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lundi 30 août 2021

John Coltrane : Africa Brass

 


Pour comprendre "Africa brass", il faut revenir aux origines du jazz,  plus précisément à la Nouvelle Orléans. Ouverte sur l’Atlantique, la ville ressembla pendant des années à un moulin ouvert à tous les vents migratoires. Colonisée, rendue, puis colonisée encore une fois par une France qui ne fut pas encore sortie de l’histoire, la ville fut finalement vendue aux Etats Unis en 1803. Si cette vente constitue une des plus mauvaises affaires de l’histoire, elle permit aussi un formidable mélange culturel.

Esclaves brisés par leur travail, descendants d’immigrants français, acadiens chassés de leurs terres, italiens, hollandais, grecs, population venue des Caraïbes, les quartiers de la Nouvelle Orléans furent le théâtres des joies et des peines de tous ces peuples. Les populations se répartirent vite selon une logique aussi regrettable qu’éternelle, entre gens de la même race et de la même classe sociale. Canal Street coupa symboliquement la ville en deux pôles distincts. D’un côté, le uptown, où s’épanouissent les musiques les plus noires. De l’autre, le downtown, terre des orchestres rappelant à laville son passé français. Loin de s’ignorer, ces deux mondes se rencontrent lors des fêtes de Storyville, le quartier réputé pour ses dancings et honky tonk de 1898 à 1917. A cette époque, le swing se faisait entendre jusque dans les bordels, il posait les bases d’une bonne partie de la musique moderne.

Les passants ne pouvaient vivre dans ces rues sans avoir entendu ce choc des civilisations, ces mélodies qui s’entrechoquaient, fusionnaient dans ce miracle culturel. La journée, les brass bands défilaient dans les rues en jouant des mélodies célébrant les fêtes et les deuils de la ville. Ce sont justement ces brass bands qu’Eric Dolphy a en tête lorsqu’il compose les arrangements d’"Africa brass". En 1960, le projet de réunir un grand orchestre digne des brass bands orléanais paru complétement fou. Rendu trop onéreux par la multiplication des petites formations, les big bands ont presque intégralement disparu, Duke Ellinghton devenant le seul homme capable de rendre cette formule rentable. Heureusement, la notoriété de John Coltrane commença enfin à porter ses fruits. Libéré de son contrat chez Atlantic quelques jours plus tôt, le saxophoniste fut approché par le label Impulse. La maison de disques s’est déjà offert Ray Charles, il lui faut maintenant l’homme capable de l’imposer comme le label à la pointe de l’avant-garde.

Le label dépensa donc sans compter, et proposa au saxophoniste un contrat de 50 000 dollars répartis sur trois ans. C’est ainsi que Coltrane devint le jazzman le mieux payé, juste derrière Miles Davis. Le contrat prévoyait aussi et surtout de lui laisser une liberté totale lors de ses enregistrements. Eric Dolphy eut donc son grand orchestre, et ce ne sont pas moins de 20 musiciens qui défilèrent dans l’orchestre d’Africa brass. Musique symbolique de la Nouvelle Orléans, les brass deviennent ici de grands chants d’amour dédiés à l’Afrique. Après que Coltrane lui eut donné ses directives, Dolphy s’est passé en boucle un vieil album de musique africaine. Attiré par une telle procession, Regie Workman et Elvin Jones se mirent à improviser de nouveaux tempos. Là-dessus, McCoy Tyner improvisa quelques enchainements, avant que Dolphy n’écrive quelques mélodies donnant corps à ces rythmes.

Véritable travail d’équipe, "Africa brass" n’en fut pas moins initié et dirigé par l’inspiration coltranienne. Jouant de son orchestre aussi bien que de son instrument, John Coltrane a fait sienne la science de Miles Davis, qui consiste à laisser s’exprimer ses musiciens tout en définissant le cadre dans lequel ils doivent évoluer. Si les brass de cet album constituent un des plus brillant travail de Dolphy, si la section rythmique se déchaine avec la beauté menaçante d’un volcan en éruption, c’est avant tout grâce aux directives d’un homme qui sait où il veut aller.

Dès les premières notes du bien nommé "Africa", on est transporté dans un déchainement de cuivres hystériques, cri d’un continent qui ne connut que trop rarement la paix. Au milieu de cette folie, Coltrane envoie des bourrasques sonnant comme des gémissements déchirants. Lorsque les percussions se font lourdes comme le soleil éthiopien, les cuivres chantent avec autant de gravité que de puissance agressive. On atteint ensuite le centre de ce cratère, la batterie déballant toute son africanité dans un solo que seule la basse ose souligner. Galvanisés par un tel chant patriotique, les cuivres se lancent dans un assaut final digne des troupes africaines repoussant les pleutres qu’envoya Mussolini. Pour atténuer un peu la rudesse de ces explosions rythmiques, Eric Dolphy réussit tant bien que mal à maintenir sa ligne mélodique. Draps de soie sur un brasier ardent, son souffle d’une fragilité touchante ne fait que décupler l’impact des tirs croisés des cuivres et du bombardement de la batterie.

