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dimanche 17 octobre 2021

Toe Fat : Toe Fat

« Been dazed and confused

So long is not true

Wanted a women never bargain for you

Lot of people talkin , few of them know

Souls of a women was created bellow »

Il y a des mots qui révolutionnent leur époque, des phrases sonnant comme des incantations prophétiques. Derrière cette expression de désespoir sentimental s’inscrivant dans la tradition des grands pionniers de Chicago, Jimmy Page invente les codes du hard blues. Sorti en cette même année 1969 , In the court of the crimson king initiait un rock libéré de ses vieux totems. Dans la lignée du roi cramoisi, une vague de virtuoses anglais diluaient le swing originel du rock dans un mélange de jazz , de musique symphonique , de folk. Du rock, ces musiciens n’ont gardé le plus souvent que la puissance électrique.

Pour que le blues survive à ce nouvel affront, les groupes tels que Deep purple, le Black sabbath des débuts et autres Led zeppelin le jouèrent avec une puissance sonore décuplée. « Highway star » , « Whole lotta love » , « Iron Man » , tous ces tubes représentaient les bases d’un nouveau mojo. Toe Fat s’inscrit au cœur de cette résistance glorieuse, tout en flirtant un peu avec l’ennemi. Le groupe fut formé en 1969 autour du chanteur Cliff Benett. Après la dissolution de son premier groupe, l’homme avait entamé une courte période solo. Si les titres qu’il publia à l’époque ne restèrent pas dans les annales , cette aventure en solitaire lui permit de se faire une petite notoriété dans le milieu de la pop anglaise. Il put ainsi réunir rapidement les musiciens nécessaires à son nouveau projet. Parmi les plus illustres de ces mercenaires, on trouve Ken Hensley, un multi instrumentiste qui mettra ensuite ses talents au service d’Uriah heep. Cherchant le nom de groupe le plus dégoutant possible, les musiciens finissent par opter pour Toe fat. Emballé par le nouveau projet de son chanteur, le label Rare earth lui fait rapidement signer un nouveau contrat.

Alors que les musiciens n’ont rien enregistré, les voilà engagés comme première partie de Dereck and the dominos. Lors de ces prestations, Toe Fat semble reléguer les Dominos au rang de vieilles gloires fatiguées. Le groupe d’Eric Clapton, aussi brillant soit-il, semble être resté bloqué dans les sixties. Leurs mélodies sont trop douces, leur rock trop sobre , il joue comme si Led Zeppelin n’existait pas encore. C’est d’ailleurs à partir de cette époque que Clapton se forgera une image de vieux bluesman, capitalisera sur sa respectabilité d’ex gloire d’une époque révolue. De son coté, convaincu d’avoir trouvé « son Led zeppelin » , Rare earth demanda aux studios Hignosis de confectionner la pochette du premier album de Toe Fat. Les studios conçoivent alors un graphisme digne de meilleures excentricités anglaises. Voyant ces nudistes au visage en forme de gros orteil, le label prévoit déjà de supprimer la femme, dont les seins pourraient choquer le puritanisme américain.

Sorti en 1970 , Toe fat est une preuve du rapprochement de plus en plus assumé entre le rock progressif et le hard rock. Led zeppelin et King crimson représentaient finalement deux visions du progressisme musical assez proches, deux façons d’emmener leur musique vers une virtuosité plus spectaculaire. Toe fat s’ouvre sur That’s my love for you , un boogie ramassé que n’aurait pas renié Foghat. Les arpèges ouvrant Bad side of the moon flirtent ensuite avec les mélodies tolkenniennes chères à Wishbone ash. Le synthé rêveur, plus proche de Yes que de Deep purple , apporte une certaine classe mélodique à ce riff plombé. Nobody flirte un peu plus avec le blues boom anglais , Hensley déployant un riff aussi puissant qu’entêtant.  Ce qui fut un boogie enjoué s’achève dans un déluge de solos incandescents. Ce qui frappe également sur cet album, c’est la voix de Benett.

