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samedi 24 octobre 2020

Miles Davis 6

 


Comble de l’ironie, l’orchestre que Miles détestait tant le lâche au pire moment. Alors qu’il est engagé pour plusieurs concerts à New York, ses musiciens décident de partirent vers des engagements plus rentables. Seul Jimmy Cobb lui reste fidèle, mais on ne tient pas une scène avec un batteur et un trompettiste. Miles doit donc annuler plusieurs engagements, et payer plus de 25 000 dollars de réparations aux propriétaires des salles. Satisfait par ses dernières prestations, le Blackhawk de San Francisco se montre plus compréhensif, et laisse à Miles le temps de monter un nouvel orchestre.

Quand John Coltrane apprend ses déboires, il lui conseil de contacter le saxophoniste George Coleman. Ce dernier a un jeu plus sobre que le grand Trane , mais chacune de ses notes à la chaleur chère à l’auteur de « a love suprem ». Coleman est rapidement engagé, et devient ainsi la première pièce d’un jeu de piste qui mène à la naissance du nouveau quintet. Coleman propose donc d’intégrer Ron Carter à la basse. Ce dernier n’est pas un inconnu, Miles l’a déjà rencontré lorsque celui ci étudiait son instrument. A l’époque, Carter lui avait avoué son admiration pour « kind of blue » , le disque que Miles venait de sortir. « On a l’impression que la pureté de ce swing nous nettoie de nos névroses. » Cette phrase prononcée par l’apprenti bassiste l’avait marqué , un homme aussi touché par son œuvre ne pouvait que finir dans son orchestre.

Des auditions s’ouvrent ensuite pour trouver le successeur de Jimmy Cobb , ainsi que le pianiste capable d’adoucir la rythmique. Un jeune homme de 17 ans s’installe alors timidement derrière la batterie, et entame les premières mesures de so what. Le titre n’est pas choisi au hasard,  c’est un mid tempo qui nécessite autant de finesse que d’énergie rythmique. Trop influencés par certains titres de sa période modale, plusieurs batteurs s’étaient plantés en imprimant un rythme trop mou , de peur de paraître trop brutaux. Tony Williams ne commet pas cette erreur , au contraire , sa frappe autoritaire accélère le swing du morceau sans le dénaturer.

Miles est littéralement ébloui, il sait que ce jeune homme-là est un des plus grands musiciens que la batterie ait connu. On ne le dira jamais assez , si le trompettiste dessine les formes et les couleurs , le batteur pose le cadre. Et Miles sait qu’il a trouvé ici le contour idéal pour ses solos, il se voit déjà chorusser au milieu des grands espaces laissés par le feeling de ce jeune prodige.

Pour le piano , il convoque Herbie Hanckok , un pianiste que Donald Byrd lui a présenté quelques jours plus tôt. Herbie a un jeu très rythmique, mais plus mélodique que celui de Thelonious Monk. Après quelques minutes d’échauffement, le nouvel orchestre entre vite en studio, et immortalise le bien nommé seven steps to heaven.

Plus enjoué que les grands disques modaux de Miles , 1958 Miles et Kind of blue en tête , seven step to heaven montre un trompettiste régénéré. Cette formation balance un swing plus dansant et libre , la rigueur austère de l’ère Jimmy Cobb fait place à la folie festive du duo Hancock/Carter.  La trompette danse nerveusement, ou s’étire majestueusement, au milieu des décors que peint une section rythmique flamboyante. Après un tel tour de force, Miles n’a qu’une envie, diffuser cette musique aux quatre coins du globe.         

« Quintet de Miles Davis avec … » C’est André Francis , le monsieur jazz de radio France , qui présente la nouvelle formation du roi du bebop. On aurait dû garder ses présentations solennelles, elles sont comme les préfaces des grands romans, un avant-goût qui nous fait rentrer dans l’œuvre. Le présentateur a pris soin de préciser l’âge de celui qui tiendra la batterie ce soir, 17 ans.

Ce soir , Tony Williams sera le garant du swing Milesien , celui qui va donner le ton d’une prestation particulièrement enjouée. Avec lui, la batterie n’est plus une ombre discrète murmurant la direction à suivre. L’heure n’est pas aux ronronnements cuivrés , et il ne retiendra pas ses coups par peur de briser les mélodies.

Ce que le quintet célébre ici , c’est le retour d’un dialogue trompette batterie qui fut longtemps écrasé par le charisme Coltranien.  La pulsation puissante de Williams laisse assez d’espace pour que Miles puisse y loger des chorus brulants. Le trompettiste est particulièrement en forme, il faut dire que la symbiose entre les battements de Williams et les notes sautillantes d’Hancock lui inspire des transes délirantes. Sur Milestone , il retrouve les acrobaties sonores que lui inspira un spectacle de danses guinéennes.