Pour calmer le jeu, "Greensleeves" reprend la formule légère de "my favorite things". Ce requiem léger et enjoué a aussi le mérite de prouver que, si Coltrane quitte progressivement le terrain du jazz modal, ce n’est pas par manque d’ambition. Derrière cette formule bien rodée, il y a un monde qu’il ne peut découvrir en restant dans le lit douillet de la musique contemporaine et traditionnelle.

Pour exprimer son amour de l’avant-garde, Trane reprend le train du blues. "Blues minor" s’ouvre sur des harmonies rappelant tour à tour "lush life" et "play the blues". Progressivement, l’orchestre ne sert plus qu’à mettre en valeur les solos du ténor. Celui que l’on surnomme « le saxophoniste énervé » montre qu’il y a plus de générosité dans ses hurlements virtuoses que dans n’importe quel chuchotement de Stan Getz ou Chet Baker. Lâché comme une colombe surexcitée au milieu du champ de bataille, il déploie ses ailes avec autant d’agilité que de grâce. Une nouvelle barrière de la cage que constituent ses influences vient de tomber, et il explore ses nouveaux territoires avec l’allégresse d’un faucon libéré de ses chaines. Cette découverte est comme un nouveau vocabulaire, une nouvelle peinture révélant un peu plus la richesse de sa grande âme.

"Africa brass", c’est la musique noire sublimée par la grandeur multi-ethnique de la Nouvelle Orléans, c’est la beauté la plus raffinée, née de la puissance rythmique la plus crue. C’est l’avant-garde enracinée dans la tradition, des influences diverses au service d’une influence unique. C’est le jazz dans ce qu’il a de plus grand et de plus fascinant.        

samedi 28 août 2021

John Coltrane and Duke Ellington

 


Il entra dans le studio tel un souverain dans ses appartements, son élégance et ses gestes gracieux étant toujours au niveau de sa légende. Si Mingus fut surnommé "le baron", son tempérament éruptif et ses violences de souverain tout puissant terrorisant son musicien, Ellington fut "le duc". Quand le grand homme s’installe au piano, sa dégaine et son regard bienveillant forcent le respect avant qu’il ait joué la moindre note. Tous les musiciens présents ont bien sûr en tête le style jungle, cet art d’enrober l’agressivité des cuivres dans les soupirs moelleux des anches. Si ce son fut celui qui fit connaitre le duc, il passa les années suivantes à le maquiller pour coller aux mœurs de la nouvelle époque ou pour les devancer.

C’est ainsi qu’à l’époque des grands saxophonistes ténor, ce grand seigneur organisa ces symphonies dans le but de mettre en lumière ces nouveaux géants. Pour rester rentable face à la montée des petites formations, Ellington tournait alors sans cesse, parcourait la route tel un noble partant découvrir les préoccupations de ses obligés. Il découvrit ainsi que le public jazz vénérait les riffs comme de grandes icônes, ce qui l’obligea à glisser ces motifs entêtants dans ses compositions. Quand ses vielles formules jungles commencèrent à ressembler à une vieille bourgeoise trop maquillée, le plus grand des pianistes ralentit les tempos, accentua la douceur de ses mélodies pour que l’auditeur puisse en déguster l’exotisme.

Puis vint la consécration de Newport, festival où celui qui fut avant tout meneur d’orchestre fut soudain vénéré plus que ses musiciens. D’un seul coup, on se mit à admirer ce toucher énergique tout en restant doux, cette classe sachant se faire spectaculaire sans devenir vulgaire. Quelques observateurs rêvèrent alors de voir ce chef de troupe se plier à l’exercice des petites formations, cette formule étant la seule capable de laisser s’exprimer toute la richesse de son jeu. Toujours soucieuse de réconcilier la tradition et l’avant-garde, Impulse sera la première maison de disques à lui proposer l’expérience. Elle comprit vite que le duc et Coltrane partageaient beaucoup de points communs.

Comme Coltrane, le duc sut fondre ses influences africaines dans une musique exprimant autant le désir d’émancipation du peuple noir que la folie des grandes villes. Il a ensuite explosé le format traditionnel, cassant le cadre imposé des bluettes de 5 minutes, pour laisser s’exprimer sa prolifique muse. C’est aussi un homme sensible aux évolutions de son temps, un vieux sage toujours prêt à s’approprier la musique de ses disciples. John Coltrane rencontra ses fils spirituels sur « the avant-garde », Ellington croisa le fer avec le bop sur "money jungle". Le premier album est un sympathique exercice de style, le second un chef d’œuvre auquel le temps finira par rendre justice.