Sur les passages les plus agressifs, il chante avec la puissance des plus impressionnants rockers sudistes. Cette force ne l’empêche pas, quand les chœurs de the Wherefors and whys inventent une grâce qui sera bientôt reprise par Uriah Heep, de gazouiller aussi majestueusement que Robert Plant sur Thank you. Plus bluesy que réellement progressif, Toe fat (l’album) fait partie des premières tentatives de rapprochement entre le hard blues et le rock progressif. Ayant reçu l’album un peu avant sa sortie officielle, la critique unanime salue cette réussite comme il se doit. Le label change pourtant de stratégie quelques jours avant la publication de l’album. Décidant finalement de mettre le paquet sur Dereck and the dominos , la maison de disque largue brutalement Toe fat. Ce premier disque sera finalement publié par une filiale du label, qui ne le distribuera malheureusement qu’aux Etats Unis.

Trop excentrique pour séduire le marché américain, Toe fat fait un bide . Le groupe tenta de rattraper cet échec en sortant un second album d’excellente facture, qui connaitra le même échec. Le groupe décida alors de se séparer, laissant ainsi certains de ses membre écrire la légende de Jethro Tull et Uriah Heep. On retiendra simplement que Toe Fat n’avait rien à envier aux groupes qui firent connaitre ses musiciens.  

mercredi 13 octobre 2021

RIOT GRRRLS - Partie 1 : "Quand les filles ont pris le pouvoir" (documentaire)

Alors que Mathilde Carton vient de sortir aux excellentes Éditions Le Mot et le Reste un nouvel ouvrage sur les Riot Grrrls*, bouquin dont j'aurais sans doute l'occasion de parler prochainement, un petit retour sur un reportage sur le même thème produit par Arte en 2014 et diffusé sur cette chaîne n'est pas inutile.
"Quand les filles ont pris le pouvoir" est donc un documentaire réalisé par Sonia Gonzalez sur le mouvement Riot Grrrls, mouvement né à la toute fin des années 80 et au début des années 90 à Olympia (État de Washington) petite ville universitaire américaine, située non loin de Seattle et qui a eu une influence importante tant sur un plan politique, social, féministe que culturel et musical.
Le documentaire montre les débuts du mouvement (qu'on a qualifié de façon un peu réductrice de punk féminin), les obstacles qu'il a rencontrés, le rôle joué par les fanzines, le machisme de la scène punk hardcore de l'époque (à de rares exceptions comme Fugazi et d’autres groupes de Washington DC), le courage dont ont dû parfois faire preuve les musiciennes, sans oublier l’aspect délibérément provocateur et le non conformisme du mouvement, l'esprit ouvertement « Do it yourself », le côté « amateur » ouvertement assumé...
A l'époque dans l'univers du punk (au sens large) peu de filles officiaient en tant que groupes.
Raincoats et Slits, formations de la fin des seventies et du début des eighties, n'ayant pas fait énormément d'émules même si certaines chanteuses avaient tiré leur épingle du jeu (Siouxie Sioux et Poly Styrene – de X Ray Spex - notamment).
Et puis les filles ne se retrouvaient pas forcément dans les textes des groupes masculins y compris ceux politisés, elles voulaient écrire des chansons qui parlent de leurs problèmes et de leurs préoccupations avec leurs mots à elles, aborder des thèmes qui ne sont jamais évoqués (viol, inceste, menstruations, violences machistes...).
On retrouve dans ce documentaire pas mal d'images d'archives des plus intéressantes, entrecoupées d'interviews réalisées dans les années 2010, notamment de Kathleen Hanna (Bikini Kill), Allison Wolfe (Bratmobile) et Becca Abbee (Excuse 17), chanteuses de quelques-uns des principaux groupes de l’âge d’or des Riot Grrrls.
Évidemment, dans un format de 52 minutes, impossible d'aborder toutes les problématiques et thématiques d'un mouvement de contre-culture aussi riche.
Ça reste un peu trop scolaire, pédagogique, le ton académique du commentaire est parfois un peu irritant. C'est parfois aussi un peu trop sage. Du Arte « pur jus » pourrait-on dire (heureusement les scènes de concert mettent un peu de piment et de piquant !!).
Mais le tout reste plus qu’intéressant, notamment pour quelqu'un qui ne connaîtrait rien sur le sujet. Et le documentaire cerne bien malgré tout, et c'est là le principal, l'essentiel du mouvement.
Autre petit bémol : il est un peu dommage que le documentaire accrédite la thèse "fumeuse", très à la mode depuis quelques années, d’une possible filiation entre les Riot Grrrls et des artistes comme Beyoncé, les Spice Girls...
Heureusement sans toutefois trop s'attarder ce point ! Ouf !!
Malgré tout un documentaire à voir car l'histoire des Riot Grrrls demeure toujours trop méconnue (et il reste encore beaucoup de choses à faire bouger en 2021 pour la reconnaissance du rock féminin !)