Une rythmique de cette trempe lui permet de faire oublier les rêveries charmeuses de sketches of spains, et de renouer avec une énergie plus proche de son parrain Dizzie Gillepsie. Sa musique a de nouveau l’énergie d’une tribu de danseurs africains, la folie d’un acrobate du jazz mettant la vie de son swing en jeu à chaque improvisation vertigineuse. Impressionné par la prise de risque , le public applaudit chaque improvisation , chaque envolée où le swing peut s’écraser comme un voltigeur ayant perdu ses appuis. 

Les appuis en question n’ont jamais été aussi solides qu’ici , à tel point que les autres musiciens finissent par laisser leur guide s’exprimer dans un grand solo de batterie. Ces pulsations, c’est le cœur guerrier d’une forêt sauvage, la force délicieusement primaire guidée par une intelligence reptilienne. Le batteur frappe d’instinct, accélère et ralentit son tempo rugueux sans avoir l’air d’y réfléchir. Comme guidé par une sagesse venue du fond des âges, Williams évite magnifiquement le piège de la démonstration soporifique, maintient la pression d’un feeling à couper le souffle. Le batteur devient un peintre qui dessine son univers sauvage devant un public ébahi. Celui qui a ressuscité le génie Milesien greffait ainsi sa petite, mais impressionnante, œuvre à celle de son chef d’orchestre. Ce soir-là , à Antibes , un nouveau big band a ressuscité le cool.   

Après un tel voyage , les musiciens sont rapatriés à New York . Ils reviennent de leur voyage la tête pleine de souvenirs et les poches pleines. Durant son périple européen, Miles a payé ses musiciens 200 dollars par concerts. La somme peut paraitre dérisoire à l’heure où les grands du rock (nous sommes en 1964) se font plus de 1000 dollars par prestation, mais c’est plus que n’importe quel musicien ayant joué avec lui. Il faut aussi rappeler que, si les jazzmen sont aussi modestement payés , c’est parce que leur musique ne déplace pas les foules. La plupart des salles où ils jouent les voient comme des « cautions artistiques » , et les font jouer après des groupes de rock, ou des artistes de variété.

Avant de monter sur la scène du Lincoln Center , Miles a une grande annonce à faire à ses musiciens.

« Messieurs , ce soir nous sommes bénévoles. Les bénéfices engendrés par notre concert seront intégralement reversés à une association qui milite en faveur du droit de vote des noirs dans les Etats du Sud. » 

L’annonce assomme ses musiciens , et Herbie Hancock est le premier à réagir.

-          Tu veux dire que tu as promis que tous les bénéfices iraient à ces clowns ?

-          Oui.

-          Mais tu es malade ! Alors qu’on commençait tout juste à se faire de l’argent ! Et puis c’est quoi cette connerie de « droit de vote des noirs dans les états du sud » ? Tu crois franchement que quand des connards racistes pendent des noirs aux arbres leurs premiers soucis c’est le droit de vote ? Tu aurais au moins pu nous en parler, on aurait pu te dire que ces malheureux se foutent de voter pour des politiciens blancs qui préfèrent laisser les choses telles qu’elles sont.                                                                     

Si Miles n’a pas fait ce geste uniquement par conviction, il est amusé par ce discours qui consiste à dire que le vote n’aidera pas à combattre le racisme. Ceux qui disent ça sont tellement aveuglés par leur mépris des blancs, qu’ils ne comprennent pas ce qu’est un politicien.

Donner le droit de vote aux noirs dans les Etat les plus racistes, c’est créer une manne électorale sur laquelle les politiciens ne pourront que se jeter. En devenant un électorat, ces hommes acquièrent un moyen de pression que les dirigeants ne pourront ignorer. Mais Miles ne souhaite pas argumenter, il a justement annoncé la nouvelle au dernier moment pour éviter ce genre de débats , et l’organisateur vient déjà le chercher.

Il se contente donc de dire «  Si cela ne vous plais pas vous pouvez partir ». Sans surprise, la conscience professionnelle de son quintet le pousse à prendre place derrière son leader . La prestation démarre par « my funny valentine » qui est avec Stella le point d’orgue de cette soirée. L’harmonie fait avancer la mélodie comme un homme marchand sur des œufs, les musiciens semblent retenir une colère qui menace de tout détruire. La tension entre les musiciens ne s’est pas arrêtée aux portes de la scène, elle accentue la puissance émotionnelle d’un concert uniquement composé de ballades.

C’est exactement le résultat que Miles cherchait à atteindre en contrariant ses musiciens, leur frustration se ressent dans leurs jeux tendus. Toujours aussi brillant , Tony William semble retenir son envie de réduire les harmonies en miette, et cette frappe sèche donne plus de reliefs aux slows envoûtants. La batterie et la basse tricotent un swing rageur, presque Mingussien dans sa violence larvée.

