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samedi 16 octobre 2021

Petit orchestre pour maxi son : Yes - Time and a word (1970)

 



« L'alternative consistant à recourir au mellotron n'ayant pas été jugée convaincante, il est décidé d'enregistrer Time And A Word avec le renfort d'un orchestre. L'idée est en vogue sur la scène progressive depuis le « Days of future passed » des Moody Blues, suivi d'expériences inégalement convaincantes de Deep Purple, The Nice, Procol Harum et bientôt Barclay James Harvest ou Pink Floyd. YES n'ignore cependant pas qu'à moins d'un succès phénoménal, la possibilité de se produire sur scène en configuration orchestrale se limitera à un concert exceptionnel dans une salle londonienne. »


(Yes, Aymeric Leroy, éditions Le mot et le reste, p.33,34)


Encore un album dénigré dans la discographie de YES que je ne découvre qu'à rebours et il est flamboyant ma parole ce disque ! Dites les fans, il se passe quoi dans vos têtes, parfois ? ...Dit lui-même un fan qui avait d'ailleurs jamais vraiment eu le temps de se pencher sur le disque. Ahlàlà... :)

YES avec un orchestre symphonique, quelle bonne idée !
Non franchement, je le dis sans ironie, appréciant d'autant plus l'album « Magnification » de 2001 où le groupe se remettait à l'exercice du rock prog plus ou moins symphonique avec un certain bonheur et la fabuleuse et passionnante tournée live qui suivit (les fans comprendront si je leur dis que « Gates of delirium » avec un orchestre de musique classique... mamma mia. Érection, quoi).

Ici, toutes les potentialités envisagées ne sont pas forcément obtenues, l'orchestre ne faisant pas forcément pleinement corps avec le groupe (disparaissant parfois sur 2,3 morceaux ou apparaissant à intervalles sur d'autres) mais, et c'est tout aussi intéressant, souligne les notes et construit régulièrement une ambiance.

On est donc à la fois dans un travail d'arrangement qui charpente de solides mélodies (chose qu'on a alors plutôt dans la pop baroque) mais également la prise en compte d'un univers sonore dont cette fois YES prend pleinement conscience et choisit de commencer à pousser de plus en plus dans les registres élevés de son potentiel.

Et ici, chaque composition a constamment un petit quelque chose qui dénote les progrès d'un groupe qui a choisi de constamment revoir sa copie et ne pas s’asseoir simplement sur des lauriers qu'il n'a d'ailleurs pas encore. Oui, en plus du prétexte de l'orchestre symphonique, YES expérimente, s'amuse sur chaque piste avec un bonheur plus que palpable. Pas de coup de mou au milieu d'album ici et le groupe (1) semble uni pour parer au mieux un exercice d'emblée casse-gueule qui à l'époque devait passer crème mais qu'on juge avec plus de recul aujourd'hui, disposant sur chaque compositions de petites trouvailles sonores, d'agencements de notes, d'idées à foison...

Sacré mélanges jouissifs.

De l'ouverture à l'orgue comme un bruit de réacteur au décollage suivi de l'attaque des violons d'emblée sur « No opportunity necessary, no experience required » (avec cette basse fabuleuse de Squire qui zigzague majestueusement déjà comme un serpent) au rock aux influences hard-rock (écoutez bien, l'orgue de Kaye sonne presque comme issu de Deep Purple) de « Then » qui, dès que les violons surgissent semble se changer en ballade pop survitaminée. L'ouverture magique et planante de « Everydays » avec ses petites notes de cordes de violons pincées en suspension comme les ailes d'un papillon (2) avant qu'un riff violent ne déboule pied au plancher à 2mn25 (3) et change la donne. Les petits bruits de percussion sur « Sweet dreams » vers la fin de la chanson. Le développement en progression à l'orgue avec les violons qui ouvre « The prophet » et ses changements de tempos qui augurent des grands titres épiques à venir qui changeront régulièrement de climats sans oublier les cuivres délicieux qui l'ornent...

Comme sur l'album précédent, on retrouve deux reprises ici (4), faisant partie des meilleurs titres de l'album sans cette fois que les autres compositions n'aient particulièrement à en rougir. Cela souligne la qualité et l’homogénéisation obtenue par un groupe qui, tout en se cherchant, choisit cette fois d'aller clairement de l'avant, bien conscient de leur potentiel monstrueux à explorer de bout en bout. Sans compter le petit hit bien senti qui sera l'un des deux singles (5) et qui donne son titre à l'album, « Time and a word ».

« Comme le souligne à juste titre Bill Bruford à sa sortie, Time and a Word constitue « un grand pas en avant » pour Yes. Les progrès sont conséquents sur plusieurs points. L'assise rythmique gagne en puissance et en précision, et n'a plus à rougir de la comparaison avec celle de King Crimson. L'ampleur symphonique à laquelle aspirait Yes trouve une incarnation tangible, à défaut d'être tout à fait la bonne. Enfin, Jon Anderson assume de mieux en mieux son identité vocale aux antipodes de la virilité obligée du rock. Malgré la concurrence de l'orchestre, Peter Banks et Tony Kaye ne déméritent pas forcément quand on les laisse s'exprimer, mais rétrospectivement, ils constituent bien une entrave au plein épanouissement de Yes et à la concrétisation des rêves formulés par Anderson et Chris Squire au moment de leur rencontre. »

(Yes, Aymeric Leroy, éditions Le mot et le reste, p.39)

Que ne serait l'histoire d'un groupe si elle ne contenait pas à chaque fois ses moments de tempête cela dit ?

Yes n'échappe pas à la règle, bien évidemment et il me semble opportun d'en parler un peu sans toutefois qu'il y ait besoin de trop s'étaler.

Il semblerait visiblement qu'en premier lieu le manque d'implication et d'envie de Peter Banks dans la fabrication de « Time and a word » lui ait coûté un peu préjudice. Son caractère visiblement de cochon aussi même si l'anecdote serait à prendre avec des pincettes : Au producteur Tony Colton lui demandant de jouer plus puissant et bourrin, je cite « comme Jimmy Page » (6), Banks n'appréciant visiblement pas des masses la musique de Led Zeppelin, lui aurait balancé sa guitare électrique en pleine gueule. Bonjour l'ambiance. Un Banks qui se serait plaint constamment d'être sous-mixé face aux cordes des étudiants du Royal College of Music de l'orchestre alors que c'est plus ou moins grâce au même Colton que Squire finit par trouver son « son de basse » qui sera sa marque principale.

