Pour comprendre "Africa brass", il faut revenir aux origines du jazz, plus précisément à la Nouvelle Orléans. Ouverte sur l’Atlantique, la ville ressembla pendant des années à un moulin ouvert à tous les vents migratoires. Colonisée, rendue, puis colonisée encore une fois par une France qui ne fut pas encore sortie de l’histoire, la ville fut finalement vendue aux Etats Unis en 1803. Si cette vente constitue une des plus mauvaises affaires de l’histoire, elle permit aussi un formidable mélange culturel.
Esclaves brisés par leur travail, descendants d’immigrants français, acadiens chassés de leurs terres, italiens, hollandais, grecs, population venue des Caraïbes, les quartiers de la Nouvelle Orléans furent le théâtres des joies et des peines de tous ces peuples. Les populations se répartirent vite selon une logique aussi regrettable qu’éternelle, entre gens de la même race et de la même classe sociale. Canal Street coupa symboliquement la ville en deux pôles distincts. D’un côté, le uptown, où s’épanouissent les musiques les plus noires. De l’autre, le downtown, terre des orchestres rappelant à laville son passé français. Loin de s’ignorer, ces deux mondes se rencontrent lors des fêtes de Storyville, le quartier réputé pour ses dancings et honky tonk de 1898 à 1917. A cette époque, le swing se faisait entendre jusque dans les bordels, il posait les bases d’une bonne partie de la musique moderne.
Les passants ne pouvaient vivre dans ces rues sans avoir entendu ce choc des civilisations, ces mélodies qui s’entrechoquaient, fusionnaient dans ce miracle culturel. La journée, les brass bands défilaient dans les rues en jouant des mélodies célébrant les fêtes et les deuils de la ville. Ce sont justement ces brass bands qu’Eric Dolphy a en tête lorsqu’il compose les arrangements d’"Africa brass". En 1960, le projet de réunir un grand orchestre digne des brass bands orléanais paru complétement fou. Rendu trop onéreux par la multiplication des petites formations, les big bands ont presque intégralement disparu, Duke Ellinghton devenant le seul homme capable de rendre cette formule rentable. Heureusement, la notoriété de John Coltrane commença enfin à porter ses fruits. Libéré de son contrat chez Atlantic quelques jours plus tôt, le saxophoniste fut approché par le label Impulse. La maison de disques s’est déjà offert Ray Charles, il lui faut maintenant l’homme capable de l’imposer comme le label à la pointe de l’avant-garde.
Le label dépensa donc sans compter, et proposa au saxophoniste un contrat de 50 000 dollars répartis sur trois ans. C’est ainsi que Coltrane devint le jazzman le mieux payé, juste derrière Miles Davis. Le contrat prévoyait aussi et surtout de lui laisser une liberté totale lors de ses enregistrements. Eric Dolphy eut donc son grand orchestre, et ce ne sont pas moins de 20 musiciens qui défilèrent dans l’orchestre d’Africa brass. Musique symbolique de la Nouvelle Orléans, les brass deviennent ici de grands chants d’amour dédiés à l’Afrique. Après que Coltrane lui eut donné ses directives, Dolphy s’est passé en boucle un vieil album de musique africaine. Attiré par une telle procession, Regie Workman et Elvin Jones se mirent à improviser de nouveaux tempos. Là-dessus, McCoy Tyner improvisa quelques enchainements, avant que Dolphy n’écrive quelques mélodies donnant corps à ces rythmes.
Véritable travail d’équipe, "Africa brass" n’en fut pas moins initié et dirigé par l’inspiration coltranienne. Jouant de son orchestre aussi bien que de son instrument, John Coltrane a fait sienne la science de Miles Davis, qui consiste à laisser s’exprimer ses musiciens tout en définissant le cadre dans lequel ils doivent évoluer. Si les brass de cet album constituent un des plus brillant travail de Dolphy, si la section rythmique se déchaine avec la beauté menaçante d’un volcan en éruption, c’est avant tout grâce aux directives d’un homme qui sait où il veut aller.
Dès les premières notes du bien nommé "Africa", on est transporté dans un déchainement de cuivres hystériques, cri d’un continent qui ne connut que trop rarement la paix. Au milieu de cette folie, Coltrane envoie des bourrasques sonnant comme des gémissements déchirants. Lorsque les percussions se font lourdes comme le soleil éthiopien, les cuivres chantent avec autant de gravité que de puissance agressive. On atteint ensuite le centre de ce cratère, la batterie déballant toute son africanité dans un solo que seule la basse ose souligner. Galvanisés par un tel chant patriotique, les cuivres se lancent dans un assaut final digne des troupes africaines repoussant les pleutres qu’envoya Mussolini. Pour atténuer un peu la rudesse de ces explosions rythmiques, Eric Dolphy réussit tant bien que mal à maintenir sa ligne mélodique. Draps de soie sur un brasier ardent, son souffle d’une fragilité touchante ne fait que décupler l’impact des tirs croisés des cuivres et du bombardement de la batterie.
Pour calmer le jeu, "Greensleeves" reprend la formule légère de "my favorite things". Ce requiem léger et enjoué a aussi le mérite de prouver que, si Coltrane quitte progressivement le terrain du jazz modal, ce n’est pas par manque d’ambition. Derrière cette formule bien rodée, il y a un monde qu’il ne peut découvrir en restant dans le lit douillet de la musique contemporaine et traditionnelle.
Pour exprimer son amour de l’avant-garde, Trane reprend le train du blues. "Blues minor" s’ouvre sur des harmonies rappelant tour à tour "lush life" et "play the blues". Progressivement, l’orchestre ne sert plus qu’à mettre en valeur les solos du ténor. Celui que l’on surnomme « le saxophoniste énervé » montre qu’il y a plus de générosité dans ses hurlements virtuoses que dans n’importe quel chuchotement de Stan Getz ou Chet Baker. Lâché comme une colombe surexcitée au milieu du champ de bataille, il déploie ses ailes avec autant d’agilité que de grâce. Une nouvelle barrière de la cage que constituent ses influences vient de tomber, et il explore ses nouveaux territoires avec l’allégresse d’un faucon libéré de ses chaines. Cette découverte est comme un nouveau vocabulaire, une nouvelle peinture révélant un peu plus la richesse de sa grande âme.
"Africa brass", c’est la musique noire sublimée par la
grandeur multi-ethnique de la Nouvelle Orléans, c’est la beauté la plus raffinée,
née de la puissance rythmique la plus crue. C’est l’avant-garde enracinée dans la
tradition, des influences diverses au service d’une influence unique. C’est le
jazz dans ce qu’il a de plus grand et de plus fascinant.