Le piano d’Herbie Hancock a alors la charge d’apaiser les esprits, ses notes ne sautillent plus, elles chantent. On pourrait encore écrire des pages sur ce duo William/ Hancock , qui est aussi brillant quand il se complète que lorsqu’il s’oppose. La violence larvée des martèlements de Williams incite parfois Miles à hausser le ton de ses chorus , tout en gardant la même finesse mélodique. Le batteur n’a pas besoin de baisser le ton pour ne pas troubler l’harmonie, il construit le pilier sur lequel elle s’épanouit.

Miles a accordé son quintet comme un grandiose instrument, la frustration est le diapason qui a permis à chacun de trouver la sonorité qu’il voulait développer. Les musiciens sont sur la brèche, leur colère déteint sur le jeu comme un souffre dont il faut limiter la propagation. Ce souffre donne à ses mélodies la beauté fragile d’un oiseau pris dans le viseur du chasseur , on sent que ce petit battement sensible pourrait s’emballer d’un instant à l’autre.

Le spectateur est ainsi , lui aussi maintenu au cœur d’une tension merveilleuse , comme étonné que la beauté de ces ballades ne finisse pas par être brisée.      

 

   

                                                                                                    

lundi 12 octobre 2020

Miles Davis 3




Milestone sort peu de temps après workin with the Miles Davis quintet , et annonce l’entrée de son auteur dans le Jazz modal. Sans entrer dans les détails de cette sous-catégorie au nom pompeux, revenons quelques jours en arrière. Nous sommes à New York, et Miles assiste à un spectacle de danse guinéenne où joue son amie France Taylord. Il est d’abord frappé par l’énergie des danseurs, qui virevoltent comme des feux de bengale autour d’un rythme ardent. Puis il écoute ce rythme, procession tribale qui n’en finit plus de swinguer.

Ces percussions forment une hydre , le tempo change de visage comme le serpent mythologique change de tête. Les rythmes neufs poussent soudainement sur cette bête polycéphale, chacun de ses nouveaux faciès tuant brutalement le précédent. Il fallait bien ces brusques changements rythmiques pour suivre les figures virevoltantes de ces danseurs athlétiques. On a d’ailleurs l’impression qu’un fils invisible relie les pieds de ceux-ci aux bras des puissants batteurs, chaque détonation célébrant leur retour sur le plancher des vaches.

Les saccadentes rythmiques sont comme un écureuil sautant de branche en branche, la souplesse admirable de ces battements ne peut que se mélanger au swing jazzy. Avant d’être un musicien, Miles est une véritable éponge, il digère assez vite ses découvertes, pour les intégrer à son œuvre. Tout comme les grands du Milton ont initié sa période bop , la danse guinéenne le pousse dans les bras d’un jazz plus élitiste.

Dès que Miles change d’inspiration, il se rapproche de nouveaux musiciens. C’est ainsi qu’il participe à l’album « somethin else » , le chef d’œuvre de Canonball Aderley. Le duo trouve rapidement une nouvelle symbiose. Cannonball Aderley se fait appeler « le nouveau Charlie Parker » , tant son jeu virevoltant semble ressusciter la virtuosité aérienne de celui que l’on surnommait Bird. Aderley est toutefois plus bavard et percutant que son glorieux ainé, tout en sachant se fondre dans l’harmonie. Miles a trouvé l’homme capable de mettre en valeur son nouveau son, un saxophoniste bluesy et mesuré qui peut partir dans des envolées lumineuses.

Il intègre rapidement Aderley à son quintet devenue sextet, et le duo touche au sublime sur le morceau titre de l’album qu’ils enregistrent. Milestone fait flirter la légèreté d’un jazz à la rythmique déchainée, et la splendeur harmonique de la musique classique. La batterie rythme les figures d’un voltigeur imaginaire, avant de se reposer sur un ballet jazzy harmonique. Pour maintenir l’osmose entre la vivacité de son swing, et la beauté de ses compositions inspirées des grands virtuoses, Miles peut compter sur les notes cristallines de son pianiste. Ces notes permettent de donner plus de douceur à un rythme que n’aurait pas renié Monk, comme si le swing du pianiste géant traversait un voile aquatique.

Il est encore question de Monk sur Billie Boys , qui aurait sans doute incité son pied de colosse noir à marquer le rythme avec bonheur. Si il aurait apprécié cet humble hommage, la reprise de son straight no chaser l’aurait sans doute mis en transe, tant ce swing-là sait être classieux sans se ramollir.

Milestone marque le début d’une nouvelle série, il ouvre une période où le « petit gars incapable de jouer dans les aigus » se hisse au niveau de ses parrains.