Jon Anderson, plus pragmatique, avouera (et c'est en soit d'après Aymeric la réponse la plus convaincante même si je suppose de mon côté aussi que comme indiqué précédemment, Banks ne devait parfois pas être facile à vivre, et ça, ça joue au sein d'un groupe) que le guitariste était d'une autre école, « de l'école Pete Townshend », ne rejouant jamais deux fois les mêmes notes au sein des morceaux en live. Ce qui en l'état pouvait satisfaire Yes sur plusieurs titres mais pas forcément la nouvelle configuration de morceaux plus longs et plus complexes qui se dessinait (7). Or Yes va se mettre à rechercher un guitariste capable et désireux de rejouer les mêmes notes, souvent avec une parfaite exactitude, sans problème.

Ce qui n'est visiblement pas le cas de Banks.

Première victime collatérale d'un groupe qui recherche un certain idéal musical. Et il y en aura d'autres dans la longue histoire du groupe, quitte à ce que ses fondateurs se perdent en chemin et leur musique avec eux.

Cela mis à part le constat est plus que positif et l'on peut reconnaître sans mal que « Time and a word » en plus d'être un excellent disque de rock (et aussi rock prog) est aussi également le premier grand disque de YES. Son utilisation de l'orchestre utilisée non constamment mais dans ses arrangements saillants et parfois minimalistes à quelque chose de moderne en fin de compte puisque cela s'est redécouvert aussi d'une certaine manière avec le trip-hop à la fin des années 90 (réécoutez le travail de Craig Armstrong (8) sur les passages orchestraux ajoutés avec modération sur l'album « Protection » de Massive Attack) et même le renouveau du rock psyché et pop des années 2010 (je pense au premier album de Temples en 2014 par exemple). Bref, de nos jours on redécouvre « Time and a word » avec un certain œil ébahi devant tous ses trésors mélodiques et ce n'est que justice. 

Du temps et un mot (traduction très littérale du titre je vous l'accorde) ? 

Le premier a certainement joué à la longue sur le second au final et c'est pas plus mal.


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(1) Dans sa première mouture alors, rappelons le : Jon Anderson au chant, Chris Squire à la basse, Bill Bruford à la batterie, Peter Banks à la guitare et Tony Kaye à l'orgue.

(2) Celui qui ornerai cette jolie madame nue qu'on voit sur la pochette ?

(3) Un brin adouci ici. Dans la version de démo qu'on peut entendre dans les bonus de l'édition « remasterised & expended » du premier album juste avant, « Everydays » cogne alors méchamment dur comme du hard rock U.S qui se serait avalé toute une armée de viets sévèrement burnés (YES ayant parlé justement un peu de la guerre dans les paroles un brin gentillettes d' « Harold Land » peu avant sans être encore dans la fureur d'un « Gates of delirium »). Ce travail vers une version définitive de la composition qui inclus la place de l'orchestre montre bien que YES a pleinement conscience de sa dimension bourrine (qu'il développe également en concert) mais oriente de plus en plus son travail vers une dimension prog et une écriture bien plus stylisée et ça c'est remarquable.

(4) «  No opportunity necessary, no experience required » est initialement écrite par Richie Havens tandis que «  Everydays » est de Stephen Stills et issue du second album du légendaire Buffalo Springfield. Une nouvelle fois je ne peux que saluer le bon goût de YES ainsi que leur intelligence dans l'art de la reprise. Il suffit d'écouter les versions originales et ce que le groupe en fait, retravaillant tout en gardant l'essence du titre de base. Monstrueusement bluffant.

(5) L'autre étant « Sweet dreams » avec en face B l'inédit (et excellent) « Dear Father » que l'on peut dorénavant écouter sans problème sur le net ou dans les éditions « remasterised & expended ». A noter qu'il existe en deux versions bonus sur les albums « remasterised & expended », à la fois sur le premier album de YES comme version de travail démo et sur la version « complète » de « Time and a word » où quelques violons se font timidement sentir. Visiblement que ce soit sur le premier ou second disque, ce titre n'aura jamais véritablement trouvé sa place, peut-être parce qu'à chaque fois le groupe ne le jugeait pas dans le climat d'ensemble ? A tort car c'est une des nombreuses pépites cachées que YES nous laisse avec le recul.

(6) Page 44 du livre d'Aymeric Leroy.

(7) Au passage si l'on remarque bien, il y a deux morceaux longs de 6 et 6mn30 sur le premier album déjà et ici 3 morceaux de 6 à presque 7mn (« Astral Traveller »). Discrètement, YES fait sa mue pour se préparer à mieux sauter.

(8) Qui reprendra d'ailleurs du King Crimson au passage. Si ça c'est pas un travail de passeur/passionné nourri d'influences quand même hein.



Nouvelle rock : au dela du blues 4

 


Le lendemain quelqu’un glissa un vinyle sous la porte de l’appartement d’Albert. Il le ramassa et remarqua qu’une lettre dépassait de la pochette. « Prêt pour le prochain voyage ? Joue les cinq enchainements en écoutant ce disque. Signé le parrain de Robert Johnson. » Il était déjà trop tard pour que notre ami espère rattraper son mystérieux bienfaiteur. L’album déposé sous sa porte n’était autre que East west , le second disque du Paul Butterfield blues band. Découragé par les critiques du vieux, Albert était passé à côté de cette œuvre détestée par les puristes. Il avait pourtant adoré le premier essai du groupe , œuvre fondatrice annonçant le renouveau du blues américain (pléonasme ?). Les journalistes n’ayant pas peur du pléonasme, ils baptisèrent le mouvement blues rock, cette dénomination ne désignant rien de moins qu’une résurrection du rock n roll après les bouses pop du gros Elvis.  

Albert posa donc « East west » sur la platine, prit le temps d’apprécier le riff de Walkin blues , avant de jouer ses cinq accords. Cette fois, il ne s’effondra pas, c’est le monde autour de lui qui parut se dissoudre. Les murs ondulaient comme les ventres de danseuses orientales, les formes semblaient fondre et se mélanger dans une danse hypnotique. Au bout de quelques minutes, notre ami ne put reconnaitre aucune forme familière, il avait l’impression d’entrer dans une nouvelle galaxie. Cette transe se termina brutalement, laissant notre ami perdu dans une salle de répétition. Face à lui, un guitariste le regardait avec inquiétude.

-           On a bien cru qu’on allait te perdre !