Bikini Kill

PS : Une reconnaissance du mouvement 30 ans après c'est bien, évidemment, et loin de moi l'idée de vouloir laisser les Riot Grrrls dans un underground poussiéreux, mais on se demande où donc étaient à l'époque tous ces gens (médias, universitaires...) qui encensent aujourd'hui ce mouvement musical féministe.
C'est malheureusement typique des "spécialistes" de la culture qui sont complètement passés à côté d'un mouvement (qu'ils ont parfois même violemment dénigré et c’est le cas pour les Riot Grrrls) et qui essaient, depuis quelques années, tant bien que mal de rattraper le coup !
A l’époque, pour refuser toute récupération et toute déformation de leurs idées les Riot Grrrls avaient décidé, dans leur large majorité, de boycotter tout média mainstream et ont fait preuve d’une solide intégrité, pas toujours facile à gérer.
Et de ce point de vue-là le documentaire de Sonia Gonzalez a le mérite de rappeler quelques principes originels de base du mouvement.
Bikini Kill s'est reformé en 2019 et à chacun de leur concert les billets s'arrachent à une vitesse folle... D’une certaine manière on peut dire que les Riot Grrrls ont gagné leur pari. Être crédibles en tant que groupes de rock féministes engagés.
(Le documentaire chroniqué est disponible sur YouTube)

Ci dessous vous trouverez le lien d'une interview de la réalisatrice - je précise que je ne partage pas tous les points de vue de Sonia Gonzalez - mais elle a le mérite de bien montrer le rôle qu'ont eu les Riot Grrrls.
https://thefifthsense.i-d.co/fr/article/de-beyonce-aux-spice-girls-ce-que-la-pop-doit-aux-riot-grrrl/

Signalons également pour ceux intéressés par le mouvement Riot Grrrls le très bon bouquin de Manon Labry "Riot Grrrls : chronique d'une révolution punk féministe", (éditions La découverte) pas forcément toujours très objectif mais néanmoins incontournable et un style qui fait mouche. Et cet essai est parfaitement complémentaire du livre de Mathilde Carton.

* Mathilde Carton : "Riot Grrrl Revolution style" (éditions Le mot et le reste )


(A suivre...)


lundi 11 octobre 2021

John McLaughlin : Devotion

 


La foule déchaînée attend son héros avec impatience, crie sa dévotion avec la ferveur d’un bouddhiste enchainant les « OOOOOOM ! » fervents. Dans le public on renseigne les curieux qui ne connaissent pas le nouveaux roi de la guitare rock. L’homme qui s’apprêta à jouer ce soir là vient d’effrayer Dieu ! Le pauvre Eric Clapton se mit à sangloter lorsqu’il entendit l’enfant voodoo pour la première fois. Depuis, Hendrix est devenu le nouveau nom de la guitare électrique, celui dont la virtuosité spectaculaire annonçait l’arrivée des hard rockers. Dans la foule réunie ce soir-là , Miles Davis attendait le nouveau prodige avec autant d’impatience que de curiosité. Depuis l’album Miles in the sky , le trompettiste faisait ce que la plupart des jazzmen refusait ,  il draguait le public rock.

Sa femme de l’époque lui avait fait découvrir le groove funky de Sly Stone et la puissance psychédélique du premier album d’Hendrix. Fasciné par ce nouvel univers, Miles confirmait son virage rock sur Fille de Kilimanjaro , mais la prestation qu’il vit ce soir fut le déclencheur d’un virage plus radical. L’auteur de Purple haze fut au sommet de son mojo hypnotique.  Ses gesticulations n’étaient pas de simples effets de manche, mais bien la transe d’un génie possédé par sa musique. Rien n’était calculé chez ce virtuose, son jeu déployait une magie qui semblait lui échapper. Certains soirs , sa transe mystique se dégonflait comme un soufflé mal cuit, ses tourments le laissaient perdu au milieu d’une musique qu’il ne reconnaissait plus.  Heureusement, devant Miles Davis , Hendrix déploya son blues acide avec une spontanéité impressionnante.