1958 Miles sort si peu de temps après Milestone , que l’on peut se demander si le quintet n’a pas enregistré les deux disques d’une traite. Des changements fondamentaux ont pourtant eu lieu pendant le court laps de temps séparant les deux albums. Miles a d’abord fait la connaissance de Bill Evans, un musicien qui aime autant la musique classique que le jazz. Son jeu plus riche entre en résonnance avec ce que le trompettiste a initié sur le morceau titre de Milestone.  

Pour transformer ce qui restait un bebop novateur en symphonie cuivrée, Miles avait encore besoin d’une rythmique plus fine. Jimmy Cobb prend ainsi la place de Phily Jo Jones à la batterie. Dans n’importe quelle musique, la batterie est le cœur qui permet aux autres éléments d’interagir, changer cette pièce essentielle déclenche forcément un changement de son.

Jimmy Cobb a un jeu beaucoup plus fin et discret que son prédécesseur, il sous-entend le rythme plus qu’il ne l’impose. Et c’est exactement ce que recherche Miles, une rythmique capable de montrer la voie sans perturber les mélodies. Sous sa direction, les autres musiciens deviennent naturellement plus mesurés, ils partent naturellement dans ces mid tempos et ballades que leur leader illumine si bien. Finis les emportements fiévreux de l’album précédent, les instrumentaux coulent désormais dans un fleuve mélodieux. Le piano danse des slows langoureux avec une trompette jouée en sourdine, les saxophones murmurent et chantent majestueusement devant ce couple harmonieux.   

The Miles of 1954 montre que, en musique comme dans beaucoup de domaines, tout ce qui trop extrême est insignifiant. C’est pour cela que la mesure du Miles Davis sextet touche ici au sublime.

« Avance plus vite connard ! »

Assis à l’arrière du taxi le menant à Newport , Miles Davis n’en peut plus. Ce festival historique va atteindre son apogée en cette année 1958 , et il est encore bloqué dans la voiture qui le mène au ferry. Comme le jazz vend beaucoup moins que le rock naissant, sa maison de disque a juste accepté de lui payer le taxi. Si il s’était appelé Chuck Berry ou Little Richard, on l’aurait amené en hélicoptère si il le fallait.

Sa maison de disque devait pourtant savoir que Newport allait devenir la capitale du swing , le lieu où il devait réussir pour s’imposer définitivement. Elle aurait aussi dû se douter qu’une belle journée comme celle-ci allait inciter monsieur moyen à partir prendre l’air, bouchant ainsi la route menant au ferry. Finalement, la voiture l’amène à destination assez tôt pour qu’il arrive à Newport juste à l’heure.

Avant de commencer le concert, Miles a juste le temps de demander à Coltrane de « ne pas trop s’étaler ». Il sent bien que son saxophoniste ne partage pas totalement sa vision rigoriste du swing , et il ne veut pas qu’il parte dans des solos sans intérêt. Ce soir, Duke Ellinghton et Thelonious Monk ont effectué des prestations monstrueuses , et le public semble encore sous le choc. Il est donc hors de question qu’un débordement égoïste du saxophoniste brise l’énergie du sextet. Heureusement, la remarque de Miles est loin de paralyser Coltrane, qui ne jouera jamais aussi bien que ce jour-là.

Le saxophoniste est une véritable centrale cuivrée, ses chorus sont l’énergie brisant les atomes harmoniques , pour libérer un swing irrésistible. Face à un Coltrane si lumineux, Aderley reste en retrait, ce qui ne l’empêche pas de subir les remarques de son leader. Miles a trouvé Canonball trop scolaire, il caricaturait encore sa rigueur de « nouveau Charlie Parker ». Sauf que, cette fois ci , comme intimidé par la prestation de Coltrane , ses notes n’avaient pas la beauté légère de ses grands enregistrements. « Pourquoi joues-tu toutes ses notes qui ne veulent rien dire ! » Cette réflexion entérinait le fait que Miles et Coltrane étaient désormais les figures de proue de l’orchestre. Ayant un peu raté un rendez-vous historique , Aderley s’efface ainsi au profit d’un duo qui , désormais , représente l’alpha et l’oméga du jazz moderne.          

samedi 10 octobre 2020

Miles Davis 2



Retour au Milton , où Columbia promeut le premier orchestre de Miles Davis. Pour le présenter ce soir-là, la maison de disque a choisi un jeune excité maigre, et affublé de lunettes excentriques et d’un nœud papillon.