Tu as avalé une de ces nouvelles pilules qui font fureur ici en Californie et ça t’a fait un sacré effet. Après quelques secondes, tu t’es mis à répéter « boumboum boumboum boumboumboumboum »… Puis plus rien.  Tu es resté muet pendant dix bonnes minutes, les yeux éclatés comme ceux d’un poisson sorti de l’eau.

Albert regardait son interlocuteur avec fascination. Ces cernes creusées par l’insomnie, cette coiffure en brosse épaisse comme un nid de pigeon, ce ne pouvait être que Mike Bloomfield. Le guitariste lui raconta comment il l’avait récupéré en plein trip dans une rue de Califronie. « Au tout début, tu hurlais que le blues était mort à cause du LSD. » Voyant le sourire narquois qui se dessinait sur le visage d’Albert au moment où il lui rapportait ses propos, Mike se sentit obligé de justifier ses dernières expérimentations.  

-          Tu sais , je suis réellement né dans un quartier noir nommé Juvetown… A l’époque, tous les apprentis bluesmen d’Amérique allaient là-bas, c’était un lieu sacré. Je devais avoir seize ans quand j’ai commencé à jouer dans ces bars et encore aujourd’hui je pense que c’était mes meilleurs concerts… Loin de nous considérer comme une armée de blancs-becs venus les piller, les anciens du quartier nous ont accueillis comme une bénédiction. J’ai improvisé des nuits entières avec les musiciens d’Howlin Wolf , certains jouent d’ailleurs sur le  premier album du Paul Butterfield blues band…On était le meilleur groupe de blues de l’époque ! Et puis le LSD est arrivé, propagé à une vitesse folle par des types bizarres parcourant l’Amérique dans un van coloré. J’ai gobé mon premier LSD dans cette salle, j’avais apporté un enregistreur et ma guitare au cas où le trip m’inspirerait. »

Albert remarqua vite que Mike parlait comme il jouait, laissant résonner les passages les plus importants quelques secondes pour leur donner plus d’écho. Après s’être servi un verre de jack, le guitariste continua son récit.   

-          Le lendemain, je me suis réveillé sans me souvenir de ce que j’avais fait la veille. J’ai donc pris mon enregistreur pour écouter les bandes et l’intégralité de East west y était… »

-          Beaucoup de puristes te maudissent à cause de ce titre.

-          Mais ils auraient voulu quoi ? Tu sais que les premiers puristes du blues traitaient ceux qui jouaient de la guitare électrique de traitres ? Pour eux le blues devait rester une musique acoustique.

-          Un peu comme ce que Dylan subit depuis la sortie de Higway 61 revisited .

-          Et qui joue de la guitare sur ce disque ? Encore moi ! Je suis le diable qui éloigne toute les musiques traditionnelles de leurs saintes authenticités ! Et je vais te dire un truc sur tous les crétins qui crachent sur Dylan ou le menacent de mort, ils seront les premiers à retourner leur veste dans quelques années. Ces fous ignorent que le grand Bob admire autant les Stones et Elvis que Kerouac et Woody Guthrie , ils ont tellement de mépris pour le rock qu’ils refusent de reconnaître que Dylan est avant tout un rocker complexé.

-          Tu exagères un peu là.

-          Mais c’est lui qui me l’a avoué ! Il rêve d’avoir le charisme du King ou de Mick Jagger. Mais il ne l’a pas … Alors il fait autrement. Et c’est justement son génie. Dylan a greffé un cerveau au rock n roll et je suis fier qu’il l’ait fait devant mes riffs.

-          Je ne vois toujours pas en quoi ça justifie ton virage psychédélique.

-          Les Beatles et Dylan ont montré que toutes les parcelles du rock sont condamnées à évoluer. Regarde le vieux Muddy Waters , il enregistre sans cesse avec de jeunes gloires du rock moderne, je ne te donne pas 1 an pour qu’il sorte un album plus novateur que ceux de ses fils spirituels. Pour l’instant, il prend le pouls de l’époque, mais je suis sûr qu’il prépare un gros coup.  

-          Donc tu te réjouis de la mort du blues ?

-          Pas de sa mort mais de sa résurrection. Tout ce qui n’évolue pas disparaît.

A ce moment, des cris se firent entendre à travers la porte.

-          Tu m’excuseras, je vais défendre ma « trahison » face à un public moins sectaire.

Le public qui vit Bloomfield jouer ce soir-là fut composé de ce qui deviendra la crème du rock californien. Quicksilver messenger service , Jefferson airplane , Grateful dead , Big brother and the holding company , tous trouvèrent leur vocation lors de cette performance historique. Ce soir-là , l’évidence sauta aux yeux d’Albert. Le titre East west n’est pas un reniement de l’héritage blues, il en est le prolongement.

Au moment où il arriva à cette conclusion, les formes se brouillèrent de nouveau autour de lui. Quand ce nouveau trip fut passé, la chaine hifi de son appartement jouait la mélodie acide qu’il avait entendue quelques secondes plus tôt. Sur le mur, on pouvait lire une nouvelle citation : « Sans remise en cause de la norme le progrès est impossible. » Franck Zappa.    

vendredi 15 octobre 2021

Nouvelle rock: Au delà du blues 3

 


Après avoir écrit le récit de son incroyable voyage, Albert fixa la guitare et l’inscription sur le mur avec un mélange d’angoisse et de fascination. Le vieux dut utiliser cette drôle de machine à remonter le temps plus d’une fois. Quelle histoire cet objet tentait-il de lui raconter ? Doit-il payer le prix d’une telle découverte ? Si oui quel est-il ? Il pensait surtout que, quitte à explorer un tel phénomène, autant aller jusqu’au bout. Il se remit donc à jouer le même riff et s’effondra de nouveau à la cinquième répétition. Cette fois, il fut réveillé par un violent coup de pied au cul.

« Recule toi bon dieu ! On doit enregistrer un putain de chef d’œuvre. »

Celui qui venait de crier ces mots n’était autre que Keith Richards. La présence de Jones indiquât à Albert qu’il avait encore remonté le temps. Brian Jones fut celui qui permit aux Stones de s’imposer comme l’un des plus grands groupes des sixties. A une époque où, sous l’influence des Beatles , tout le monde voulait révolutionner le rock , ses talents de multi instrumentiste permirent au groupe de ne pas passer pour d’affreux réacs. Grâce à des titres comme Paint it black et autres Under my thumb , les Stones purent se faire passer pour les rivaux des Beatles. En réalité, ils étaient les éternels seconds, ceux qui suivaient les quatre garçons dans le vent de plus près. Si les Stones ont commencé à écrire leurs propres textes, c’est sous l’influence du duo Lennon/Mccartney.