Pour l’heure, en cet an de grâce 1962, le duc initie la mélodie romantique d’"in a sentimental mood". Dans un feeling cher aux traditionalistes du swing, Coltrane s’inspire de cette douce introduction pour rallonger ses notes, prend le temps de laisser toute la beauté voluptueuse de son souffle se déployer dans de grands soupirs cuivrés. La classe du duc est contagieuse, le saxophone et le piano laissant l’écho de leurs notes s’enlacer avec la tendresse de deux vieux amants. Comme un bon invité ne se présente jamais les mains vides, Ellington dévoile ensuite la partition du titre qu’il composa spécialement pour ces séances.

"Take the Trane" permet à une rythmique chauffée à blanc d’exposer un thème foisonnant, la plus étoffée des jungles imaginées par le duc. Ce crépitement étincelant permet au saxophoniste de mettre le feu à ce bon vieux style jungle, la chaleur proto free qu’il inventa au Village Vanguard s’élevant sur ces cendres. Si un titre de cet album illustre l’adoubement de Coltrane par son prestigieux ainé, c’est bien "Take the Trane". Tel un père regardant son fils s’émanciper progressivement, le duc laisse de plus en plus de place à la puissance du trio Coltrane/Garrison/ Jones. Comme pour montrer qu’il est digne de cette confiance, Coltrane écrivit "Big Nick", titre où il atteint les mêmes sommets flamboyants.

"My little brown book" renoue ensuite avec le traditionalisme classieux de "in a sentimental mood". Le décor installé par le duc est aussi discret que le souffle de Trane est apaisé, les plus belles choses n’ont pas besoin d’être hurlées. Ellington renoue ensuite avec sa vieille lubie afro cubaine, le swing presque cha cha d’"Angelica" groovant merveilleusement. Sur ce tempo dansant, Coltrane virevolte, esquisse une danse de guérilleros un  peu éméchés, un chorus aussi chaleureux que le pays du Che. Voyant son fils spirituel s’épanouir, le duc laisse une nouvelle fois le saxophoniste faire décoller sa mélodie vers des sommets vertigineux. Quand le fils prodigue semble prêt à revenir auprès de luis, les notes d’Ellington lui ménagent la plus belle des pistes d’atterrissage.

A la fin des séances, perturbé par son perfectionnisme maladif, Coltrane voulut rejouer plusieurs de ces titres. Ellington lui demanda alors « Mais pourquoi ? On ne réussira pas à retrouver le même feeling. C’est la bonne. » Pour cette leçon autant que pour son parfait équilibre entre le traditionalisme et l’avant-garde, Duke Ellington and John Coltrane est un chef d’œuvre. En cette année 1962, Coltrane comprit enfin que le musicien n’est pas qu’un ingénieur besogneux. Le compositeur est aussi et avant tout un architecte dont les constructions un peu bancales sont parfois les plus mémorables.                  

