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Qu’est-ce que je dois jouer ?
- Si tu es musicien, tu dois le savoir !
Voilà donc le premier échange que Coltrane eut avec Miles Davis. Le trompettiste ne lui avait pas dit un mot durant la tournée précédente, son regard méprisant suffisant à exprimer l’idée qu’il se faisait du jeune saxophoniste. Il ne fut pas le seul à mépriser ce musicien hésitant, la critique prit elle aussi le nouvel arrivant pour cible. « Manque de personnalité », voilà le reproche qui revint sans cesse. Les journalistes sont des fous qui pensent que l’on peut courir un marathon quelques semaines seulement après avoir appris à marcher. Il faut dire que Miles était devenu leur idole après la sortie de "walkin", disque qui le fit entrer dans l’ère du hard bop. Les pisseurs d’encre s’extasièrent devant les frasques de ce musicien extravagant, vantèrent la beauté de ses conquêtes autant que la grandeur de sa musique.
Miles disait souvent « la vie est une question de style ». Il avait compris que, dans le show business, l’allure du musicien compte presque plus que ce qu’il joue. Attiré par sa popularité, Columbia proposa au père du cool un contrat en or. Quand elle apprit ça, la maison de disque Prestige s’empressa de rappeler à sa figure de proue qu’elle lui devait encore quatre enregistrements. Voilà pourquoi, dans le studio où il vint enregistrer ces quatre disques d’une traite, Miles supporta assez mal les questions de son jeune saxophoniste.
Dans la salle d’enregistrement, aucune partition ne vint dire aux musiciens ce qu’ils durent jouer. Miles n’est pas du genre à s’embarrasser l’esprit de calculs compliqués avant d’enregistrer. Pour lui, le jazz est avant tout une musique spontanée, le studio n’est rien d’autre qu’un prolongement de la scène. Il se contenta d’exposer à ses musiciens un plan de bataille immuable. Il ouvrit la marche, sa trompette donnant la tonalité du morceau dans un long chorus d’introduction. Vint ensuite le tour de son saxophoniste, qui semblait tout de même gagner un peu d’assurance depuis le début des enregistrements. Une fois que la chaleureuse brise des cuivres retomba progressivement, Phily Jo Jones imprima une rythmique classieuse digne d’Art Blakey. Celui qui ouvrit le bal le referma enfin sur un mélodieux chorus final.
Dès la sortie de "Cookin with the Miles Davis Quintett", premier volet d’une quadrilogie culte, la critique annonça que « Coltrane a brisé ses chaines ». Le constat ne fit que se renforcer lors de la sortie des trois opus suivants, ceux qui hier le vomissaient s’empressant de retourner leurs vestes. On salue aussi le souffle fascinant de Miles Davis, cette légère mélodie qui englobe son groupe dans un écrin relaxant. Coltrane part dans la direction opposée, son jeu rugueux et moderne est une main de fer dans ce gant de velours. Et c’est bien ça que la critique salue comme un événement historique, ce mariage des contraires qui fera les grandes heures de la période bop de Miles.
On ne peut pourtant pas encore affirmer que le swing coltranien pousse ici ses premiers cris. Dans "steaming", "cooking", "relaxing" et "working", Coltrane n’est rien d’autre qu’une marionnette entre les mains de son chef d’orchestre. Plus à l’aise sur les tempos rapides que sur les balades, Trane hésite parfois à intervenir, ses états d’âme laissant planer quelques silences qui ne nuisent heureusement pas au swing d’un quintett flamboyant. Malgré cette timidité, Miles parvint à utiliser la vélocité encore balbutiante de Coltrane.
Il commença toutefois à ne plus supporter les complexes de son saxophoniste, d’autant que le succès charriait son lot de tourments. Les concerts s’enchainèrent à une vitesse folle, poussant un Coltrane déjà hésitant à se réfugier dans l’héroïne pour tenir la cadence. Le jeune John arriva ainsi sur scène dans un état second, ce qui n’échappa pas à la surveillance de son patron. A peine sorti de scène, Miles le frappa violement. Témoin de l’agression, Thélonious Monk proposa à Coltrane de rejoindre son orchestre, ce que le saxophoniste n’accepta pas immédiatement.
Coltrane participa donc au dernier concert que le
quintett de Miles donna dans la ville de Philadelphie, avant que le trompettiste
épuisé ne congédie tous ses musiciens. Trane devint alors un musicien de studio
enregistrant pour plusieurs gloires de son époque, dont le grand Sonny Rollins.
Il forma également son premier orchestre, avec lequel il enregistra un premier
album anecdotique. Cette période initiatique terminée, il se décida enfin à
finaliser son apprentissage auprès de Thélonious Monk.