Loin de se combattre, les deux plus grands groupes d’Angleterre se coordonnaient pour éviter de sortir leurs tubes en même temps. Le fossé qui les séparait se creusa avec Sergent pepper , grandiose pièce montée que personne ne put surpasser. Alors que les Beatles planaient désormais largement au-dessus de la mêlée , les Stones sortirent « His satanic majesty request » , triste navet psychédélique montrant leurs limites créatives. Quand Mick Jagger commença à déclamer sur une folk diabolique «  please allow me to introduce myself », Albert comprit tout de suite où il avait atterri. Placé dans un coin du studio, Godard filmait la scène avec un sourire émerveillé. En bon gauchiste, l’homme transforma ce moment de grâce en délire révolutionnaire, le film qu’il tirera de l’évènement n’ayant de valeur que grâce aux passages captés dans ce studio.

L’homme n’avait pas compris que, loin de se positionner sur le plan politique, les Stones prenait un virage musical résolument réactionnaire.  Ce qu’il aurait fallu montrer, entre les prises de studio, c’est le visage des pionniers du Mississipi, ce sont les grandes performances de Muddy Waters et Howlin Wolf. On aurait ainsi vu la véritable révolution apportée par cet album, c’est-à-dire une mutation de l’héritage américain. Comprenant qu'ils ne seraient jamais de grands innovateurs pop, les Stones se réfugiaient dans leur caverne américaine. Sorti en 1968, Beggars banquet est un disque où le gospel, le blues et la folk sont passés à la moulinette stonienne. Fatigué par ses excès, marginalisé par le duo Jagger/Richards , Brian Jones parvint tout de même à imposer ses fameuses percussions en ouverture de « Sympathy for the devil ». Ce sera une de ses dernières contributions à la légende du groupe qu’il a pourtant fondé, ce virage blues rendant ses talents de multi instrumentiste inutiles.

Le drame de Brian Jones était qu’il était un brillant multi instrumentiste incapable d’écrire des tubes. Devenu incapable d’emmener le groupe qu’il avait fondé plus loin, il en perdit le contrôle. En plus de ce changement de leadership , beggars banquet est aussi le premier album permettant aux Stones de se hisser au niveau des Beatles. Le groupe du duo Lennon McCartney vient en effet de publier le foisonnant double blanc. L’opposition artistique devenait ainsi claire, les Stones représentait un nouveau traditionalisme pendant que les Beatles poussaient le rock à se réinventer sans cesse.

Comme leurs chefs de files, les traditionalistes et les avant gardistes ne se sont jamais réellement opposés, ils représentaient la grandiose variété du rock anglais. Ne pouvant swinguer comme ses voisins américains, les anglais n’avaient d’autre choix que de d’inventer leur propre vision du blues, ou de s’émanciper des vieux schémas originaux.  Beggars banquet symbolisait donc un blues nourri par une époque tendue, une musique qui se nourrit de la révolte qui gronde sans réellement la promouvoir.  Mick Jagger chante d’ailleurs clairement « what a poor boy can do exept to sing for a rock n roll band ». Un peu plus loin, quand il scande « I was born in a crossfire hurricane » , c’est d’abord une certaine vision du blues qu’il balaie. Beggars banquet marque le début d’une époque où le blues se fera de plus en plus tendu, de plus en plus tranchant. Aussi magnifique que fut la progressive dissolution des Beatles , à partir de 1968 les Stones devinrent les rois de l’époque.

Dans le studio tout le monde fut émerveillé par la musique enregistrée ce jour-là. Seul Brian Jones paraissait totalement déprimé, il savait qu’avec un tel album le duo Jagger / Richards venait de le tuer. Quelques semaines plus tard, après avoir soigné sa déprime par l’alcool, Jones se noya dans sa piscine. Pour le remplacer, les Stones choisirent Mick Taylor , jeune prodige ayant commencé sa carrière avec les Heartbreakers. Les Beatles étaient alors sur le point d’annoncer leur séparation, laissant ainsi les Stones prendre le pouvoir.

Quand Albert se réveilla de ce qui ressemblait encore à un sublime rêve, un calendrier accroché au mur annonçait la date pendant que le riff de Keith prédisait la naissance de groupes comme Aerosmith. 23 avril 1971, Albert avait fait un saut de trois ans !

Etait-ce donc ça le prix à payer pour pouvoir comprendre la longue histoire du rock ? Il est possible que notre ami reste bloqué dans une époque qui n’est pas la sienne. Cette perspective ne l’effrayait absolument pas, il ne se sentait attaché qu’à l’histoire qui lui était raconté. Sur sa chaine hi-fi , le riff de Can you here me knocking annonçait d’ailleurs la naissance du hard blues.     

jeudi 14 octobre 2021

Au commencement... : Yes - Yes (1969)

 



« Le choix de « I see you » des Byrds (issu de l'album Fifth Dimension) apparaît en revanche des plus pertinents, et peut prétendre au titre de sommet de l'album. Les qualités de l'original (harmonies vocales en tête) se voient transcendées par un arrangement inspiré, tant dans sa composition chantée (les « la la la, la la la » qui répondent aux « I see you », absents de la version des américains) que dans les développements instrumentaux qui lui ont été adjoints. Yes se pare d'accents jazz, de la batterie tout en cymbales de Bill Bruford au jeu fluide et délié de Peter Banks, bien plus attrayant avec un son clair qu'affublé d'une saturation mal maîtrisée, et leur improvisation en duo dans la partie centrale (souvent portée en concert à plus de dix minutes) est d'une grande intensité, en même temps qu'elle montre que les horizons de Yes ne se limitent pas qu'au rock. »

(Yes, Aymeric Leroy, éditions Le mot et le reste, p.31)


Il faut toujours se méfier des préjugés : La majeure partie du temps, en plus d'être tenaces ils se révèlent étonnamment faux. Ou erronés suivant la subjectivité de chacun.

Où avais-je lu que le tout premier album de YES ne valait pas le coup ?
Sur le net, et parfois plus qu'abondamment.

Or, l'écoute tardive de ce premier album (1) permet de volatiliser un peu pas mal de faux jugements à l'emporte-pièce. Si on resitue dans le contexte de toute la discographie à venir du groupe, certes on pourra trouver cet album mineur. Et pourtant il contient déjà tous les germes embryonnaires du style de la bande à Jon Anderson, pas encore stabilisés. Mais, à mon grand étonnement, la patte YES est déjà là, et de fort belle manière.