jeudi 26 août 2021

THE DOORS : The Doors (premier album) 1967


Les Doors sont un mythe, un mythe intact 50 ans après la disparition de Jim Morrison.
Il faut dire qu’en l’espace de quelques années, le groupe a sorti plusieurs albums cultissimes dont deux chefs-d’œuvre (celui-ci, le premier, l’autre étant L.A woman paru en 1971).
Une musique qu’on peut immédiatement définir comme un mélange entre pop/rock 60's assez classique , rock psychédélique (leur nom est d'ailleurs un hommage à l’ouvrage « Les portes de la perception » d’Aldous Huxley ») et rock planant, avec parfois des touches nettement blues (et d’autres influences plus discrètes) mais qui en fait est largement plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord et se place de fait au delà de ces catégories simplistes.
En effet ce premier album est un disque d’un éclectisme assez révélateur, où plusieurs facettes musicales se dévoilent et se côtoient mais sans jamais nuire à la cohérence et l'alchimie de l’ensemble.
Une guitare discrète mais efficace et un clavier stratosphérique, l’âme musicale du groupe, mais sans jamais tomber dans le pompeux ou le grandiloquent (même sur le classique "Light my fire" où il est omniprésent).
Et surtout bien sûr Jim Morrison, une gueule, un look, une attitude, une prestance, un charisme fou et bien sûr un décès prématuré et trouble à Paris qui va accroître la légende ; sans oublier ses textes poétiques voire mystiques qui restent des références en matière de paroles de chansons.
En 1967 ce premier album fait figure d'une véritable bombe qui malgré des points communs avec le psychédélisme de l’époque se démarque nettement du mouvement hippie par une sorte de mystère, une attitude et une image presque impénétrable, un côté sombre que les Doors entretiennent, et qui tranche avec l’utopie des Grateful Dead ou Jefferson Airplane par exemple des années 67-68 et qui, à l’instar d’un "Astronomy domine" de Pink Floyd, sorti à la même époque, place les Doors dans une autre dimension, dans un univers à part.
Le groupe sait aussi cultiver à la fois son côté sérieux et son côté provocateur, notamment sur scène où les frasques de son chanteur ne se comptent plus !
Quelques grands classiques qui ont traversé les années et les générations et qu’on écoute avec plaisir en 2021 sont présents sur ce premier album :
"Break on through" qui d’emblée montre que le groupe est à part, novateur et qu’il a quelque chose de différent de la pop habituelle des sixties. Un morceau qui nous tombe dessus par surprise avec son rythme vaguement "latino".
C’est rapide, nerveux et ça tranche avec les standards de la pop habituelle.
"Light my fire" et son long et magnifique passage/solo au clavier (mais celui de guitare n'est pas mal non plus) et qui montre que le rock planant peut sonner rock !
Un des titres incontournables qui ont écrit la légende du groupe.
"The end" le plus mystérieux, le plus psychanalytique des morceaux, celui qui explore des univers et contrées jusque-là inconnus, qui fouille notre âme, notre for intérieur, ici on touche presque au mysticisme...Le titre qui, de fait, classe les Doors dans le rock psychédélique car il ouvre des portes que beaucoup auront du mal à franchir...
On note également deux belles reprises, notamment "Back Door Man" de Willie Dixon, où les Doors montrent leurs influences blues qu’on retrouve sur d’autres morceaux, mais aussi "Alabama Song" de Kurt Weill, grand classique de l'opéra "populaire" de la première moitié du XXeme siècle, dans un esprit très "cabaret" qui convient parfaitement au style Morrison, ainsi que les très bons "Take it as it comes" (qui sonne davantage comme un tube pop sixties) et "Soul kitchen", titre où tout le style et toute la magie du groupe sont présents, résumés en 3 minutes 30.
Citons également "Crystal ship", une bien belle ballade, mais personnellement je trouve que ce n’est pas là où la formation excelle le plus, et le très rock "Twentieth Century Fox". La voix de Morrison, suave, grave et chaude tantôt énervée, rageuse, tantôt crooner (l’influence de Sinatra sans doute) fait le reste.
Quand on parle du premier Doors, il est indispensable d'insister sur l'époque où il est enregistré.
Cet album sort en effet en1967. Nous sommes alors à une période charnière, de transition, à la croisée des chemins, période où le pop-rock classique du milieu des années 60, avec l’âge d’or des Who, Stones, Beatles, Kinks, côtoie la montée en puissance du rock psychédélique naissant (Pink Floyd, Jefferson Airplane, Grateful Dead, Seeds…) à partir de 67/68.
Et les Doors parmi les groupes de l’époque sont parmi ceux qui s’en sortent le mieux, parmi ceux qui sentent le mieux l’évolution que connaît le rock vers de nouveaux horizons car ils apportent quelque chose de neuf, de nouveau en mêlant les deux aspects du rock (pop classique et psychédélisme novateur).
Ce mélange des plus réussi, ce sont des compositions créatrices mais aussi un son original (peut-être dû à l'absence de basse compensé par un clavier mis en avant), une ambiance et une atmosphère nouvelles, cool et électrique à la fois, allant de la folie psychédélique de "The end" qui voisine des ambiances pop rock et blues.
Il se dégage une sorte de magie de ce disque, quelque chose de quasi mystique qui vous envoûte littéralement.
Trois classiques, plusieurs autres bons morceaux qui font du premier Doors à jamais un album marquant et incontournable du Rock.
Un groupe définitivement à part et qui rentre dès 1967 à jamais dans la légende, mais réduire les Doors à l'icône Jim Morrison serait injuste et réducteur.

mercredi 25 août 2021

John Coltrane : The avant-garde

 


Depuis la fin des années 50, le jazz est en pleine mutation. Nous avons déjà parlé de quelques albums de Charles Mingus et du jazz modal de Miles Davis, mais tout cela parait déjà si conservateur en cette année 1960. Mingus et Davis furent les enfants du bop, cet héritage planait au-dessus de leurs expérimentations, leur laissait ses références et une certaine vision de la mélodie. Coltrane lui-même ne put avancer que par étapes, sa personnalité ne lui permit pas de renier ses influences aussi facilement. Ornette Coleman, lui, n’était pas fait du même bois. Sortis peu de temps avant "the avant-garde", ses trois premiers albums montraient un total mépris des harmonies traditionnelles.