«  Messieurs , l’homme que l’on m’a chargé de présenter ce soir intrigue le milieu du jazz depuis quelques années. Pour le présenter, Dizzy Gillepsie parlait du « gamin doué incapable de monter dans les aigus . » 

J’ai d’abord pris cette description pour une remarque condescendante, un peu comme si le roi du bop me présentait son frère débile. Et puis Columbia m’a envoyé les enregistrements qui devraient devenir , dans les prochains jours , l’album birth of the cool. J’ai écouté ce disque toute la nuit , totalement fasciné par cette façon de dégommer toutes les règles du bop. »

Le nain binoclard remet alors un nœud papillon secoué par ses gesticulations théâtrales. Ce type à vraiment un charisme solennel, il parle comme un Clemenceau mobilisant la grande patrie du jazz. Après avoir ménagé un silence qui ne fait qu’ajouter à la solennité de son discours, le regard du tribun se tourne vers un invité de marque.  

« Nous avons la chance ce soir d’accueillir dans le public le grand Count Basie. Vous ne le savez pas mes amis, mais Billie Holliday le supplie tous les jours de revenir soutenir sa voix de tigresse sensuelle. Il fallait les voir en 1940, le maitre du swing permettant à son cygne de déployer son plus beau chant. Mais je m’égare et, si je parle ainsi du grand Basie, c’est pour vous faire comprendre à quelle symphonie vous êtes conviés.

Car Miles Davis est l’anti Basie par excellence, et il s’est encore plus éloigné de son parrain Gillepsie. Ce que vous allez entendre ce soir n’est pas du be bop , en tous cas pas du be bop conventionnel, c’est l’exact contraire de sa classe alambiquée. Cette musique est écrite, comme pouvait l’être celle de Mozart ou Beethoven. »

Notre dévot binoclard s’interrompt alors, et pointe du doigt un spectateur que sa description semble ennuyer.

«  Oui Monsieur ! Vous pouvez lever vos yeux d’ayatollah du swing ! »

Ainsi pointé du doigt, le fautif n’ose plus bouger, pétrifié par la transe verbale de son détracteur.

« Le jazz n’est pas une religion ! Le dogme érigé par certains critiques musicaux est un poison qui transformera le jazz en cadavre puant ! Le swing doit chier sur ce dogme, il doit affirmer à chaque note que ces types n’ont rien compris ! Si vous lisez ce genre de torchons, vous n’avez qu’à vous rassurer en vous disant que la douceur de Miles a un arrière-goût de Duke Ellington. D’ailleurs, comme la classe Ellingtonnienne marque à jamais les esprits de ce qui l’ont entendu, vous n’oublierez jamais ce concert. Ce swing-là est mélodique, la trompette vous susurre des refrains irrésistibles. Il n’est pas possible que ce soir, alors que la douceur d’un bain chaud ressuscite votre allégresse, vous chantiez ces bluettes cuivrés. »

Le présentateur quitte alors la scène en sautillant et en chantant ses « tadada tadada » , avant que Miles et son orchestre ne jouent le premier épisode d’une autre histoire du jazz.

Inutile de redécrire le concert, ou de chroniquer les titres qui sortiront, des années plus tard, sous le titre de birth of the cool, notre présentateur a tout dit.  Capitol a tellement aimé ces titres , qu’ils en sortiront plusieurs sous formes de 78 tours.

Paradoxalement, « birth of the cool » ne sort qu’en 1954, ce qui met Miles Davis en rage. Il vient alors de former un nouveau big bang , beaucoup plus proche du swing de ses parrains Charlie Parker et Dizzie Gillepsie. L’initiative de Capitol brouillait les pistes de son évolution artistique, ce qui n’empêchera pas walkin de le faire sortir de l’ombre.

Revenons à la genèse de walkin , qui se situe lors du premier concert parisien de Miles. Les 78 tours issus des sessions de Birth of the cool lui ont permis de se faire un petit nom sur le vieux continent, et la France va le marquer durablement.

Dès qu’il arrive dans l’hexagone, il est surpris d’être traité avec les mêmes égards que les artistes blancs. Entre les concerts, il passe ses soirées en compagnie de Juliette Gréco et Jean Paul Sartre, sans que personne ne s’étonne de voir un noir se mélanger aux blancs. L’auteur de « la nausée » lui a d’ailleurs raconté une anecdote qu’il n’oubliera jamais.

Durant la première guerre mondiale, alors que les troupes américaines étaient sous commandement français, un général américain envoya une lettre à Clémenceau. Celui-ci s’inquiétait de constater que, dans les divisions dirigées par la France, les noirs américains étaient traités de la même façon que les blancs. Cet égalitarisme risquait de les amener à se rebeller contre le racisme américain , ce qui ne manquerait pas de causer du désordre à leur retour au pays. 

La réponse de Clémenceau fut sans appel, les soldats français sont traités de la même façon sans distinction de races. La France a d’ailleurs inscrit dans sa constitution la phrase la plus anti raciste possible « tous les hommes naissent libres et égaux en droit ».