Après cette épique performance, le nouveau dieu du rock et le roi du jazz se rencontrèrent pour la première fois. Honoré par cette visite, le héros de la soirée déclara qu’il adorait Kind of blue, qu’il avait forgé une partie de son jeu en reproduisant les chorus du grand Miles à la guitare. Cette affirmation confirme que le rock et le jazz étaient, sont et resteront des musiques faites pour fusionner. Les deux hommes se quittèrent en promettant de se retrouver pour enregistrer un album ensemble.  La promesse ne fut malheureusement jamais tenue, mais Miles sortit de cette soirée avec un objectif : former le plus grand groupe de rock de tous les temps. Pour accomplir ce projet, il lui fallait un guitar hero.

Il le trouva alors en la personne de John McLaughlin, jeune virtuose dont le toucher doit beaucoup à son père spirituel Hendrix. Dans le studio, Miles enregistre comme il a toujours enregistré, les bandes tournant pendant que le nouvel orchestre improvise son jazz en fusion. Remplissant son rôle à la perfection, McLaughlin offre à l’auditeur sa dose de riffs acides, Miles hausse le ton pour dompter ses torrents électriques, le rock et le jazz accouchent d’un majestueux groove mutant. Pour accentuer l’intensité hypnotique de cette fusion, Teo Macero dessine de nouveaux décors à partir des parties enregistrées par l’orchestre. Bitches brew fut l’album qui permit à Miles de vampiriser la vitalité du rock. En flirtant avec ce courant haï par la plupart de ses contemporains, il dessine une alternative aux expérimentations absconses du free jazz. Selon l’histoire officielle, Bitches brew permit au jazz et au rock de se nourrir tels deux vases communicants. Ce que l’on sait moins, c’est que le jazz fusion fut expérimenté quelques mois plus tôt par John McLaughlin. 

Nous étions alors en 1969, le guitariste s’était entiché d’un gourou le menant sur le chemin pernicieux des délires sous acides, et il venait de signer un contrat d’enregistrement en Amérique. De ce contrat naitront deux albums, dont ce merveilleux Devotion. A la batterie, John McLaughlin a récupéré un Buddy Miles au sommet de son art. Avec Mike Bloomfield , l’imposant percussionniste vient d’enregistrer A long time comin, un album où le jazz colorait le swing d’un blues groovy à souhait. Sur Devotion, sa frappe pachydermique accentue l’intensité d’improvisations s’épanouissant telles d’intenses méditations transcendantales. Devotion ressemble d’ailleurs à une version rock de Meditation , qui fit partie des derniers chefs-d’œuvre de John Coltrane.

La guitare suit des chemins aussi tortueux que ceux empruntés naguère par le saxophoniste, les instrumentaux explosifs déclenchent de puissants échos. Entre les distorsions de la guitare et une rythmique menaçante et hypnotique, l’esprit de l’auditeur est plongé dans un bain méditatif. Les solos déchainés de John forment alors des décors surréalistes, la pression entretenue par ce hard jazz le fait décoller vers des nirvana vertigineux. Si Bitches brew représente la revanche du jazz sur un rock sur le point de le tuer, Devotion montre un rock se hissant sur les mêmes sommets artistiques que son rival cuivré.

L’auteur de Devotion ne vit malheureusement pas les choses ainsi. Déçu par le travail de son producteur, John fit tout pour faire oublier cet album. Il réussit si bien que Devotion ne sera jamais réédité, ce qui en fait un album culte.          

dimanche 10 octobre 2021

John Coltrane : Interstellar space + épilogue

 


La foule du Philarmonique Hall attend ses héros avec un mélange d’excitation et d’angoisse. Excitation d’abord de voir Coleman Hawkins, Sonny Rollins et quelques autres légendes éternellement liées au jazz le plus classieux. L’angoisse vient bien sûr de John Coltrane, dont le public redoute les délires avant gardistes. Le free n’a jamais été totalement accepté, le fait que Coltrane s’y soit converti ne faisant que renforcer la controverse. Interrogé sur le sujet, Miles Davis affirme que le mouvement ne « correspond pas à ce que les gens veulent entendre ». Pour lui, cet avant-gardisme dissonant marque « la fin du jazz populaire ». Thelonious Monk tint des propos similaires, prouvant ainsi que le jazz s’est scindé en deux camps irréconciliables, les traditionalistes et les avant gardistes.