Ornette semblait prendre son instrument avec l’innocence d’un nouveau-né, son esprit ne connaissait pas tous les calculs de ses contemporains. En jouant ainsi, il incitait l’auditeur à abandonner ses propres préjugés, à laisser derrière lui ses repères rassurants mais aliénants. Avec Ornette, la dissonance devenait une nouvelle forme de virtuosité, la stridence montrait sa beauté aux auditeurs assez ouverts pour l’apprécier. L’enfant terrible de l’avant-garde compara souvent son travail à celui de Buckminster Fuller, un architecte connu pour empiler les formes et les matériaux les plus extravagants. Ornette avait une vision conceptuelle du jazz, avec lui l’harmonie naissait du mariage des notes les plus imprévisibles, elle s’épanouissait grâce aux enchainements les plus improbables.

John Coltrane fut vite fasciné par cette innovation radicale. Etant signé sur le même label que ce sculpteur de sons, il n’eut aucun mal à organiser des sessions d’enregistrement avec les pionniers du free jazz. C’est ainsi que l’auteur de "giant steps" entra en studio accompagné par le batteur Ed Blackwell, les contrebassistes Percy Heath et Charlie Haden, ainsi que le trompettiste Don Cherry. Ce dernier débarqua avec « Focus on sanity » , « The blessing » et « The invisible » , trois cadeaux faits par son patron à Trane. Don y ajouta "Cherrico", un titre qu’il écrivit quelques jours plus tôt. Pour compléter l’album, le quartet choisit de reprendre "Bensha swing" de Thélonious Monk.

"The avant-garde" est un album qui brille surtout grâce à la verve des musiciens d’Ornette. Devenue maitresse d’une science qu’elle inventa elle-même, cette formation dessine ses plans avec une spontanéité impressionnante. Le trompetiste Don Cherry zigzague entre les murs mouvants élevés par la rythmique convulsive de Blackwell, progresse dans ce dédale rythmique avec l’aisance de celui qui passa sa vie dans ce labyrinthe. Ne pouvant se défaire de son statut de pièce rapportée, Coltrane hésite, rallonge ses notes pour masquer sa gêne. Quand il se décide enfin à accélérer ses enchainements, ses notes ressemblent à des repères disséminés au hasard par un voyageur perdu. Cette arithmétique musicale lui est encore totalement étrangère, il n’a pas les réflexes lui permettant de dialoguer dans une langue aussi complexe.

"The avant-garde" montre deux visions du progressisme qui s’enchainent sans s’harmoniser, il est la métaphore de deux camps de plus en plus irréconciliables. D’un côté, l’avant gardisme ancré dans la tradition vit le free comme un brouhaha immonde, de l’autre le free s’éloigna de plus en plus de racines qu’il ne comprit plus. Quand "Focus on sanity" lui laisse plus de place, Coltrane ne fait que confirmer cette impression de malaise. Il explore de nouveau son saxophone comme un objet inconnu, enchaine les chorus et tente lui aussi de jouer avec les dissonances de son instrument. Se sentant obligé de remplir les espaces laissés par ses collègues, Trane casse la symbiose mise en place par Percy Heath et Don Cherry à grands coups d’improvisations hors sujets.

Don Cherry vient alors lui indiquer le chemin, la mélodie orientale qu’il imprime redonnant un peu d’assurance à Trane. Le saxophoniste retrouve ensuite un peu de sa superbe sur "the blessing", titre où Don Cherry le gratifie d’un chorus majestueux digne de Miles Davis. C’est d’ailleurs Don Cherry qui s’affirme comme le véritable leader de cet enregistrement, sa justesse infaillible évitant à son invité de dérailler totalement. Sur "the invisible", il se réapproprie totalement la mélodie et ne laisse que peu d’espace à Coltrane.   

L’album se clôt sur "Bensha swing", un titre de facture plus classique où l’auteur de "blue train" prend enfin l’ascendant sur ses accompagnateurs.  Si "the avant-garde est un disque intéressant", c’est avant tout parce qu’il annonce la scission entre deux visions de l’avant-garde. Mais il faudra encore quelques mois pour voir Coltrane rejoindre le rang des révolutionnaires du free.              

mardi 24 août 2021

John Coltrane : Olé

 


Le nouveau virage entrepris par Coltrane est d’abord dû à un homme : Eric Dolphy. Les deux musiciens se rencontrèrent pour la première fois au milieu des années 50. Coltrane n’était alors qu’un jeune apprenti rongé par la drogue, et Eric Dolphy n’hésita pas à mettre la main à la poche pour alléger ses peines. Dolphy devint vite l’homme de l’ombre, celui que les artistes plus ou moins connus appelaient lorsqu’ils avaient besoin d’un multi instrumentiste virtuose et appliqué. Il joua ainsi auprès de Charles Mingus au festival d’Antibes de 1959, avant de participer à l’excellent album "Mingus ! Mingus ! Mingus !" Entre temps, Ornette Coleman le convoqua dans les studios Atlantic. Armé de son saxophone, Dolphy prit alors place dans l’un des deux quartets qu’Ornette plaça face à face. Les deux factions luttèrent alors à coups de rafales tonitruantes, échangèrent leurs tirs avec la spontanéité de guérilleros lancés à l’assaut de la racaille impérialiste.