 Miles s’est ainsi rendu compte que le problème du racisme en Amérique n’était pas lié à la violence du « méchant blanc », mais à une culture américaine gangrénée par le racialisme. C’est d’ailleurs pour cela que Miles Davis n’a pas emmené Juliette Gréco en Amérique. Si elle l’avait suivi, elle aurait subi les injures et le mépris que son pays réserve aux blanches sortant avec des noirs. Il valait mieux laisser ce souvenir derrière lui.

Musicalement , ces concerts en compagnie de Charlie Parker ont permis à Miles de renouer avec un swing plus pur , de retrouver ce bop mis de côté sur birth of the cool. De retour en Amérique, Miles n’hésite pas à signer un contrat avec Columbia, avant que Prestige ne lui rappelle ses obligations. Il doit encore quelques album à cette ancienne maison de disque, et va travailler comme un damné pour remplir cette obligation au plus vite.

 En studio , le big band de Miles casse ses rythmes , varie les mélodies de ses cuivres , et offre un vibrant hommage au génie Parkerien. Il replonge avec bonheur dans le chaudron maintenu en ébullition par les rois du bop, solar est d’ailleurs une reprise d’un standard des années 40.

 Issu de ces sessions , walkin recevra les foudres d’une critique bourgeoise qui a tant aimé les mélodies polies de birth of the cool. Montrez l’avenir du doigt, et les journalistes regardent le doigt. Ils sont trop enracinés dans le présent pour comprendre ce swing agressif, puissant, et vaguement funky. Le public, lui, s’est jeté sur le disque, et Columbia offre désormais un pont d’or à son auteur.  

Si le contrat est signé, il ne peut entamer cette collaboration tant que le label Prestige n’a pas obtenu son dû. Son premier quintet semblait prêt , chauffé à blanc par les concerts précédents , mais Sonny Rollins décida au dernier moment d’aller se faire désintoxiquer. Pour le remplacer , Prestige propose le jeune John Coltrane , ce qui est loin de séduire Miles. Coltrane a déjà croisé sa route quelques années plus tôt et, à l’époque, il s’était fait lessivé par le souffle monumental de Sonny Rollins.

N’ayant pas le choix, Miles accepte tout de même de l’intégrer au quintet, mais les premières répétitions sont tendues. Le trompettiste ne supporte pas que Trane lui demande  ce qu’il doit jouer, et ne se gêne pas pour lui faire remarquer.   Sa réponse est toujours la même : « Tu es un musicien professionnel ? Tu dois donc le savoir. »

 Miles n’est pas un tyran, il a au contraire besoin que ses musiciens soient sûrs d’eux, afin qu’il puisse s’adapter à leur personnalité musicale. Si chaque disque de Miles est intéressant, c’est parce que  cet homme est un diapason qui s’adapte sans cesse aux spécificités de ses musiciens.    

Au bout de quelques heures, le quintet trouve son rythme, le dialogue voulu par son leader est enfin fixé. Après une série de concerts triomphaux, le quintet s’enferme vite en studio pour immortaliser les titres rodés en live.

Séparer cooking , relaxing , workin , et steaming with the Miles Davis Quintet serait une absurdité. Ces titres sont le fruit des mêmes séances enregistrées dans les conditions du live. L’urgence ressentie par Miles est telle, que les dialogues avec les ingénieurs du son ne sont pas supprimés sur les disques. Si l’on peut soupçonner Miles d’avoir expédier rapidement ces quatre disques pour se libérer de son contrat avec Columbia , cette urgence participe largement au charme de ces œuvres.

Privé de tout filet, le quartet ne garde que la moelle de ses improvisations cuivrées. La trompette en sourdine de Miles trouve gracieusement son chemin entre les obélisques lumineux érigés par le saxophone de Coltrane. Ce sont les passages mélodiques qui enchantent le plus, ils permettent à Coltrane de donner un avant-gout de son amour suprême.  

Beaucoup pensent que la légende de Miles commence ici, que ces quatre disques sont la cathédrale ou naît son génie. Au duo Parker/ Gillepsie succédait ainsi le tandem Davis/ Coltrane , et le jazz entame ainsi une autre page de son histoire.     

Miles Davis 1

 


Qui sont ces mecs ? Quel son majestueux sort de leurs instruments cuivrés ?

Miles Davis connaissait déjà un peu le jazz , il avait usé les quelques disques de Count Basie et Duke Ellington qu’il possédait. Mais ce soir il était au cœur du réacteur, l’édifice formant la mythologie du jazz s’élevait devant ses yeux ébahis et le faisait naître une seconde fois. On ne naît pas deux fois d’ailleurs, c’est juste que les corps sans âme s’agitent d’abord dans la quête d’une raison d’exister. Une fois que l’homme a trouvé ce but guidant son existence , il sort enfin de sa léthargie post natale pour entrer dans le monde des vivants.