Ce soir-là à New York,Trane monte sur scène en compagnie des frères Ayler. Poussé par la formidable intensité d’Albert, il déploie un jeu abstrait qui met à l’épreuve les nerfs du public. Quelques jours plus tard, voyant bien que le saxophoniste n’est pas prêt d’abandonner la voie du free, Tyner et Jones décident de tracer leur propre route. Ce départ ne fit qu’accentuer le virage initié sur "Transition", le batteur Rashied Ali et la pianiste Alice Coltrane comprenant mieux la radicalité de Trane. Poussant sa logique expérimentale à son paroxysme, Coltrane organise des sessions d’enregistrement en duo avec Ali.

Quand le batteur demande quelle tonalité doivent prendre les morceaux, son chef de file se contente de lui répondre « c’est tout ce que tu veux que ça soit ». A chaque introduction, le saxophoniste fait teinter des grelots, installant sa fameuse ambiance mystique. Il montre ensuite la voie à son batteur via un premier chorus. Son jeu n’a jamais été aussi saccadé et expérimental qu’ici, comme si il voulait que son batteur interprète librement ses enchainements abstraits. Véritable maître de cette nouvelle galaxie, Ali pousse alors le saxophoniste vers des textures plus ou moins rugueuses, fait monter et descendre la pression au rythme de ses percussions. En réduisant son orchestre au minimum vital, Coltrane réussit à rendre lisible ses plus folles expérimentations. L’auditeur peut alors suivre ses zigzags entre les percussions, vibrer grâce au son de textures lyriques, déchirantes ou intensément mystiques.

"Interstellar space" n’est pas un aboutissement, les interventions parfois hésitantes d’Ali annoncent une voie que les musiciens n’auront malheureusement pas le temps d’approfondir. Cet album est toutefois un remarquable laboratoire du swing, un monde musical unique. Rejeté par le grand public, Coltrane lui annonçait ici qu’il ne pouvait plus revenir en arrière.   

Après ce tour de force, Coltrane produisit "Expression", un album lumineux où le lyrisme de son saxophone s’exprime pour la dernière fois. Quelques jours après l’enregistrement de cet ultime chef d’œuvre, Trane est pris d’une violente douleur à l’estomac. Après avoir effectué une biopsie, les médecins lui annoncent que, si il n’est pas opéré rapidement, Coltrane est condamné. Jugeant que les chances de réussite de l’opération sont trop faibles, le musicien décide de ne pas se soigner. A peine deux mois plus tard, en 1967, il décède d’une infection au foie.  

Lors de son enterrement, Albert Ayler et Ornette Coleman jouent un vibrant requiem. Ces gémissements cuivrés représentent leurs promesses de poursuivre les expérimentations qu’il a initiées. L’œuvre de Coltrane ne mourra jamais, elle se perpétuera à travers les chorus torturés de ses nombreux fils spirituels.

jeudi 7 octobre 2021

Rabattre les cartes : Steve Hackett - Voyage of the Acolyte (1975)

 



Etrange année 1975.

Cette année là, Peter Gabriel quitte le navire Genesis, éreinté par des (dé)pressions de toutes sortes, notamment du point de vue personnel où il faillit perdre sa fille et que l'on peut voir l'énorme et fabuleux (c'est mon point de vue perso) double album The Lamb lies down on Broadway comme une sorte d'exutoire personnel de l'archange noir de la Génèse. C'est aussi cette année alors qu'on ne donne plus trop cher de la bande à Gabriel & Cie que paraît le premier album de Steve Hackett, artisan consciencieux du son du groupe qu'on a alors à l'époque souvent oublié ou relégué aux oubliettes.

Pourtant Steve compose. 

Il a souvent composé, depuis qu'il est arrivé dans le groupe sur le second album, Nursery Cryme (1971 - En fait le troisième mais bon, le premier album de Genesis est franchement inexistant et oubliable, un faux départ on dira). Et quand bien même, on lui doit un son de guitare qui à ce moment là donne une sacrée fougue au groupe. Ah The return of the giant Hogweed. Mais surtout le solo fabuleux d'un Firth of Fifth sur Selling England by the pound (1973), mamma mia. Et à côté donc de ce travail mélodique comme je l'écrivais, Steve compose de petites bricoles pleines de chaleur et de mélancolie mêlées qui reflètent tout aussi bien l'âme de la Génèse que celle de son créateur guitariste : Horizons (sur Foxtrot - 1972), After the ordeal (sur Selling...)....

