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lundi 20 septembre 2021

John Coltrane : Ascension

 


Nous étions en 1965, au festival jazz de Juan les Pins. En France, "A love suprem" venait juste de sortir et le public français est resté bloqué à l’exotisme modal de "my favorite things". Coltrane a pourtant décidé de jouer "a love suprem" en entier devant un public qui n’en connait pas une note. Le concert commença, le saxophoniste explora rageusement les décors qu’il créa quelques semaines plus tôt, quand une tension s’installa. Comme perdu dans le labyrinthe construit par son leader, Jones ne sut quelle direction prendre. Frustré par sa propre incompréhension, il massacra sa batterie avec la force du désespoir. Pour le suivre, Garrison s’arracha les doigts sur sa basse, tira ses cordes avec la violence et la panique d’un archer protégeant un fort assiégé. Comprenant qu’il ne pouvait plus réfréner les emportements de Coltrane, Tyner se laissa posséder par la même rage tonitruante.

Malgré tous les efforts de ses musiciens, Trane sentit bien qu’un fossé se creusait entre lui et ses fidèles serviteurs. Sa colère s’exprima alors dans un jeu de plus en plus rugueux, un cri de rage d’une violence inédite. Le concert de Juan les Pins montra surtout le rapport ambigü que le saxophoniste entretint désormais avec son groupe. Il restait profondément attaché à la puissante rythmique de Jones, admirait toujours le swing classieux de Tyner, mais il aimerait emporter leur talent dans d’autres contrées. A peine un an après le concert qu’il vient d’effectuer, Ornette Coleman enregistra son fameux "Free jazz", donnant ainsi un nom à une révolution qui couvait depuis plusieurs mois. Dans son sillage, Archie Shepp posa les bases de son swing militant, Sun Ra partit bâtir son œuvre spatiale à New York.

Si ce dernier se fit un nom dans l’underground New Yorkais dès 1960, son œuvre ne se libèra totalement des repères traditionnels qu’à partir de 1964. Son Arkestra sortit alors "Other plane out of there", un album dont la folie tonitruante n’a rien à envier au plus connu "Free jazz". Coltrane a bien sûr entendu les dernières folies de l’astro black et fut fasciné par le souffle de John Gilmore. C’est en partie grâce à son influence que Trane a musclé son jeu. Il fut conscient qu’une bonne partie de l’avant-garde qui le fascinait désormais n’aurait pas enregistré une note sans lui, mais il comprit aussi qu’elle était en train de le dépasser. Parallèlement à ces réflexions, il repensa au grand big band de jazz. Contrairement à ce qu’affirment certains commentateurs caricaturaux, ces formations n’étaient pas des constructions rigides étouffant le talent des solistes. Leurs leaders prenaient au contraire soin de mettre en valeur chaque musicien, le temps d’une improvisation bien  placée.

Coltrane eut alors l’idée de réinventer cet exercice, de créer une sorte de big band free jazz, une formation où chaque musicien s’embarquerait dans des chorus libres. Pour combler les faiblesses de son quartet, il s’entoura de deux souffleurs d’élite : Archie Shepp et Pharoah Sanders. A ce trio vint s’ajouter Freddie Hubbard, un ex bopper entré dans le monde de l’avant-garde en participant à l’enregistrement de free jazz. S’ajoutèrent ensuite à ces figures de proue l’alto John Tchicai, le trompettiste Dewey Johnson, l’alto Marion Brown et bien sûr le trio Jones / Tyner / Garrison.

Comme l’annonce son titre, "Ascension" voit le dieu Trane quitter la terre de ses contemporains. Avec son big band, il donne une nouvelle version du procédé chaotique de Free Jazz. Si la composition de 40 minutes qui constitue le seul titre de l’album contient bien une base harmonique, celle-ci n’existe que pour servir d’épicentre à une série d’éruptions mystiques. Grand timonier du swing, Coltrane libère ses musiciens des chaînes que les chefs d’orchestres ont trop souvent tendance à leur mettre. Réalisant l’utopie de l’homme nouveau, chacun se met alors spontanément au service de l’intérêt général. Chaque individualité s’épanouit ainsi sans nuire à ses partenaires. Ce qui ressemble d’abord à une effrayante cacophonie s’avère être une harmonie où l’individu et le collectif ne font plus qu’un.

Alors bien sûr, une telle audace ne put que passer pour un suicide commercial. Elle ne manqua d’ailleurs pas de faire fuir le grand public ameuté par la beauté universelle de "A love suprem". Mais Coltrane avait besoin de ce sabordage pour se réinventer.

Trop aliénés par leurs logiques individualistes, nombreux sont ceux qui ne virent dans "Ascension" qu’un amas de notes irritantes. Cet album ne se réduit pourtant pas à la somme de ses prestigieuses individualités, c’est au contraire la communion de Trane avec ses fils spirituels. Pour comprendre une telle musique, il faut se laisser submerger par sa transe méditative, s’immerger totalement dans ce chaos free. On se rend alors compte que, si elle change de forme, la puissance spirituelle de "A love suprem" rayonne toujours ici.      

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