Même si le groupe ne décolle pas avec de longues pièces épiques d'emblée à la différence de King Crimson qui sort également son premier album la même année 69, quelques mois après (2), on dénote d'emblée deux pistes longues de 6mn qui sortent déjà un peu des carcans.
Sans surprise, elles s'avèrent les meilleures de l'album dans un registre « proto-prog » ou « pré-prog » avant l'heure.

Dans l'une, « I see you », une reprise des Byrds où la différence fait tout (3) et où sous l'impulsion d'un Bruford passionné de jazz mais ne pouvant pas encore donner pleinement cours à ses envies (4), on assiste à un premier petit mariage de raison entre rock pur (déjà la fameuse « basse qui claque » de Chris Squire même si « le son Squire » n'est pas encore trouvé – il le sera au prochain album) et improvisation jazzistique (batterie qui donne le rythme tandis que Peter Banks est à la guitare). Et dès le début, sous la tutelle de Jon Anderson, le mélange d'harmonies des voix hérité du folk-rock comme de la pop (5) et peu pratiqué dans le rock et encore moins le rock progressif qui va suivre dans les premiers temps s'avère un très bon choix qui distingue déjà un peu le groupe de la masse.

La seconde, « Survival » avec son petit climax d'introduction dynamique puis le fondu enchaîné vers une ambiance plus posée, magique, délicate et mystique qui monte lentement en progression s’avérera typique de certaines compositions à venir de YES et il n'est pas interdit d'y voir quelque part la préfiguration d'une structure qui sera plus ou moins reprise sur un « I've seen all good people » (album "The Yes Album"). Quand je vous dis que « la patte YES » est déjà là.

Dans les autres compositions aussi même si l'on navigue entre le bon et le moins bon.

Intelligemment, YES a disposé ses titres les plus longs en début et fin du vinyle, procédé que le groupe resserrera dans les albums à venir (j'adore personnellement le fait de placer un titre long en début, au milieu et à la fin sur « Fragile », exercice d'autant plus ardu qu'il faut changer de face sur un vinyle...) et attaque d'emblée avec un titre purement rock parfait pour l'ouverture, « Beyond and before ». Là aussi YES surprend d'emblée puisque dans le paysage rock d'alors, la basse n'était encore pratiquement jamais autant mise en avant et plus considéré comme un instrument propre à asseoir la section rythmique au même titre que la batterie. Cela tient autant au style YES que l'envie évidente d'un Squire d'en démontrer évidemment (il ira plus loin par la suite on s'en doute, se réécouter « Roundabout » par exemple sur l'album « Fragile » à nouveau).

Avec « Yersterday and today » on est dans la petite sucrerie pop, la ballade magique que YES parsèmera avec un égal bonheur par petites touches sans jamais se renier dans pas mal d'albums à venir (« A venture » sur The Yes Album ; « Wonderous stories » sur Going for the one, « Madrigal » et « Circus of heaven » sur Tormato...). Et si sur le plan des paroles comme Aymeric Leroy l'indique, ça passe moyen (On portera ça sur le compte de la naïveté et la jeunesse de son interprète –qui fera heureusement bien mieux par la suite-- tout comme de l'époque vu que c'est assez misogyne), sur le plan musical c'est que du bonheur. Une respiration évidente et bienvenue où tout le groupe joue en acoustique et où même Bruford troque sa batterie contre un délicieux vibraphone (6) alors que Tony Kaye abandonne momentanément son orgue pour le piano.

« Sweetness » qui sera le premier single du groupe (7) suit le même chemin (paroles très bof bof où la femme n'est que le repos du guerrier, en revanche musicalement et mélodiquement on marque des points). Un titre agréable en soi mais peu représentatif du Yes qui se cherche encore et empruntera très vite le chemin du prog. Surtout ça donne l'impression d'entendre un énième (bon) groupe dans la mouvance rock-psychédélique alors que YES revendique d'emblée dans ses intentions, d'aller musicalement très loin.

En effet, comme le raconte Leroy dans son ouvrage, le noyau dur formé avant tout des jeunes Jon Anderson au chant (25 ans) et Chris Squire à la basse (21 ans) a une même vision commune : celle de créer « une musique qui serait complexe, virtuose et puissante » et dedans, une « dimension vocale très affirmée, avec des harmonies à la Simon & Garfunkel » (p.18). Le recrutement par la suite de Peter Banks (guitare), William Bruford, alias Bill Bruford (batterie) et Tony Kaye (à l'orgue hammond) va permettre de faire émerger une formation certes mouvante comme on le verra par la suite avec les départs de Banks et Kaye mais qui servira de premier tremplin aux ambitions d'un YES qui ne demande qu'à se tailler sa part du gâteau.

Pour l'instant toutefois YES n'a pas encore les moyens de ses ambitions et doit ronger son frein, avec une certaine élégance cependant : en concert, faute d'avoir suffisamment de compositions développées à leur répertoire, les reprises seront légion. Un exercice que YES n'abandonnera d'ailleurs pas tout à fait, en témoigne d'ailleurs l'inédite reprise du « America » de Simon & Garfunkel de près de 10mn sur la compilation « Yersterdays » de 74 parue peu après « Relayer » pour faire patienter un peu leur public de fans alors que les membres du groupe entament peu après leurs tournée, la publication de leurs albums en solo et donc également le « solo tour ».

« Yersterdays » étant une compilation regroupant à la fois des titres de ce premier album et de « Time and a word » qui le suit, il n'est pas interdit de penser que cette composition-reprise vient d'ailleurs de ces années là. On y décèle pour preuve non pas les petits moogs chers à Wakeman mais de l'orgue, instrument principal d'un Kaye qui d'ailleurs se fera éjecter prochainement pour son manque d'enthousiasme à vouloir faire évoluer un peu sa musique, mais nous n'en sommes pas encore là, je ne vais pas spoiler...

Quand à ce premier disque évidemment, même si YES ne le reniera pas officiellement, quasiment aucun titre ne sera pourtant joué par la suite en concert dans les décennies qui vont suivre, c'est un signe assez évident au final (j'aurais pas dit non moi à « I see you » en live cela dit). Pas étonnant non plus puisque certaines compositions restent un peu bancales (« Harold Land » au milieu ça me fait à chaque fois un gros coup de mou, pas vous?) mais l'impression de fraîcheur pour le fan comme celui qui voudrait s'initier au groupe est toutefois franchement prenante, ce qui donne à ce premier disque un charme indéniable.

Bref YES compense son professionnalisme à venir (sur un peu tous les plans) par un disque rock honorable et franchement bien foutu pour ce qui s'agit d'être une première œuvre. Et s'il y a encore du chemin à parcourir, le saut de géant va s'effectuer justement au prochain album...