Certains ne trouvent jamais ce but, et errent comme des âmes en peine , des zombies qui seront toujours plus morts que vivants. Ce soir-là,  Miles sut qu’il ne vivait que pour jouer du jazz. Il faut dire que, pour quelqu’un d’intéressé par la musique, avoir Charlie Parker jouant face à lui ne pouvait qu’être une révélation.

Il y a eu plusieurs étapes dans la longue histoire du jazz moderne, la première fut l’invention du saxophone par Coleman Hawkins. Oui, Adolphe Sax a façonné pour la première fois ce grand serpent doré, mais Coleman Hawkins lui a donné une place dans la longue liste des inventions humaines. En musique, celui qui définit le son d’un instrument mérite beaucoup plus la paternité de son invention que celui qui l’a façonné. Auguste Marshall ne savait d’ailleurs pas jouer de musique et, si les grands du blues et du rock ne s’étaient pas emparés de sa trouvaille, cet homme serait juste resté chez lui avec son joujou électronique.

Coleman Hawkins a inventé le saxophone, il a défini sa chaleur et sa beauté sonore. Charlie Parker, lui, a permis aux autres de souffler. Il fallait le voir, improvisant des solos sortis de nulle part , décollant au milieu de l’harmonie comme un oisillon sortant du nid. Les meilleurs soirs , sa virtuosité était telle que les autres musiciens oubliaient leurs interventions. Public et musiciens étaient hypnotisés par une splendeur divine. C’est pour ça que son duo avec Dizzy Gillepsie est indispensable, il pouvait le suivre sans se laisser impressionner par son souffle somptueux.

Les jours qui suivirent, Miles étudia les harmonies et perfectionna son jeu de trompette. Il apprit que la beauté qu’il avait découvert se nommait be-bop , et commença à former ses premiers groupes. Mais, rapidement, les petits concerts entre les cours ne lui suffirent plus, et ses études lui parurent de plus en plus secondaires. Il voulait partir là où le bebop s’épanouissait, à New York , et ce périple n’était pas compatible avec la poursuite de ses études. Il fallait donc annoncer à son père médecin que son fiston ne suivrait pas la même voie, que celui qui était jusque-là un élève assidu avait décidé de tout sacrifier à son art.  

Quand il lui annonça simplement sa décision de stopper son parcours scolaire, son père eu une réaction qui le surprit agréablement :

« Fait ce qui est bon pour toi. Tu es le seul à savoir ce que tu dois faire. »

La plupart des parents ne se rendent pas compte de l’impact de leurs paroles, ils ne comprennent pas qu’elles sont comme un mantra par rapport auquel leurs enfants construisent leur personnalité. Ce soir-là, le père de Miles venait de prononcer la phrase qui guidera son fils tout au long de sa carrière.

 

Notre musicien arrive donc à New York au milieu des années 40, et se précipite vers le Milton. Tous les grands du be-bop se sont fait les dents dans cette salle, devant un public principalement composé de prostituées de luxes et de leurs clients.

Au Milton , les plus grands virtuoses de l’époque produisaient le swing le plus pur , les harmonies les plus novatrices. C’est là  que Miles retrouve Dizzy Gillepsie , quelques années après son passage dans la ville de son enfance. Les deux hommes se sont ensuite croisés lors d’un concert d’un des premiers groupes de Miles , mais ils ne s’étaient pas parlés. Il faut dire que ce soir-là, après avoir vu ces jeunots jouer, Duke Ellinghton avait récupéré le bassiste de son big band. C’est en partie cet incident qui incita Miles à tenter sa chance au Milton, mais c’était surtout un honneur de se faire prendre un de ses musiciens par le Duke.

 Il faut bien comprendre que , si le Milton a attiré une brochettes de futurs héros du jazz , c’est parce que cette musique y était farouchement défendue par les organisateurs. Un jour, Miles avait assisté à la performance pitoyable d’un petit branleur prétentieux. L’homme s’était pointé avec deux filles et, pour les impressionner, il avait tenté d’improviser un petit solo de saxophone sur scène. Les organisateurs l’ont rapidement poussé à quitter la scène et , une fois dehors , lui fait passer l’envie de recommencer.

Cette violence était saine, elle permettait à ce genre de crétins de comprendre qu’ils ne vivaient plus chez leur mère. Le jour où on laissera un type qui ne sait ni jouer d’un instrument ni composer monter sur une scène, sans que personne ne lui fasse comprendre son erreur, la musique mourra.

Mais revenons à cette journée où Miles fut introduit dans le milieu du Jazz par Dizzy Gillepsie. L’homme venait de lâcher son dernier solo supersonique , et s’empressa de le rejoindre.