Le hic c'est qu'à l'époque, à l'instar de Gabriel, Hackett se sent déjà à l'étroit. Tony Banks a alors commencé sa mainmise sur le groupe pendant plusieurs albums. Ce qui en soit n'est pas forcément une mauvaise chose tant ces derniers s'avéreront faire coïncider pleinement le besoin de poésie musicale en dehors de l'esthétique jugée par trop théâtrale de Peter Gabriel par les critiques. Exit donc les costumes compliqués, place à quelque chose de plus simple et proche du public avec un Phil Collins jovial qui raconte des contes en musiques un poil moins alambiqués mais tous aussi passionnants.

Inutile de refaire la Génèse donc, d'autres théologiens de la musique s'en sont déjà bien donné à coeur joie. On remarquera toutefois que A Trick of the Tail et Wind and Wuthering (tous deux de 1976, c'est ce qui s'appelle battre le fer pendant qu'il est chaud) dans leur genre n'ont nullement à rougir face aux albums de la période Gabriel. Genesis accepte pleinement sa mutation face à une époque qui change trop vite (et s'empressera de la nommer chef de file des "dinosaures du prog", mais ça c'est une autre histoire). Je considère même personnellement Wind and Wuthering comme le second grand disque du groupe après The Lamb..., c'est vous dire.

Et puis il y a le premier disque solo de Steve Hackett donc, au moment où le groupe séparé de son chanteur initial rentre dans son cocon pour muer. Si on devait nommer une trilogie de cette période, voilà le chaînon manquant qu'on oublie régulièrement, le troisième album qui n'a lui aussi pas à rougir face à A trick et Wind and... mais aussi face aux albums de Genesis qui lui ont précédé.

Pourquoi ? Parce que tout bonnement Hackett s'y livre pleinement avec une sincérité et un savoir-faire touchant qui en font plus que le simple "album solo d'un guitariste". Et si certaines pistes sortent du lot et s'avèrent des expérimentations avant-gardistes plus ou moins sympathiques, le reste est dans la droite lignée de ce son éthéré de guitare, ce romantisme noir vénéneux déjà développé et infusé avec Genesis. 

D'ailleurs, histoire de le rattacher encore plus à la Génèse, Phil Collins et Mike Rutherford, pas chiens, viennent jouer dessus, basse, batterie et un peu de chant pour le Phil. On notera qu'il n'y a pas Tony Banks, le même Banks qui écartait un peu les compositions du guitariste au profit des siennes ou du travail collectif du groupe. Petite vengeance donc.

La pochette peinte par Kim Poor (alors compagne de Hackett) à l'aquarelle est une invitation au voyage, de même pour les titres des compositions qui s'inspirent quasiment toutes des cartes du tarot de Rider-Waite (à la fois proche et différent du Tarot de Marseille car ici les cartes des arcanes mineures sont beaucoup moins abstraites à décrypter). 

Petite parenthèse pour ceux qui ne connaissent pas le tarot, il s'agit d'un jeu de 78 cartes spécifiques avec 22 cartes surnommées Arcanes Majeures et 56 cartes de différentes "couleurs" nommées Arcanes Mineures (qui n'en sont pas moins aussi importantes que les arcanes majeures à mon sens). 

Ce qu'on appelle "couleurs" peut s'apparenter aux figures classiques des cartes telles que le trèfle, coeur, carreau et pique. Sauf qu'en fait les cartes sont illustrées tout comme les Majeures par des personnages et situations (des archétypes) qui correspondent à quelque chose sur plusieurs plans et que les symboles sont différents. La coupe se substitue au coeur mais lui est en fait similaire car elle parle des sentiments. L'épée se substitue à la pique et symbolise la raison (qui peut parfois piquer, voire éviter tout sentimentalisme pour littéralement trancher donc), le carreau est remplacé par le denier ou pentacle qui symbolise l'aspect matériel. Enfin le trèfle est remplacé par le bâton et symbolise le désir et la créativité. 