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(1) A l'occasion de la lecture et relecture du livre de Aymeric Leroy consacré au groupe (que je chronique également ici), autant vous prévenir d'ailleurs qu'il y aura pas mal de chroniques de YES sur RiP suite aux nombreuses réécoutes passionnées.

(2) Yes sort son premier album le 25 juillet 1969 contre le 10 octobre de cette même année pour le roi pourpre de Robert Fripp.

(3) Le morceau de base, folk-rock, est déjà très bien : https://www.youtube.com/watch?v=MuSsXlNw7TA … En le reprenant, YES fait preuve non seulement d'un grand respect de la structure de base tout en essayant de l'emmener dans une direction inattendue et fort plaisante également : https://www.youtube.com/watch?v=LPKp4lLLMu4 )

(4) Il se consolera plus tard où libéré tant de YES que King Crimson, il fondera son groupe de jazz-rock pour un résultat franchement assez sympa d'ailleurs.

(5) La reprise donc d'un titre du groupe de David Crosby et McGuinn est dès lors plus qu'évidente. De même pour celle d'un titre des Beatles sur ce même disque.

(6) Instrument d'ailleurs un peu plus utilisé dans le Jazz. Bobby Hutcherson et Milt Jackson y firent des merveilles.

(7) Très mauvais choix stratégique d'emblée puisque ce fut un flop intégral.



Nouvelle rock : au delà du blues 2

 


De retour chez lui , Albert posa sa guitare contre le mur . Il lui fallut plusieurs minutes pour trouver un espace qui ne soit pas envahi par les feuilles de brouillon, les vieux livres écornés, les vinyles laissés à terre après une cruelle déception. Il s’assit face à l’instrument, se servit un verre de cidre (le seul alcool qu’il supportait) et la phrase du vieux tournait en boucle dans sa tête. Quelle était cette révélation qui pouvait « ne pas lui plaire » ? Albert ne croyait pas à cette histoire de diable ayant donné à Johnson son talent. Une sous culture s’impose d’abord en s’attaquant aux totems du grand public, le catholicisme en fit largement partie à l’époque. En se décrivant comme disciple du diable, le bluesmen se forgeait une légende de marginal condamné à l’ostracisme. Ce rejet redouté par la plupart des hommes était ainsi la base de son art, ses accords sublimaient la solitude qui effrayait la plupart des hommes.

N’en pouvant plus , Albert se décida à empoigner l’objet soit disant maudit , et se mit à plaquer quelques accords. « doumdoumdoum ! doumdoumdoumdoum ! doumdoumdoumdoumdoumdoumdoum ! ». Il répétait cet enchainement quatre fois puis, à la cinquième, il s’effondra soudainement. Albert reprit conscience allongé au milieu d’une rue , plongé dans une nuit illuminée par les éclairages d’une salle de concert. La devanture annonçait fièrement « tonight the king of the blues ! The incredible BB King ! » Que faisait-il donc là ? Devant une salle vantant les mérites d’une vieille icone fatiguée. Le gros BB n’avait plus rien produit d’intéressant depuis son fameux live at Regal de 1964. C’est à ce moment qu’il vit une phrase plus discrète écrite au rouge vif : exclusivement ce 21 novembre 1964.

Le Regal n’a donc pas changé sa devanture depuis cinq ans ? Il lui semblait pourtant que ce haut lieu tournait encore aujourd’hui. Il arrêtât la première personne qui passait, agité par un mauvais pressentiment le poussant à la panique.

-Quel jour sommes-nous ?

- Le 21 novembre 1964. Mais vous ne pensez pas qu’il y a des façons plus aimables d’aborder une femme ? 

Albert ne prit pas le temps de répondre à cette preuve du narcissisme féminin et courut dans la salle. La guichetière eut à peine le temps de l’interpeller que notre homme était déjà entré dans ce lieu historique. Les cuivres venaient d’ouvrir le bal , donnant au groupe de BB l’ampleur d’un big bang de jazz. Si Duke Ellinghton et Count Basie jouèrent le blues avant lui, c’est bien BB qui représentait l’avenir de cette musique. Enfant d’une époque où les vieux jazzmen croisaient les pionniers du nouveau blues, le beau BB avait su s’inspirer de la grandiloquence spectaculaire des jazzmen. Enchainant les poses dramatiques et les grimaces grandiloquentes, BB se prenait pour le Sinatra d’un nouveau swing.

On ne put pourtant dire que le jazz était vraiment représenté ce soir-là , BB s’emmitouflait dans ses cuivres avec la fierté d’un chasseur couvert de ses peaux de bêtes. Le jazz populaire était mort, il savait qu’il était en partie responsable de ce meurtre. D’ailleurs, quand il partait dans ses fameux solos , les cuivres se taisaient. Une époque s’élevait sur les cendres de la civilisation l’ayant précédé, une autre ère s’annonçant à travers ces nouvelles constructions. Des années plus tard, BB King avouera qu’il ne savait pas jouer de riff. Son truc, c’était ces phrases flamboyantes, ce phrasé si particulier laissant chaque note respirer. C’était spectaculaire sans être tapageur, puissant sans être agressif.

BB ne cherchait pas à aligner un maximum de notes , mais à aligner les bonnes notes. En laissant les cuivres jouer le rôle de la guitare rythmique , il illumine les espaces que ses limites de soliste ne peuvent remplir. Quand il sent que son moment est venu, il prolonge l’intensité d’un swing cuivré dans de courtes phrases tranchantes. Ces chorus-là, cette classe sachant mettre en valeur un accord comme un bon écrivain sait glorifier un décor ou un détail essentiel à son histoire, c’est tout ce que ses disciples tenteront de reproduire. C’est donc pour ça que le vieux considérait le rock anglais comme un blasphème !

BB ne tentait pas d’épater la galerie lors de solos interminables, il ne faisait pas de la guitare un instrument à sa gloire. Le King savait exactement quand sa digression avait atteint son apogée, quand il fallait développer et quand il fallait se taire. Cette voix tourmentée par un désespoir virile, ces solos aussi sobres qu’impressionnants, c’était le blues dans ce qu’il avait de plus pur. Cette pureté ouvrit la voie à une nouvelle génération. Cette nouvelle vague ne sera ni meilleure ni moins bonne, elle s’inspirait de ce modèle sans suivre le même chemin. Avec BB King , le blues devint une vieille bécane que chaque musicien pouvait emmener plus loin.

