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samedi 14 août 2021

John Coltrane : Soultrane

 


Malgré son engagement avec Blue Note, Coltrane n’en a pas tout à fait fini avec le label Prestige. Durant l’année 1958, le saxophoniste effectua plusieurs sessions d’enregistrements, dont le résultat sera réparti sur des albums dont les sorties furent étalées de 1958 à 1960. Le cas Coltrane divisa alors la critique en deux camps. D’un côté, les traditionalistes haïssaient ses bavardages effrénés. Ils affirmèrent que le swing est une beauté fragile, une force qui s’épanouit dans de grands espaces. Dans toute musique digne de ce nom, les silences comptent autant que les notes jouées. La beauté musicale nait de cet art d’élargir et de réduire les espaces entre les notes, d’inventer une nouvelle logique temporelle. Pour les traditionalistes, Coltrane ne laissait pas assez d’espace pour créer une mélodie digne de ce nom, toute beauté étouffait sous sa virtuosité prétentieuse.

D’autres voyaient déjà dans cette vivacité les prémices d’un nouveau jazz, une façon de repousser des barrières obsolètes. Ces deux visions furent incarnées par le duo John Coltrane / Miles Davis, qui devint vite l’alpha et l’oméga du jazz moderne. Parmi la multitude d’albums tirés des sessions de Coltrane pour Prestige, on retiendra surtout l’excellent "Soultrane". Composé majoritairement de classiques du jazz et du répertoire populaire, "Soultrane" est un parfait résumé de ce que fut le swing coltranien. Ses titres furent enregistrés en quartet avec Arthur Taylord et les indéboulonnables Red Gardland et Paul Chamber.

Placé en ouverture, "Good bait" est l’œuvre du maître du bop Todd Dameron. Le titre s’ouvre sur un rythme de valse, une mélodie baroque à partir de laquelle le saxophone de Trane prend son envol. Quand ses chorus s’accélèrent, on pense inévitablement à Charlie Parker, qui se serait fait une joie de virevolter en compagnie d’un musicien si vif. Entre passé et futur, le quartet de Coltrane se réapproprie ce classique du bop, en fait un autre jalon de son parcours. Red Garland et Paul Chamber partent dans une improvisation, où une rythmique abrupte que n’aurait pas reniée Thélonious Monk côtoie la sobriété douce de Bill Evans. Après cet intermède, Coltrane décolle vers des sommets de virtuosité. Loin de se bruler les ailes, notre Icare du swing virevolte à une vitesse ahurissante, avant d’atterrir majestueusement sur le thème qui ouvrit le titre.

Après avoir laissé libre court à son excentricité, le saxophoniste enfile de nouveau le costume de l’interprète appliqué. Si "I want to talk about you" suit scrupuleusement la mélodie écrite par Billie Ekstine, le jeu lumineux de Gardland et la douce pulsation de Chamber suffisent à sublimer le chant cuivré de Trane. Celui-ci se lâche ensuite sur "You say you care", un thème de music-hall qu’il embarque dans un crescendo impressionnant.

Vient ensuite "Theme for Ernie", sompteux spleen cuivré saluant la mémoire de Lester Young. L’album se clot sur "Russian lullaby", une chanson d’Ella Fitzgerald que le quartet explose dans un grand feu d’artifice bop. Comme pour amadouer la mélodie, Red Garland la caresse de ses notes gracieuses. Cette volupté monte au ciel comme une fusée, avant que la cymbale d’Arthur Loyd n’annonce le premier bouquet pyrotechnique. Coltrane prend alors un malin plaisir à exploser ce qui fut une ballade pleine d’élégance. Le jeu très rythmé de Trane s’agite dans de grandioses spasmes, tels les battements d’ailes d’une libellule hystérique.

Ce qui fut annoncé lors du passage de John dans l’orchestre de Monk se concrétise enfin ici. En entendant "Russian lullaby", Ira Gliter parle pour la première fois de « sheets of sound » (tapis de sons). Voilà pourquoi "Soultrane" est un passage incontournable de la légende coltranienne. En saluant le passé, Trane parvint enfin à imposer son jeu comme une étape majeure de l’histoire du jazz.

Ces fameux tapis de sons n’ont pas encore atteint le sommet de leur splendeur, mais l’on commence déjà à en parler avec plus de respect.              

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