Rubriques

vendredi 8 janvier 2021

Tangerine Dream : Stratosfear


Le parcours d’un groupe comme Tangerine dream est un chemin sans but. Le trio est une horde de druides vouée aux expérimentations les plus folles, et il passera toute sa carrière à chercher sans trop savoir ce qu’il veut trouver. Pour Tangerine dream , la musique est comme le labyrinthe du minotaure , une énigme insoluble , une quête dont les étapes successives sont plus importantes que l’objectif. Le groupe expérimental ne bénéficie d’aucun gimmick rassurant, d’aucune référence à suivre, il produit lui-même les repères qu’il utilise par la suite.

Forcément, face à un tel manque de stabilité, le chroniqueur peut se sentir perdu. Ce genre de musiciens ne peut être comparés à Chuck Berry, John Lee Hooker, et autres références qu’il agite comme des doudous rassurants. Le musicien lui, est rassuré dès qu’il a fini son premier album. Pour lui, cet acte fondateur est l’équivalent de la première ligne de l’écrivain, une fois qu’on l’a fini le reste vient tout seul. Il y a alors une progression qui s’instaure, un schéma logique que seul Tangerine dream maitrise.

On a ainsi vu les allemands passer d’un psychédélisme électronique à une symphonie glaciale, sans oublier le bruitisme fascinant de son troisième album. L’instrumental « traditionnel » se faisait progressivement dévorer par l’électronique, la symphonie spatiale devenait une prière de monstre mécanique. Rubycon était l’aboutissement de ce processus, un typhon ambient et mélodique balayant tout repère terrestre.

Et puis ricochet est revenu à une musique un peu plus terrestre, sa batterie et sa guitare donnant plus de vie aux bulles mélodiques de ces mages électroniques. Ce faux live montrait une nouvelle voie, mais aucun des musiciens n’était d’accord sur la façon de la poursuivre. Rapatrié à Berlin, le groupe accepte donc de convoquer un producteur pour arbitrer entre ses différents points de vue. Après avoir produit le superbe rock bottom de Robert Wyatt , Nick Mason est donc convoqué à Berlin.

Tangerine Dream pensait sans doute que le batteur de Pink floyd allait leur offrir un peu de cette splendeur rêveuse, qui ressuscitât l’ex batteur de Soft machine. Mais Mason se révèle vite incapable de choisir entre les voies proposées par le groupe, et repart sans avoir participé au moindre enregistrement. Réveillé par cette déroute, le trio décide de se répartir les rôles. Peter Baumann sera l’architecte chargé de bâtir les lignes séquentielles, ces colonnes tournoyantes, sans lesquelles le groupe se serait perdu dans ses décors bruitistes.                                           

Sur cette base, Christopher Franke lance ses chorus de batterie, roulements déchainés formant le muscle de l’humanoïde musical qu’est stratosfear. Il est à noter que les nappes de mellotron de Baumann n’ont plus rien à envier aux meilleurs moments d’Edgard Froese. Egalé sur son propre terrain, le leader de Tangerine dream habille cet amas de circuits et de muscles dans une enveloppe plus charnue. Ses accords coulent, comme le sang irrigant le puissant organe que forment les percussions.     

La musique de Stratosfear est beaucoup plus travaillée que celle des albums précédents. Il faut dire que la technologie a encore donné un coup de pouce au trio, et des machines plus modernes leur permettent désormais d’enregistrer certaines sonorités. Progressivement, Tangerine Dream ajoute plus de cordes, de chœurs, et de percussions, et agence ces matériaux comme des esclaves construisant la grande pyramide de Gizeh.

De l’union entre la tradition et l’innovation, entre les instruments conventionnels et avant-gardistes , il nait une nouvelle base que chacun est libre d’emmener plus loin. Sur les passages les plus méditatifs, la basse lance des lignes nuageuses, pendant que le mellotron siffle comme une flute enchantée. Ce même mellotron crée des nuages délicats , à travers lesquels s’engouffrent les arpèges , qui peignent leurs fresques somptueuses sur cette surface douce. Pendant ce temps, les percussions se posent délicatement sur un synthétiseur cotonneux, comme un chat marchant sur la banquette du salon.  