DG : Tiens mais c’est le jeunot qui a offert son bassiste à Duke ! Alors tu joues toujours aussi lentement ?

MD : Comment ça ?

DG : Quand tu joues, tu ne pars jamais dans les aigus, un peu comme si tu jouais une berceuse.

MD : Je n’entends pas les notes trop aigus, c’est pour ça que je joue toujours en médium.   

Là-dessus, Charlie Parker vient se joindre à la conversation, comme si les trois hommes se rejoignaient là depuis des années. Après une longue discussion, Charlie Parker voulut que Miles rencontre un pianiste.

CP : Si tu veux composer un jour, il faut que tu entendes un pianiste jouer. Ces hommes ont l’harmonie dans le sang.

 MD : Tu ne m’apprends rien, Count Basie fait partie des musiciens que j’ai le plus écouté.

CP : Si tu crois en savoir tant que ça , écoute le type qui vient de s’installer.

Absorbé par sa conversation, Miles Davis n’avait pas vu qu’on avait installé un piano au centre de la scène. Rapidement, un géant en pris possession, un goliath noir posant ses énormes mains sur les touches d’ivoires. D’habitude, le pianiste se fondait dans l’harmonie, ses notes étaient comme des esquisses autour desquelles le groupe construisait le morceau. Nommé Thelonious Monk , le Géant qui s’agitait comme un damné sur son piano était au contraire le guide imposant le tempo et les mélodies, le maitre d’œuvre en même temps que l’ouvrier besogneux.

Ce que Miles retiendra surtout de Monk, ce sont ses silences, son sens de l’économie permettant à l’écho de ses notes de former un tableau magnifique. Par la suite, Miles Davis a intégré le groupe de Parker et Dizzy, son jeu discret et sobre lui permettait d’apprendre sans risquer de faire de l’ombre à ses monumentaux pygmalions. Tout se passa pour le mieux pendant plusieurs mois, le big band produisit un disque salué par la critique et le public, puis Charlie Parker se mit à déconner.

Les premier jours , celui que l’on surnommait Bird arrivait habillé comme un clochard, il faisait tellement pitié que Miles l’hébergea quelques jours. Malheureusement, l’héroïne qu’il s’envoyait est un poison sournois , et Bird ressemblait de plus en plus à un gros oiseau malade. Il finissait par faire peur à tout le monde, et Miles  fut obligé de le virer de chez lui. Mais les choses ont vraiment basculé quand la dope a eu raison de son jeu magnifique. Les premiers temps , Bird arrivait dans un état pitoyable , il avait l’allure d’un sexagénaire alors qu’il n’avait qu’une trentaine d’années. Mais une fois sur scène, son corps se régénérait, et il scotchait de nouveau tout le monde. Ce miracle s’est produit quelques jours, jusqu’à ce que son souffle s’éteigne d’un seul coup.

Suite à ça , Charlie Parker est devenu introuvable , certains disait même l’avoir vu tenté de jouer dans la rue pour exorciser ses démons. Cette déchéance n’a pas empêché certains d’affirmer que c’était en fait l’héroïne qui lui avait donné son génie, et beaucoup de jazzmen se shootaient dans l’espoir d’obtenir le souffle de Bird. Cette idiotie a sans doute aussi servi d’excuse à de nombreux jazzmen héroïnomanes.

 Comme l’expliquera plus tard Marc Edouard Nabe , les jazzmen ne prenaient pas de la drogue pour s’éveiller , mais au contraire pour s’assommer. Aucune drogue ne transformera un idiot en génie, elle permettait juste à ces mêmes génies de construire des œillères, qui maintenaient au loin tout ce qui n’était pas lié à leur musique. Le musicien de jazz atteint de tels sommets en produisant son art, que toute descente de ce nuage lui parait insupportable. Il préfère donc passer le reste de son temps dans un état second. D’Herbie Hancock à Billie Holliday , de Charlie Parker à Lester Young , tous ont cédé au charme de cette salope mortelle qu’est la drogue.

Miles apprend finalement le décès de Charlie Parker en 1955, son corps était si abimé que le médecin légiste qui l’a ausculté lui a donné l’âge de 64 ans. Pendant que son premier parrain terminait son calvaire, Miles Davies avait perfectionné son jeu en compagnie de Lester Young 

Young était déjà une légende depuis qu’il força le respect de Coleman Hawkins lors d’une improvisation historique. Mais celui qu’on appelait président arrivait lui aussi au bout de son parcours, et plusieurs témoins affirment qu’ils l’avaient vu s’écrouler après un concert. Avant de partir, president eu tout de même le temps d’apprendre sa fameuse fluidité à Miles. Lester Young posait ainsi la dernière pièce de ce qui allait devenir l’album birth of the cool.