En 1960, l’album "free jazz" défraya la chronique et fut vite considéré comme l’aboutissement d’une révolution qui couvait depuis trop longtemps. Mais, malgré sa participation à la naissance du mouvement free, Dolphy fut avant tout un enfant de Charlie Parker. Quand il retrouva Trane, en 1960, les deux musiciens partageaient la même volonté de pousser le jazz plus loin sans le couper de ses racines. Les deux hommes furent également connus pour faire passer leur inspiration avant toute autre considération. Dolphy affirma toujours jouer la musique qu’il souhaitait, même si celle-ci ne devait être écoutée par personne. Influencé par la même philosophie, Coltrane sacrifia son quartet légendaire pour suivre sa nouvelle muse.

Les basses plus puissantes de Reggie Workman et Art Davis remplacèrent la pulsation fine de Steve Davis, Eric Dolphy tint la flute et le saxophone alto, alors que le trompetiste Freddie Hubard fit son grand retour auprès de Coltrane. Seul rescapé du quartet précèdent, McCoy Tyner vint compléter le nouveau sextet. De par ses ambiances espagnoles, "Olé" s’inscrit dans la lignée de "Sketches of Spain", qui fut un des derniers coups d’éclat de John Coltrane avec Miles Davis. Si il partage avec l’œuvre du grand Miles ce souffle épique, cette tension dramatique digne d’un film de Sergio Leone, ce voyage sonore est loin de se limiter aux décors décrits par Hemingway dans "Le soleil se lève aussi".

Proche des préoccupations mystiques de son temps, Coltrane s’inspire aussi des musiciens du nord de l’Inde. Considérés comme des intermédiaires entre l’homme et une conscience supérieure, ces hommes produisaient de grandes méditations musicales. Coltrane fut surtout impressionné par leur capacité à remplir tout l’espace sonore, comme si ils enfermaient l’auditeur dans une bulle particulièrement hermétique. C’est pour obtenir cette cohésion que l’auteur de "giant steps" décida de s’entourer de deux bassistes, l’un jouant un ton plus bas que l’autre pour obtenir un bourdonnement continu.

Inspiré d’un air folklorique espagnol, Olé (le titre) s’ouvre sur une basse imprimant une menaçante marche militaire. Le second bassiste et le batteur, accompagnés par Mccoy Tyner, s’appuient ensuite sur cette base martiale pour tricoter une mélodie dramatique. La tension monte crescendo, jusqu’à ce que le soprano de Coltrane et la flute de Dolphy s’unissent dans un gémissement déchirant. Ce chœur cuivré est le cri de guerre de révolutionnaires catalans massacrés par les milices franquistes, le désespoir d’un taureau sacrifié pour une tradition barbare. Ce sont les gémissements douloureux des martyrs de Guernica, c’est tout ce que l’histoire espagnole a de tragique qui s’exprime dans une mélodie bouleversante. Si il rend un aussi vibrant hommage au jazz modal, Olé (le titre) s’impose comme la face sombre de "my favorite things".

Le premier célébrait la douceur de vivre, le second se lamente face à la cruauté d’une histoire tragique. "My favorite things" tirait sa grandeur d’une douceur légère, "Olé" fascine grâce à une gravité rude. Après ces dix-huit minutes de tragédie hispanique, "Dohomet dance" renoue avec le jazz modal plus apaisant de "kind of blue". Les deux bassistes et McCoy Tyner bâtissent alors la tour autour de laquelle le duo Dolphy/Coltrane plane tels deux majestueux volatiles. Jouant le rôle du guide, Dolphy fait brusquement bifurquer le ténor dès qu’il sent que sa virtuosité bavarde s’engage dans une impasse. L’album se clôt sur "Aicha", une suave berceuse où le piano de Tyner et les cuivres rivalisent de douceur charmeuse.