Le temps d’un intermède plus rythmé, une harmonie céleste joue le blues du cosmos. Stratosfear est l’accord parfait entre la musique terrestre et la folie spatiale de Tangerine dream. Folk atmosphérique, space rock bucolique, l’album explore un vocabulaire musical inédit et exaltant, révolutionne ce que l’on nomme vulgairement l’école de Berlin. Ce n’est pas la dernière apothéose d’une histoire démarrée en 1970, mais le nouveau chapitre d’une mythologie que le groupe écrit à chaque album.  

  

SONIC YOUTH : Washing machine (1995)


Formé au début des années 80 à New York, Sonic Youth a d’abord pratiqué une sorte de no wave expérimentale sur ses premiers enregistrements avant de produire ce qu’on a appelé le noise rock sur Bad Moon Rising, Evol et Sister.

Puis arrivera le temps de la reconnaissance et des albums phares : Daydream Nation, Goo et Dirty.

La particularité du groupe est bien évidemment à chercher du côté du son et notamment des guitares à saturation, à la limite de la rupture, presque bourdonnante comme une nuée d’insectes.

Sorti en 1995 Washing Machine est l’un des meilleurs albums du groupe mais surtout l’un des plus représentatifs, entre légèreté pop, expérimentation sonore/sonique et noise rock bruitiste.

Le dernier très grand album de Sonic Youth qui continuera à produire de bons disques jusqu’à The eternal le dernier, sorti en 2009, que je trouve vraiment bien et qui achève une carrière de presque 30 ans

Avec « Washing machine » en osant un peu on pourrait presque dire qu'on a droit au mix parfait entre punk désarticulé et rock planant / psychédélique tant les atmosphères sont bizarres , ce qui ne surprend pas avec un groupe comme Sonic Youth.
Un des albums les plus « cool » du groupe même si bien sur ça reste du rock noise et toujours expérimental mais il y a parfois quelques petites ambiances ou touches bluesy ou planantes assez sympas (plus que sur Goo ou Dirty en tout cas).


Quelques morceaux cools plutôt intéressants : « Saucer-Like », « Unwind » (qui part doucement pour mieux monter progressivement en intensité, en puissance mais tout en contrôle), « Little trouble girl » qui fait penser à une balade « californienne (bof bof !!) et « The diamond sea » (cool seulement en partie !!) ; cette pièce de 19 minutes entre blues, noise, rock planant et expérimentations sonores est le titre phare de l'album - mais pas forcément mon préféré - une espèce de « noise planante » puis bruitiste assez bluffante et hallucinante. une expérience auditive magnifique et parfaitement réussie.


Pour moi les meilleurs titres sont « No queen blues » et « Panty lies » (morceau hypnotique s'il en est ), c'est le Sonic Youth que j'aime. Énergique, hargneux, rageur, puis « Junkie's promise », « Washing machine » (légèrement blues rock par moment, avec notamment une magnifique seconde partie blues planante), « Becuz » et bien sur « The diamond sea » déjà cité.
Toujours un son et une ambiance uniques, c'est ça qui fait le charme de Sonic Youth ; même si on connaît le groupe on a toujours droit à quelques surprises d'un album à l'autre.

Car Sonic Youth a un style musical qui lui est propre (et reconnaissable entre 1000), avec un sens de la mélodie bien particulier car la mélodie est elle-même déstructurée par des guitares qui sont sans cesse sur le fil du rasoir, une impression d’être toujours à la limite, proche de la rupture, quasiment en déséquilibre permanent.

Déstructuration qui peut aussi parfois, sur certains titres, concerner le chant tenu alternativement, selon les morceaux, par Thurston moore l'un des guitaristes ou Kim Gordon la bassiste.

Et Sonic Youth peut se targuer d'avoir inventer et donner ses lettres de noblesse au noise rock, au moins sous cette forme.

Alors bien sûr si l'on ne connaît pas et qu'on n'a pas l’habitude de ce son si atypique cela peut surprendre l’auditeur et nécessiter plusieurs écoutes avant d’apprivoiser la musique générée.