Quand il en arriva à cette conclusion , Albert se réveilla au milieu de son appartement. Face à lui, sa guitare était posée comme s'il ne l’avait jamais touché. Sur son mur, on pouvait désormais lire cette phrase « On constate la robustesse d’un arbre grâce à la profondeur de ses racines ».     

mercredi 13 octobre 2021

RIOT GRRRLS - Partie 1 : "Quand les filles ont pris le pouvoir" (documentaire)

Alors que Mathilde Carton vient de sortir aux excellentes Éditions Le Mot et le Reste un nouvel ouvrage sur les Riot Grrrls*, bouquin dont j'aurais sans doute l'occasion de parler prochainement, un petit retour sur un reportage sur le même thème produit par Arte en 2014 et diffusé sur cette chaîne n'est pas inutile.
"Quand les filles ont pris le pouvoir" est donc un documentaire réalisé par Sonia Gonzalez sur le mouvement Riot Grrrls, mouvement né à la toute fin des années 80 et au début des années 90 à Olympia (État de Washington) petite ville universitaire américaine, située non loin de Seattle et qui a eu une influence importante tant sur un plan politique, social, féministe que culturel et musical.
Le documentaire montre les débuts du mouvement (qu'on a qualifié de façon un peu réductrice de punk féminin), les obstacles qu'il a rencontrés, le rôle joué par les fanzines, le machisme de la scène punk hardcore de l'époque (à de rares exceptions comme Fugazi et d’autres groupes de Washington DC), le courage dont ont dû parfois faire preuve les musiciennes, sans oublier l’aspect délibérément provocateur et le non conformisme du mouvement, l'esprit ouvertement « Do it yourself », le côté « amateur » ouvertement assumé...
A l'époque dans l'univers du punk (au sens large) peu de filles officiaient en tant que groupes.
Raincoats et Slits, formations de la fin des seventies et du début des eighties, n'ayant pas fait énormément d'émules même si certaines chanteuses avaient tiré leur épingle du jeu (Siouxie Sioux et Poly Styrene – de X Ray Spex - notamment).
Et puis les filles ne se retrouvaient pas forcément dans les textes des groupes masculins y compris ceux politisés, elles voulaient écrire des chansons qui parlent de leurs problèmes et de leurs préoccupations avec leurs mots à elles, aborder des thèmes qui ne sont jamais évoqués (viol, inceste, menstruations, violences machistes...).
On retrouve dans ce documentaire pas mal d'images d'archives des plus intéressantes, entrecoupées d'interviews réalisées dans les années 2010, notamment de Kathleen Hanna (Bikini Kill), Allison Wolfe (Bratmobile) et Becca Abbee (Excuse 17), chanteuses de quelques-uns des principaux groupes de l’âge d’or des Riot Grrrls.
Évidemment, dans un format de 52 minutes, impossible d'aborder toutes les problématiques et thématiques d'un mouvement de contre-culture aussi riche.
Ça reste un peu trop scolaire, pédagogique, le ton académique du commentaire est parfois un peu irritant. C'est parfois aussi un peu trop sage. Du Arte « pur jus » pourrait-on dire (heureusement les scènes de concert mettent un peu de piment et de piquant !!).
Mais le tout reste plus qu’intéressant, notamment pour quelqu'un qui ne connaîtrait rien sur le sujet. Et le documentaire cerne bien malgré tout, et c'est là le principal, l'essentiel du mouvement.
Autre petit bémol : il est un peu dommage que le documentaire accrédite la thèse "fumeuse", très à la mode depuis quelques années, d’une possible filiation entre les Riot Grrrls et des artistes comme Beyoncé, les Spice Girls...
Heureusement sans toutefois trop s'attarder ce point ! Ouf !!
Malgré tout un documentaire à voir car l'histoire des Riot Grrrls demeure toujours trop méconnue (et il reste encore beaucoup de choses à faire bouger en 2021 pour la reconnaissance du rock féminin !)

Bikini Kill

PS : Une reconnaissance du mouvement 30 ans après c'est bien, évidemment, et loin de moi l'idée de vouloir laisser les Riot Grrrls dans un underground poussiéreux, mais on se demande où donc étaient à l'époque tous ces gens (médias, universitaires...) qui encensent aujourd'hui ce mouvement musical féministe.
C'est malheureusement typique des "spécialistes" de la culture qui sont complètement passés à côté d'un mouvement (qu'ils ont parfois même violemment dénigré et c’est le cas pour les Riot Grrrls) et qui essaient, depuis quelques années, tant bien que mal de rattraper le coup !
A l’époque, pour refuser toute récupération et toute déformation de leurs idées les Riot Grrrls avaient décidé, dans leur large majorité, de boycotter tout média mainstream et ont fait preuve d’une solide intégrité, pas toujours facile à gérer.
Et de ce point de vue-là le documentaire de Sonia Gonzalez a le mérite de rappeler quelques principes originels de base du mouvement.
Bikini Kill s'est reformé en 2019 et à chacun de leur concert les billets s'arrachent à une vitesse folle... D’une certaine manière on peut dire que les Riot Grrrls ont gagné leur pari. Être crédibles en tant que groupes de rock féministes engagés.
(Le documentaire chroniqué est disponible sur YouTube)

Ci dessous vous trouverez le lien d'une interview de la réalisatrice - je précise que je ne partage pas tous les points de vue de Sonia Gonzalez - mais elle a le mérite de bien montrer le rôle qu'ont eu les Riot Grrrls.
https://thefifthsense.i-d.co/fr/article/de-beyonce-aux-spice-girls-ce-que-la-pop-doit-aux-riot-grrrl/

Signalons également pour ceux intéressés par le mouvement Riot Grrrls le très bon bouquin de Manon Labry "Riot Grrrls : chronique d'une révolution punk féministe", (éditions La découverte) pas forcément toujours très objectif mais néanmoins incontournable et un style qui fait mouche. Et cet essai est parfaitement complémentaire du livre de Mathilde Carton.

* Mathilde Carton : "Riot Grrrl Revolution style" (éditions Le mot et le reste )


(A suivre...)


mardi 12 octobre 2021

Nouvelle rock : au delà du blues partie 1

 


Nous sommes en 1969 à Chicago. Comme chaque matin depuis des années , Albert se promène paisiblement dans les rues. Il faut voir ces sentiers, quand le soleil orangé commence à rayonner timidement à l’horizon. Le vice se levant rarement tôt, les rues chaudes ont des airs de ruelles paisibles. Albert aime ces moments, lorsque les imbéciles peuplant les trottoirs semblent enfin avoir été massacrés. Pour lui, la grandeur d’un homme se résumait à ce qu’il avait écouté, aux films qu’il avait vu, aux livres qu’il avait lu. Force est de constater que cette mentalité condamne à la solitude, la pluparts des hommes modernes ne s’adonnant à la découverte d’une œuvre que lorsqu’un ennui mortel les y pousse. La masse a toujours préféré le récréatif, les jeux télé et les feuilletons au charme austère de la véritable culture.

