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dimanche 19 septembre 2021

John Coltrane : Om

 


Depuis quelques mois, un vent de révolte souffle sur l’Amérique. Refusant de mourir dans une guerre absurde au Vietnam, la jeunesse manifeste sur fond de rock et de protest songs dylanniennes. Cette époque est d’abord guidée par un désir de libération. Libération des corps par la promotion de l’amour libre, libération des hommes par le pacifisme et le rejet de toutes formes de bigoterie, libération des esprits grâce à une substance promue par Aldous Huxley et les Merry Prankers. Ces derniers diffusent ce poison magnifique dans toute l’Amérique, les mélodies et les hommes changeant radicalement après leur passage.

Dans le studio où enregistre Coltrane, un musicien distribue la précieuse pilule à chacun de ses collègues. Trane s’était promis de rester sobre, et avait tenu sa promesse de la fin des années 50 à ce jour. Mais l’on racontait déjà que cet acide poussait les musiciens vers des contrées inconnues, les incitait à produire des mélodies surréalistes. De plus, le LSD avait une image moins glauque que l’héroïne, le folklore spirituel qui l’entourait ne pouvant qu’attirer l’auteur de "a love supreme". Pour coller aux délires mystiques de son époque, le saxophoniste concentra ses improvisations autour du "Om" hindou. Déclamées par des dévots indiens, ces deux lettres représentent pour eux la vie, sa continuation et sa fin.

La mélodie qui introduit "Om" est douce, d’hypnotiques percussions indiennes accompagnant la procession de Jones. Une inquiétante déclamation fait progressivement monter la pression, avant que le Om crié telle une secte barbare n’ouvre la voie au chaos. S’ensuit un long trip tonitruant, un déchainement révélant le jeu plus abstrait de Coltrane. Comme le disait Huxley dans "Les portes de la perception", le LSD détruit toutes les œillères mises en place par l’éducation, ramène l’homme à son innocence originelle. Le monde lui apparait alors dans toute sa merveilleuse complexité. Les musiciens expriment cette complexité aussi inquiétante que fascinante dans une transe agresssive.

Mettant en musique le principe de l’écriture spontanée cher à Burroughs, l’orchestre se laisse guider par ses visions surréalistes. Tyner se déchaine sur une série de motifs paranoïaques, les cuivres hurlent comme des âmes damnése, Jones fait battre sa rythmique tel le cœur d’un homme sur le point d’être sacrifié sur l’autel d’un rite barbare. Violente transe parano, célébration chargée de toutes les révoltes de son époque, "Om" est un ovni musical que même son auteur eu du mal à comprendre. Quand il écouta le résultat des séances, le saxophoniste eu l’impression d’entendre un autre groupe. Effrayé par ce qu’il vit comme un insupportable chaos sonore, il refusa de publier les bandes. Il fallut donc attendre 1967 pour découvrir le fruit de ces explorations surréalistes. Cette sortie fut sans doute plus motivée par l’envie de surfer sur la vague psyché que par une quelconque préoccupation artistique. "Revolver" et le premier album du "13th floor elevator" sortirent en effet quelques mois plus tôt.

"Om" prouve que, avant que le rock ne commence à planer, Coltrane avait déjà porté le jazz vers ces contrées qu’il ne retrouvera jamais. Inventant une musique que l’on peut nommer jazz psychédélique, Trane parvint à exprimer l’inexprimable, à décrire l’hallucination dans laquelle ses contemporains s’embarquaient. Pour ça, il n’hésita pas à oublier toute notion d’harmonie, à faire voler en éclat les barrières le maintenant dans sa prison terrestre. Il en résulte l’œuvre la plus abstraite de sa carrière, une expérience qu’il faut entreprendre en oubliant tout ce que l’on sait. Et c’est bien pour cela que "Om" est aussi fascinant, il nous donne l’impression de renaitre.

Il faut célébrer ce genre de petits miracles, ils sont trop rares pour être oubliés.            

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