Un disque un peu plus calme, plus  « planant » , plus mature, plus maîtrisé que les précédents.
Et davantage de longues plages instrumentales que sur « Dirty » ou 
« Goo » mais toutefois qui s'éloigne du côté pop qu'on pouvait trouver sur Goo  (ce dernier restant sans doute l'album le plus accessible du quatuor New-Yorkais).

C’est aussi peut-être l’album où Sonic Youth explore le plus d’univers musicaux différents, le plus aventureux mais toujours avec finesse et maestro, toujours en maîtrise.
Un très bon album que je situe juste derrière le trio magique (
« Dirty » « Daydream nation » et « Goo ») des meilleurs albums de Sonic Youth qui a été, rappelons-le,  pendant plus de 25 ans l’un des groupes les plus novateurs et créatifs de la scène rock et pas seulement « alternative », un groupe incontournable qui a marqué son époque, influencé maintes artistes et qui a toujours su se renouveler


mercredi 6 janvier 2021

SUICIDAL TENDENCIES : Suicidal tendencies (1983)




Avant de passer au crossover (à partir de l'album "Join the army" ) puis au thrash métal (à partir de "How will I laugh tomorrow"...) avec le succès que l'on sait mais avec aussi quelques petits ratés discographiques, on oublie trop souvent que Suicidal tendencies a été l'un des précurseurs d'un certain type de hardcore ayant autant influencé le skate punk que la frange la plus extrême du punk US. 
Ce premier album est une bombe sortie en 1983 et qui marque le mouvement hardcore de son empreinte. Un des albums les plus agressifs de son époque et qui a largement influencé la musique extrême, quelle soit punk, hardcore ou métal. 

Il est d'ailleurs pour moi leur meilleur même si le groupe en a sorti quelques uns de qualité. 
Un style musical punk hardcore bondissant, tout en souplesse, d'ailleurs ce n'est pas pour rien que Suicidal tendencies a toujours été un des meilleurs groupes sur scène et Mike Muir un showman hors pair (le concert de ST de 1988 à l'Elysée Montmartre reste parmi les cinq meilleurs que j'ai pu voir, avec une intensité rarement égalée) . Et même sur disque on l'imagine bondir, courir et sauter tel un fauve ! Pas étonnant que Suicidal Tendencies a été une grande influence pour de nombreux groupes skate punk (rappelons le morceau "Possessed to skate" sur le second album) . 
Musicalement ST est toutefois différent des groupes punk hardcore de la côte Est des USA , ici la rythmique est moins lourde, plus aérienne. Avec beaucoup de changements de rythme, des accélérations, décélérations qui sont presque la marque de fabrique musicale de Suicidal tendencies. 
Il y a certes un côté un peu bourrin parfois mais c'est plus technique que ça en a l'air. Les musiciens assurent et les compositions montrent beaucoup de liant. 

C'est très novateur dans le genre et assez différent également par rapport aux ténors du hardcore US à savoir à Dead Kennedys, Black flag, Bad brains ou Minor threat ... Et à 1000 lieues des groupes punk britanniques de 1983 tels Exploited ou GBH. 
Et puis ST c'est aussi le look, celui des gangs à l'instar des groupes hardcore de la côte Est, ici les gangs sont ceux de Los Angeles et les fameux bandanas. 
Car ce premier album des Suicidal tendencies ne ressemble à rien de semblable déjà sorti dans le punk hardcore. C'est bien violent tout en gardant toujours une certaine mélodie. Mais comme je l'ai déjà dit ce qui caractérise ST et qui sera sa marque de fabrique y compris quand le groupe prendra son virage crossover puis thrash métal ce sont les changements de rythme incessants qui ponctuent quasiment chaque titre. 