Etre sérieux, pour la plupart des gens, c’est se tuer aux tâches les plus pénibles dans le seul but de partir en vacances l’été. Aliéné par cette religion du salariat, monsieur moyen est le plus souvent cupide, mesquin, et vicieux. Cette vision, aussi sombre soit elle, a le mérite d’expliquer comment un homme peut se retrouver seul dans la rue à 6 heures du matin. A une telle heure, un seul bar était ouvert et Albert y avait ses habitudes. Le taulier est un de ces vieux briscards donnant l’impression d’avoir servi les premiers pionniers. A chaque fois qu’Albert venait le saluer, le vieux courrait dans son arrière-boutique. Il en ressortait avec une relique des temps glorieux, l’époussetait avec soins, avant de la placer délicatement sur son vieux phonogramme. Il se mettait alors à se tortiller dans tous les sens, mimant le guitariste en chantant ses « poumpoupoum poupoumpoupoum ! ».

C’était ça le blues pour Albert , ce poupoum à la monotonie rassurante, ce motif immuable dont on pouvait juste accélérer ou ralentir le rythme. Quand un jour , par mégarde , il vint plus tôt que prévu , il dut esquiver un poste de radio qui s’écrasa quelques mètres plus loin. « Ces connards d’angliches vont tout foutre en l’air ! ». Ceux que le vieux insultait ainsi, c’était les Beatles et autres gloires britanniques. Le groupe de John Lennon avait conquis l’Amérique quelques années plus tôt, incitant les radios à diffuser en boucle les tubes du duo Lennon / McCartney. Ce jour-là , Albert n’osa pas avouer son admiration pour les albums Sergent pepper , Revolver et Rubber soul , une sainte trinité élevant la pop au niveau des musiques plus « sérieuses ». Le vieux était une des rares personnes qu’il regardait avec un respect mêlé d’affection, il tenait à cette oasis d’authenticité dans un monde de plus en plus superficiel.

Ajourd’hui , tout est calme , presque trop. Au lieu de l’accueillir en fanfare , le vieux se positionna solennellement devant son comptoir. Une guitare y était posée, son propriétaire l’admirant avec la tendresse d’un père regardant son fils venant de naitre. Quand l’ancêtre remarqua enfin l’arrivée de son ami, il lui fit signe de s’assoir.

- Tu sais qui jouait de cette guitare ?

- Si j’en juge par la plaque de poussière incrustée dans le bois , il devait pas être jeune.

Le vieux se mit alors à faire ce que la plupart de ses semblables font pour retrouver un peu de joie : il raconta son passé.

« J’étais jeune en ce temps là… Jeune et con ! Mais aujourd’hui je crois que j’abandonnerais volontiers mon intelligence pour retrouver ma jeunesse. Bref ! J’avais encore un peu trop bu et je titubais sur la route. Arrivé à un carrefour, je vis un type tendre une guitare à Robert. A l’époque, Robert était considéré comme le crétin du village, un mec qui se prenait pour Wes Montgomery sans savoir enchainer trois accords correctement. Toujours est-il que, après lui avoir offert la gratte, l’autre type s’est volatilisé. J’ai alors cru que le whisky m’avait donné des visions, jusqu’à ce que Robert s’approche avec le mystérieux instrument. Je lui demandai alors qui était son mystérieux bienfaiteur. Robert avait l’air d’avoir croisé un fantôme, il tremblait encore et une sueur que l’on devinait froide coulait sur sa nuque. Il me répondit alors, sur un ton qui ne laissait aucun doute sur sa sincérité « c’était le diable ». Tu sais, jusqu’à ce soir-là je ne croyais pas trop à ces superstitions, j’ai toujours vu la religion comme une béquille dont les faibles ont besoin pour faire face à l’existence. Robet m’aida ensuite à me déplacer jusqu’à ce que Jim Morrison appelait « le prochain bar à whisky », le seul ou je n’ai pas bu une goutte. Rober m’a installé, s'est posté sur scène avec sa mystérieuse guitare, et je m’apprêtais à commander de quoi supporter ce massacre. »

A ce moment de son récit, le vieux se mit à trembler comme une feuille, sa tête était haute comme celle d’un prédicateur possédé par ses formules prophétiques, une larme coulait discrètement sur sa joue creusée par le temps.  

« Bon dieu si tu avais entendu Robert ce soir-là ! La régularité de ses accords, ce son grave comme l’écho d’une caverne, cette voix semblant porter toute la sagesse et tous les tourments de l’humanité. Le petit Robert devint l’immense Robert Johnson ! Le roi des chanteurs de delta blues ! »

Après cette révélation, Albert fut pris de la même fièvre que son hôte, mais il n’osa pas interrompre un tel récit.

« A partir de ce jour, Robert et moi sommes devenus inséparables. On a parcouru la route pendant des mois , il jouait dans des rades pourris et on crevait de faim.  Et puis , enfin , un type en costard lui fit signer son premier contrat. Alors il se mit à enregistrer comme un fou , vingt-neuf titres furent mis en boite en quelques jours. Je suis sûr que, malgré le fait qu’il était toujours tiré à quatre épingles , mon pote sentait qu’il était proche de l’abime. A l’époque, on buvait un alcool de contrebande, une merde toxique que s’envoyait la plupart des prolos pauvres. Un jour, Robert en but une de trop, depuis ce jour je ne bois plus une goutte d’alcool. Je me suis installé ici, j’ai ouvert mon bar avec du pognon gagné  dans quelques petits boulots, j’ai vécu des jours paisibles mais tristement mornes.  Aujourd’hui, je sens qu’il est temps de léguer mon seul trésor, à mon âge je ne pourrais plus le conserver très longtemps.

Prend cette guitare, je vais fermer mon bar et partir finir mes jours dans un patelin plus sûr. Après une accolade virile , Albert partit rapidement pour éviter de montrer son émotion. La dernière phrase que lui lança son vieil ami allait longtemps tourner dans sa tête.

« SI jamais tu utilises mon cadeau, sache juste que ce qu’il va te révéler ne te plaira pas forcément. »