec "Blue train", Coltrane affirma au contraire que le disque de jazz est une œuvre qu’il convient de peaufiner. Il utilisa donc une technique nouvelle pour isoler le solo de piano effectué sur la seconde prise de "Blue train" (le titre). Notre docteur Frankenstein du swing le greffa ensuite à une troisième prise qui lui parut plus réussie.

Le résultat est une merveille capable de convertir les auditeurs les plus réfractaires au swing bop. Les cuivres ouvrent le bal tels des clairons annonçant une cérémonie solennelle. Le piano souligne la grandeur d’un riff qui résonne encore dans nos esprits quand Trane entame son solo. Comme touché par la grâce, le saxophoniste oublie toutes ses hésitations, ses notes pleuvent comme une merveilleuse mitraille. Les arpèges s’étendent sans fin, fascinant monologue que le tromboniste et le trompettiste ne rejoignent que pour donner plus de corps à ce discours. Drew et Chamber ménagent ensuite un entracte où la finesse virtuose du premier donne un peu de douceur à la rythmique carrée du second. Le groupe s’unit enfin dans un final reprenant l’irrésistible riff d’ouverture.

"Moment’s notice" renoue ensuite avec un bebop plus léger, une énergie insouciante rappelant les clubs où cette musique naquit. Porté par une rythmique crépitant comme un feu de joie, les cuivres virevoltent comme une troupe de voltigeurs. Tentant encore une fois de battre des records de vitesse, Coltrane enchaine les arpèges avec une agilité déconcertante.

Si "Lush life était construit" pour exhiber la virtuosité du saxophoniste, "Blue train" est un véritable travail de groupe. Sur "Locomotion", c’est d’ailleurs Philly Jo Jones qui prend le contrôle des opérations. Ses breaks explosifs sont le charbon permettant à la locomotive Coltrane de lancer la machine sur un train d’enfer. Ses chorus font des étincelles sur les rails posés par la contrebasse, les notes cristallines du piano graissent les rouages de cette belle mécanique. Un riff s’imprime au milieu de cette course effrénée, un motif pétaradant qui s’inscrit durablement dans la mémoire de l’auditeur.

Coltrane nous refait ensuite le coup de "Lush life" (le titre), son saxophone troquant sa fougue contre un lyrisme digne de Miles Davis. "Lazy Bird" permet ensuite à chaque musicien de saluer l’auditeur, les solos se succédant avec une cohérence remarquable.

Encore aujourd’hui, beaucoup voient "Blue train" comme l’ultime aboutissement de l’œuvre coltranienne. Réduire John Coltrane à ce disque reviendrait toutefois à résumer les Beatles à "Revolver". "Blue Train" referme la période « classique » de son auteur, cette réussite l’incite désormais à aller plus loin. Il tentera bien de participer à quelques sessions d’enregistrement sous la direction de Cecil Taylord ou Ray Dropper, mais le costume de musicien de studio devint trop étroit pour lui. C’est à ce moment qu’il est rappelé par le seul homme encore capable de le diriger. Le retour de Coltrane dans l’orchestre de Miles Davis ne dura que quelques mois, mais ces quelques mois changèrent à jamais la face du jazz.           

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