Des accélérations de folie, souvent cinglantes atteignant pour l'époque une vitesse quasi inouïe. 
Le groupe a aussi un son et un style propre, quasiment inimitable, la façon de chanter de Muir y étant également pour beaucoup. 
Une voix assez spéciale , presque chaloupée et qui monte progressivement en intensité. 
Et puis un mot sur les textes fidèles au genre mélangent politique, social et humour décapant avec le petit zeste de provocation mais sans être méga politisées comme Dead Kennedys ou MDC. 
Ça commence avec "Suicidal's an alternative / you 'll be sorry" qui donne le ton. 
Le mélange des tempos vous prend à la gorge, pas le temps de respirer. Idem pour "Subliminal" , "Institutionalized", "I want more" et l'excellent "I saw your Mummy" . 

Certains de ces titres annoncent déjà l'album suivant "Join the army", plus crossover et qui ne sortira que quatre ans plus tard en 1987.
D'autres titres privilégient le rentre-dedans sans détour : "Fascist pig" , "Memories of tomorrow" et le sulfureux "I shot the devil", morceau dans lequel Mike Muir se met dans la tête du type qui a tiré sur le président Reagan et livre un texte au vitriol. Pour moi le meilleur titre de l'album avec "I saw your Mummy" . 

Sur "I want more" la voix de Muir se fait même douce, posée et calme par moment. Quant à "Suicidal failure" qui termine l'album c'est un titre presque cool dans la première partie , qui monte progressivement en puissance pour finir en apothéose. 
Que les morceaux soient courts et rentre dedans ou longs et plus travaillés il se passe toujours quelque chose avec ST. 

Ensuite que ce soit dans sa période crossover ou thrash métal Suicidal Tendencies reprendra en partie la même recette mais avec des morceaux mieux structurés, plus travaillés et surtout un son très différent, notamment au niveau des guitares. 
Mais nous avons là un monument du punk hardcore et un des disques les plus ultimes de la première moitié des années 80.

Un brûlot punk hardcore parmi les meilleurs du genre, une tuerie avec des classiques à la pelle, des morceaux indémodables et qui resteront des modèles du genre tels "I shot the devil", "I saw your mummy", "Institutionalized", "Subliminal", "Suicidal's an alternative / you will be sorry", "Fascist pig", "Two sided politics"... Quasiment tous les titres en fait !!!

Tangerine Dream : Rubycon



Encouragé par une prestation qui a marqué son public à vie, Tangerine Dream retrouve son studio anglais. Comme pour Phaedra , l’enregistrement de Rubycon fut douloureux. Servi par une alimentation électrique défectueuse, le studio subissait des chutes de tension déréglant un matériel déjà erratique. Tangerine Dream dut donc lutter pour entretenir la grâce de ses animaux mécaniques.

Ayant remis les séquenceurs au centre de son système musical, Tangerine dream se concentre sur ses mélodies. Au fil des improvisations , le trio finit par tisser une fresque musicale de plus de trente minutes , qu’il décompose en deux partie. Rubycon est donc l’aboutissement d’un processus démarré sur la seconde face d’Alpha Centaury , et qui se termine avec ce long titre composant tout un album. La première partie nous berce lentement, prolonge l'eden musicale introduit sur Atem. On peut encore saluer la virtuosité d’Edgard Froese , dieu du mellotron inventant des mondes lumineux.

La seconde partie de la fresque Rubycon est plus tendue, plus sophistiquée aussi. Partant sur un mantra binaire, Tangerine dream augmente progressivement le nombre de notes, créant ainsi un crescendo vaguement inquiétant. Chœurs chantés par des sirènes synthétiques, prière se déployant sur une rythmique vaporeuse, monastère électronique aux décors parfois inquiétants, Rubycon est un monolithe fait de plusieurs teintes. On pense successivement au paradis et à l’enfer , on entre dans l’eden avant de retomber au purgatoire.

Sur certains passages, le mellotron installe une atmosphère pesante, les synthés gémissent comme des âmes en peine. Puis ce mouroir s’illumine, ce qui nous semblait être des gémissements de damnés devient apaisant comme un chant de mouettes. Aussi radicale soit elle, cette évolution s’est faite progressivement et naturellement, comme des rayons solaires perçant progressivement un ciel d’orage. Avec Rubycon , la musique de Tangerine dream gagne en cohérence et en cohésion , ce n’est plus un monde que nous découvrons mais une sensation.