"Olé" marque la naissance d’un duo qui, si il ne révolutionna pas radicalement le jazz modal, contribua à lui donner ses plus belles lettres de noblesse. Plus que l’union de deux âmes sœurs, Olé s’inscrit dans une série de classiques inspirés par les décors hispaniques.               

lundi 23 août 2021

John Coltrane : Coltrane Sound

 


"Coltrane sound" fait partie de ces albums tombés dans les oubliettes de l’histoire. Issu des mêmes sessions d’enregistrements que "My favorite things" et "Play the blues", le disque ne sortit qu’en 1964. Placé entre "Crescent" et "a love suprem", il ne pouvait que passer pour un incompréhensible retour en arrière. Ce qui est le prolongement logique de "My favourite things" fut donc boudé par nombre de critiques, qui ne prirent pas le temps de replacer l’œuvre dans son contexte. Comme son illustre prédécesseur, "Coltrane sound" est porté par un saxophone chantant des refrains inoubliables.

L’affaire commence avec deux ballades, "the night as a thousand eyes" et "Central park west". La première, nerveuse et rythmée, voit le quartet imprimer un tempo de rumba, sur lequel Coltrane fait danser ses tapis de sons. Cette danse finit par être rompue par le solo de McCoy Tyner, subtil mélange de puissance rythmique et de finesse mélodique que ne renierait pas le grand Monk. Coltrane et son pianiste clôturent ensuite le titre devant un rythme crépitant comme un feu de bois. Sonny Rollins ne manquera pas de reprendre ce tour de force sur l’album "what’s new", prouvant ainsi que Coltrane n’a plus rien à envier à celui qui lui infligea une cuisante humiliation quelques mois plus tôt.

La seconde ballade, "Central park west", est un hommage à la ville de New York porté par le lyrisme du saxophone soprano. Propulsé par l’agilité monkienne de McCoy Tyner, Trane fait de ses chorus de grands feux d’artifices sonores. Cette performance s’inscrit dans la lignée du lyrisme extravagant dont il posa les bases sur "Giant steps". Après l’Amérique, le saxophoniste pose son swing en Afrique, "Liberia" honorant la mémoire de la première ville décolonisée d’Afrique. Si le pays est devenu un symbole de l’émancipation du peuple noir, la mélodie de Coltrane montre une certaine désillusion vis-à-vis de ce qui n’est encore qu’une utopie au moment où il joue. Le piano de McCoy Tyner installe un spleen charmeur, une douceur mélancolique nuançant les dissonances et chorus alambiqués du saxophoniste. Après un break retentissant de Jones, le pianiste nous gratifie lui aussi de spectaculaires dissonances, comme si le pessimisme de son saxophoniste avait fini par influencer son jeu.

Composé par Johnny Green, "Body and Soul" célébra la naissance du saxophone ténor, quand celui que l’on appelait the Hawk se mit à planer au-dessus de sa mélodie. Ici, Coltrane modernise ce standard en gommant les trémolos du grand Coleman, tout en décuplant son tempo. Le titre s’écoule ainsi avec un lyrisme respectueux de la version originale, jusqu’à l’ultime solo de Coltrane. Son chorus prolongé réaffirme l’avènement d’une nouvelle génération de ténors, une génération dont il sera le père spirituel.

"Equinox" et "Satellite" montrent ensuite la passion de Coltrane pour l’astronomie. Contrairement à Sun Ra, cette passion ne s’exprime pas dans de grandes expérimentations synthétiques. Sans surprise, l’auteur de "Liberia" pose sa base spatiale en Afrique. "Equinox" s’ouvre ainsi sur un tempo afro cubain, ambiance légère que McCoy Tyner assombrit de ses accords sourds. Ce qui fut une mélodie légère décolle ainsi dans une grande méditation cosmique. D’une intensité planante irrésistible, le jeu de Trane renforce son charisme spatial grâce à ces notes effleurées.

"Satellite" voit Coltrane tourner comme un astre autour de sa section rythmique. Il rivalise d’excentricité avec le duo basse batterie, enchainant apaisements et emportements dans une logique folle. Perturbé par un tel déchainement, l’auditeur finit par ne plus savoir qui est au centre de ce drôle d’héliocentrisme. McCoy Tyner fut l’ancre incitant son saxophoniste à garder un pied sur terre, son absence permet à ce dernier d’explorer de nouvelles galaxies.  Quand les dernières notes de ce spleen d’astronaute du swing s’éteignent, on ne peut qu’applaudir les derniers échos d’une trilogie historique.