Finis les décors blancs ou noirs, les sentiers rêveurs ou cauchemardesques, Rubycon met fin à plusieurs années de manichéisme musical. Ecouter ce disque, après avoir traversé les œuvres précédentes, c’est comme passer du noir et blanc à la couleur. N’y voyez pas de jugement de valeur, Zeit restera toujours une des plus grandes œuvres du trio. Mais Rubycon permet désormais de varier les décors et les émotions dans une même fresque mélodique. Ce changement s’est fait par étapes, Phaedra a d’abord imposé des formes plus cohérentes , imposantes statues de glaces belles comme des dieux grecs. Puis, après avoir trouvé le modèle capable de fusionner ses sons , Tangerine dream a commencé à travailler la grâce de ses toiles sonores.

Rubycon correspond d’abord à ce moment clef, où Tangerine dream est devenu assez maitre de ses effets pour inventer de nouvelles mélodies. Après une telle découverte, revenir en arrière n’est plus possible. Alors, tel César traversant un autre Rubicon, Tangerine dream semble affirmer que les dés sont jetés. Et le triomphe de nos allemands sera digne du récit de la guerre des gaules.       

 

lundi 4 janvier 2021

Tangerine Dream à la Cathédrale de Reims


Alors que son concert triomphal au rainbow l’a fait entrer dans la légende du rock, Tangerine dream se dirige vers la prestation la plus marquante de son histoire. En ces années 70 , les dogmes n’ont plus réellement d’emprise sur le vieux continent. Plus occupée à se libérer de la vieille morale catholique qu’à fréquenter les églises, l’Europe n’en est pas moins friande de nourriture spirituelle. Certains la trouvèrent dans le mouvement hippie, d’autres suivirent l’enseignement de quelques yogi plus ou moins véreux. La religion n’était plus là, mais il fallait bien quelque chose pour fuir un peu la triste réalité. Les rockers, eux , ont trouvé leur nouvel opium depuis que les Beatles initièrent une vision plus large du rock.

C’est ce public qui applaudit Tangerine dream au rainbow , poussant le groupe à devenir un des papes de cette nouvelle religion musicale. Alors, ils prirent d’assaut la cathédrale de Reims, où Clovis se convertit au catholicisme pour réunir ses hordes barbares. Le franc actait ainsi  le début de plusieurs siècles d’hégémonie catholique en Europe, période que les allemands viennent achever en jouant dans cette cathédrale historique. Si les rois s’y rendaient pour se présenter comme les représentants de dieu sur terre, Tangerine  dream va donner un aperçu de ce que pourrait être la grâce divine.

Dans la cathédrale, les murs semblent répéter les échos de ses chorales mécaniques , comme si les fantômes des grands hommes sacrés ici, se mettaient à reproduire ce cœur synthétique. Si il y a bien un jour où la musique de Tangerine dream parut transporter ses auditeurs hors du monde, c’est bien ce jour-ci.  Ce décor grandiose enfermait les spectateurs dans un écho formidable, les spectateurs avaient réellement l’impression  que la cathédrale était plantée quelque part dans le cosmos.

Imaginez l’effet formidable que pouvait faire un orgue aussi grandiloquent que le mellotron d’Edgard Froese, l’impression que pouvait donner des synthés sifflant comme des torrents nuageux , ou grondant comme des comètes en pleine traversée du cosmos. Aucun enregistrement officiel ne viendra documenter ce moment historique, et quelques bootlegs de qualité variable s’échangent encore à prix d’or.

Ces bandes doivent pourtant dormir dans les caves d’une maison de disques , mais personne n’a encore voulut les exhumer. Il ne nous reste alors qu’à réécouter en boucle les enregistrements de cette période, chercher dans Oedipus tyrannus , Phaedra, et les live précédents , un aperçu de ce qu’a dû être ce concert. Il nous manquera toujours l’essentiel : le son de la cathédrale, symbole du triomphe du mysticisme sur un dogme réducteur.

Car c’est bien de ça qu’il s’agit, du triomphe du rock sur la bible. Et Tangerine dream enfoncera plusieurs fois le clou, avec la bénédiction d’un Vatican, qui voyait sans doute dans ces concerts le moyen de ramener à lui ses brebis égarées. Elle ne comprenait pas que faire jouer ce groupe dans les cathédrales et autres lieux de culte fut sans doute l’acte le plus anarchiste de la pop moderne. L’anarchisme n’empêche pas le mysticisme, bien au contraire. L’homme a besoin de croire en une beauté ou une sagesse supérieure, qu’elle se nomme Art, Science , Littérature ou Musique. En entrant dans cette salle Tangerine Dream lui donnait un émerveillement qui le détournait encore plus des religions organisées.

Touché par cette grâce, il pouvait ainsi redécouvrir le monde en homme libre.             

samedi 2 janvier 2021

Tangerine Dream : Live at Rainbow ( Londres)

Jimi Hendrix y brula sa guitare pour la première fois, avant que Ziggy Stardust n’y célèbre l’avènement du glam rock. Au départ, le rainbow était une salle de cinéma, c’est aujourd’hui un symbole du rock. Arrivé sur place quelques jours après l’enregistrement d’oedipus tyrannus , le groupe subit d’abord la fraicheur de cette salle. Quand Edgard Froese ose enfin demander si il est possible de mettre un peu de chauffage, les techniciens lui répondent comme si cette demande était une insulte. Pour eux, si ces boches ne sont pas satisfaits de la température de la salle, il leur suffit de réparer eux-mêmes un chauffage, qui n’a pas du fonctionner depuis la dernière guerre.  

Ne souhaitant pas provoquer une dispute pour si peu, les musiciens effectueront leur balance en gardant leur épais manteau. De toute façon, cette opération ne sera pas très longue , l’objectif étant simplement de caler le matériel sur une certaine tonalité. Comme nous l’avons vu précédemment, la machinerie de Tangerine dream se dérègle assez facilement, ce qui les oblige à improviser chacune de leurs prestations. Certains se souviennent encore de ces soirs, où la magie habituelle semblait avoir disparue, transformant la symphonie robotique du trio en cacophonie électronique.

Alors que nos musiciens venaient boucler les derniers réglages de sa machinerie, John Peel entama son discours d’introduction. Pape des DJ , John Peel est un guide qui a largement participé au succès du groupe. Le discours terminé, Tangerine dream s’engage dans une nouvelle lutte pour dompter la machine. Lors des précédents concerts, la bataille a parfois tourné à son désavantage, mais ce soir la bête est plus docile. Le groupe a d’abord planté un décor sombre et envoutant, enfermant la salle dans la noirceur lumineuse chère au groupe. Les bruits électroniques entrent en harmonie grâce aux nappes de mellotron , soleil musical régissant les mouvements de cette galaxie sombre.

Plus présent que jamais, le mellotron s’embarque dans un crescendo spirituel, sur lequel le synthé fait souffler un vent emportant les esprits au sommet d’un nouvel Olympe. Ce décor s’assombrit et s’illumine, s’agite et s’apaise. Les machines feulent comme des bêtes traquées, avant de ronronner comme un gros chat métallique. Ce soir au rainbow , le temps s’arrête de nouveau , ces trois mages reprennent possession de l’horloge régissant nos vies , et des décors que nous explorons. Dans la salle, aucun bruit ne vient perturber cette communion entre l’homme et la machine, aucun homme n’ose perturber ce moment de grâce.

Penchés sur leurs tableaux de bord, les membres de Tangerine dream semblent diriger un vaisseau toujours prêt à s’écraser. Leur fusée flirte dangereusement avec des météores en fusion, ses réacteurs frôlent de prêt la comète de la cacophonie.  Et pourtant, les sons se marient parfaitement, des manœuvres que notre ignorance de ce monde nouveau trouve suicidaire créent une harmonie parfaite. Plus bruitiste au début, la fresque qu’improvise Tangerine dream se déploie ensuite autour d’un beat binaire et froid, comme un boa s’enroulant autour d’une tige métallique.  On est alors endormi par un mantra électronique, avant qu’un mirage sonore ne définisse le scénario de nos rêves.