Si il est difficile de choisir le point d’orgue du triptyque "my favourite things", "play the blues", "coltrane sound", celui-ci trouve ici une fin parfaite. Autant que "my favourite things" avant lui et "a love suprem" après lui, "Coltrane sound" est un pilier du temple coltranien.               

vendredi 20 août 2021

John Coltrane : Play the blues

 


On ne peut commencer cette chronique sans poser l’éternelle question : Qu’est-ce que le blues ? On pourrait ressasser l’éternel lieu commun du pauvre esclave brisé par son travail dans les champs de coton, du damné de la terre exorcisant sa douleur dans de grandes complaintes. Dans sa biographie retranscrite par Quincy Troupe, Miles Davis exprimait son mépris pour cette vision réductrice. Il y voyait une autre marque du racisme de son pays, une façon de figer le noir dans une posture de soumission. Ce blues-là a pourtant existé, c’est même en grande partie lui qui donna naissance au rock'n roll, mais cette musique ne se résumait pas aux contemporains de BB King. Elle fut d’abord un chant, mélange de spiritual et de gospel. Cette oraison est déjà décrite par Thomas Jefferson en 1786, elle sert ensuite de toile de fond aux minstrel shows joués par des noirs et des blancs aux visages noircis par le charbon.

Quelques années après son apparition dans ces spectacles parfois douteux, le blues fait son entrée dans les églises évangéliques. C’est ainsi que cette musique marqua toute une génération de musiciens, l’album "Kind of blue" devait d’ailleurs refléter l’ambiance particulière de ces prestations mystiques. Des années avant les premiers accords de BB King et autres Muddy Waters, Count Basie et Duke Ellington célébrèrent le blues dans de grands big bands. Cette musique eu ensuite une influence primordiale sur une bonne partie des musiciens bop. Ce qui lie Blind Willie Jefferson et Miles Davis, Son House et Count Basie, c’est ce phrasé si particulier.

Le blues fut et reste le chant de l’homme s’interrogeant sur sa place dans le monde, le mode d’expression d’un peuple qui fut persécuté autant que la plus grande marque de son génie. Le blues fut créé par des noirs mais brise toutes les barrières que l’Amérique monta entre les races. Ces disques furent d’abord isolés dans des bacs à part, leur beauté ridiculisant tous les préjugés racistes. Le blues est le chant de l’homme au bord de l’abîme, l’émotion du musicien célébrant ses joies et ses doutes, l’expression des tourments de l’homme et de son amour pour sa fragile existence. C’est la mère des plus grandes musiques, la fille de chants mystiques et d’émotions beaucoup plus concrètes. C’est la vie dans ce qu’elle a de plus bouleversant, une musique dessinant le paradis tel qu’aucun illuminé ne put l’imaginer. C’est aussi une musique faite pour John Coltrane.

Comme lui, le blues a inventé des codes dans le seul but de les dépasser, de les réinventer, de les moderniser. Coltrane nage dans ce classicisme comme un somptueux poisson dans une mer apaisée, il donne à ses détracteurs le traditionalisme qu’ils réclamèrent à grands cris, sans complétement s’y conformer. Dans cette ambiance, McCoy Tyner fait penser à un pianiste jouant une mélodie de fin de soirée, à l’heure où les clients du bar sont plongés dans une douce ivresse. Pour caresser le public dans le sens du poil, les tapis de sons de Trane sont tissés avec des notes douces comme le coton.

Par malice, le saxophoniste glisse dans cet édredon quelques notes plus acérées, histoire de rappeler que ces chants avant gardistes et son respect de la tradition furent toujours liés. "Play the blues" est aussi l’album où la symbiose Tyner/Coltrane est la plus évidente. Le pianiste tricote un matelas relaxant, que l’auteur de "Giant steps" épaissit à grands coups de chorus nuageux. Entre ses mains, toutes les beautés du blues s’épanouissent. Il y a d’abord la grandeur de ce swing poussiéreux, que l’on redécouvre telle une imposante cathédrale sur "Blues to Elvin". Vient ensuite la solennité de "Blues for Bechet", titre où le piano se tait pour laisser le soprano et la rythmique monter progressivement en puissance, comme si ils accompagnaient l’âme du grand Sydney vers les paradis qu’elle mérite.

C’est un blues plus nerveux et avant gardiste que déploie "Mr Day", Trane prenant un malin plaisir à accentuer la vélocité de son rythme à grands coups de chorus alambiqués. "Mr Sim" revient à un swing tout en retenue, où le soprano chante avec la grâce d’une sirène soutenue par le doux ressac d’une rythmique apaisée. "Mr Knigh"t referme l’album sur une inspiration plus excentrique, sa mélodie dessinant des décors rappelant tour à tour l’Afrique, l’orient, et les progressions venues d’Inde de "my favorite things".

Coltrane "play the blues" est une porte d’entrée idéale pour tout mélomane curieux d’explorer le temple coltranien. En prenant soin de ne pas effaroucher les néophytes, Trane crée une machine à convertir les plus frileux. Car cette beauté ne s’adresse pas qu’au fan du musicien, elle est aussi universelle que la musique qu’elle salue.