D’ailleurs, si la religion n’est qu’un rêve éveillé, un opium déviant le peuple de sa triste réalité, Tangerine Dream est désormais la seule religion capable d’émerveiller ses disciples. En ces années 70 , alors que l’occident commence à rejeter ses vieilles racines chrétiennes, cette musique constitue un nouveau moyen d’évasion. Après avoir conquis le temple des rockers, Tangerine dream devait donc prendre possession des lieux où sa musique peut pleinement s’épanouir, c’est-à-dire les symboles de l’âge d’or du catholicisme et du christianisme.

Oui , le rock va désormais à l’église , mais ce n’est que pour perpétuer son travail de libération des masses.           

vendredi 1 janvier 2021

Tangerine Dream : Oedipus Tyrannus


Nous attaquons maintenant le graal du répertoire de Tangerine dream. Joué en 1974 , lors du festival de Chichester , Oedipus Tyrannus ne sera publié officiellement qu’en 2019 , dans le coffret in search of the hades. Plongé dans une tournée triomphale en Angleterre, avant de travailler sur rubycon , le trio a préféré mettre les enregistrements de Oedipus tyrannus de côté. On ne lui en voudra pas, tant le recul que nous avons aujourd’hui nous permet de mieux apprécier cette œuvre charnière.

Le temps de ce disque, les séquenceurs sont mis au placard, et le groupe renoue avec le bruitisme fascinant de ces quatre premiers albums. On pense forcément à Zeit , dont la noirceur planante est ressuscité dans act 1. L’électronique se contente de nouveau de déformer les sons des instruments traditionnels. Sur act 1 Edgard Froese effectue d’ailleurs un glissando de guitare tutoyant les anges, que Jimmy Page ne faisait qu’effleurer avec son archer.

On entre de nouveau dans l’ambient pur, le mellotron, ou les percussions mécaniques de battle, nous aspirant dans une planète voisine de Zeit. On peut alors se demander si cet album n’est pas un acte de résistance au succès. Après tout, Phaedra avait montré une formule aussi lucrative que fascinante, et Tangerine dream aurait pu être tenté de reproduire ce schéma lucratif. Alors, pour éviter de se fossiliser dans les beats hypnotiques de Phaedra , le trio aurait produit son opposé. A moins que ce ne soit le fait de créer un fond sonore pour la pièce Oedipus tyrannus, qui ait poussé Edgard Froese à renouer avec ses atmosphères abstraites.

Dans tous les cas , Oedipus tyrannus redécouvre les possibilités infinies présentées par les quatre premiers albums de Tangerine Dream. Sympathique surprise, les flûtes font leur grand retour, et dirigent la danse sur le bien nommé act 2 : baroque , où l’ambiance est plus médiévale que spatiale. Puis un synthétiseur synthétiseur vient briser cette noirceur sonore. Ce sifflement est un paon qui séduit l’esprit, sa roue transporte nos pensées dans le cosmos. C’est là que le mellotron prend le pouvoir, décidant si nos décors seront rassurants ou inquiétants, mystiques ou rêveurs.

On constate alors que, si la plupart des groupes anglais ont figé le mellotron dans des mélodies symphoniques , jazz , ou pop , Tangerine dream semble réinventer cet instrument à chaque utilisation. 

Malgré sa proximité avec le vieux répertoire de ses auteurs, oedipus tyrannus n’est pas une œuvre passéiste. Plusieurs de ses passages seront d’ailleurs retravaillés sur des disques comme Encore ou Rubycon. Bien sûr, le séquenceur reviendra mettre un peu d’ordre dans  cet univers foisonnant. Tangerine dream repartira ainsi vers une musique plus construite, au détriment de ses décors planants.

Lettre d’adieu à un monde qu’il s’apprête à quitter, oedipus tyrannus est aussi l’oasis dans lequel ses auteurs viendront chercher la matière composant leurs futures symphonies futuristes. Devenu fan du groupe après avoir découvert leur premier disque, John Peel fait entrer cette musique dans des milliers de foyers, qui ne se doutent pas que ses auteurs sont déjà partis plus loin.