Les arcanes mineures évoquent le rapport du "consultant" (celui qui vient pour qu'on lui tire les cartes, donc qui consulte) face au monde là où les arcanes majeures parlent de psyché et d'intériorisation. Les 22 cartes "majeures" bout à bout peuvent d'ailleurs prendre la forme narrative d'un profond voyage tandis que les 56 cartes "mineures" peuvent clarifier le parcours en lui-même. Cette idée de voyage intérieur est toujours au fond ce qui sous-tend l'utilisation du tarot, qu'il soit utilisé à des fins divinatoires ou méditatives pour le bien-être (on doit à Alejandro Jodorowsky l'utilisation du "Tarot psychologique" comme méthode de développement personnel depuis une vingtaine d'années même si ce dernier ne se base que sur le tarot de Marseille).

Si on se penche sur le disque de Steve Hackett et qu'on transpose le tarot à ses compositions, cela donne ça:


  • L'Ermite (the hermit) carte 9 des Arcanes Majeurs, ici piste 5 du disque. 
  • La Tour (A tower stuck down) Référence évidente à la carte 16 des Arcanes Majeurs du Tarot donc, ici piste 3. 
  • Les Amants (The lovers. "L'amoureux" ou "Les amants"), carte 6, piste 7.... 


Plus tôt j'avais évoqué l'idée de voyage. Eh bien, quel beau voyage musical du coup !

Ace of wands (L'as de bâton ! Ici la carte du tarot, symbolise le puissant potentiel en germe de la créativité. Une bonne métaphore d'une longue carrière assez intéressante et ce n'est donc pas étonnant que comme un as, cette composition soit placée en tout début) en ouverture frappe d'emblée au recul par le fait qu'il n'est pas dans la même tonalité que le reste de l'album. Le titre s'avère une synthèse de tout ce que peut faire Hackett à la guitare, en mode "Jeff Beck". Le titre varie à chaque fois constamment les aller-retours, les changements de style mais reste intriguant et passionnant.

Hands of the priestress (La prêtresse dans les arcanes majeurs du tarot) introduit pleinement cette mélancolie tenace qui va cumuler sur tout l'album, notamment deux sommets que sont le poignant The Hermit et le "bipolaire" Star of Sirius. Sur ce dernier c'est Phil Collins qui chante tandis que la chanson plane entre la joie pure et une certaine inquiétude théâtrale (vers 3mn) avant de redécouvrir la féerie et la joie. Sacrés bijoux !

Et puis il y a les 11mn de Shadow of the Hierophant (le Hierophant correspondant au Pape dans le tarot, carte 5 en Arcane Majeur), pièce rock-prog purement majestueuse où Sally Oldfield (soeur de vous savez-qui...) est invitée au chant dans un premier temps alors que lentement la tempête gronde et menace. Un morceau magique comme aurait pu l'écrire le King Crimson des débuts, assurément.

Au final un album fin, sensible et facile d'accès que n'importe qui peut écouter et apprécier sans problème, même les réfractaires au rock progressif, c'est vous dire.



mercredi 6 octobre 2021

John Coltrane : Sun Ship


Cette fois ci nous y sommes !

Enregistré pendant l’été 1965, "Sun ship" ne sortira qu’en 1971. Il s’agit pourtant d’un album qui confirme un tournant qui couvait depuis plusieurs semaines : la fin du quartet historique. Conscient des limites de sa formation, Coltrane consent une dernière fois à s’abaisser à son niveau. Il construit ainsi une série de mélodies plus lisibles, sans réellement ressasser les vieilles marottes de ses musiciens. L’album s’ouvre sur le morceau titre, que le saxophoniste introduit sur un oppressant motif de quatre notes.

Jones accentue ensuite l’agressivité de ce swing minimaliste à grands coups de percussions bestiales. Restant dans ce registre hystérique, Tyner plaque quelques notes fiévreuses. Comme possédé par la rapidité et la souplesse de son pianiste, Trane s’embarque dans un de ces chorus explosifs qui choqua le monde sur "Ascension". La frappe de Jones l’incite ensuite à intensifier son jeu, avant que le duo ne s’embarque dans un final sec comme un coup de trique. "Dearly belove" rejoint les chemins méditatifs tracés par "a love suprem".

Nous sommes pourtant loin de l’apaisement mystique du chef d’œuvre coltranien. Cet apaisement fait plutôt place à un lyrisme plus intense, une méditation solennelle portée par la frappe pleine d’écho de Jones. "Amen" reprend quant à lui la violence minimaliste de" sun ship", les chorus stridents de Trane réaffirmant que la violence d’"Ascension" n’était pas une erreur de parcours. "Attaining" remodèle ensuite le swing du blues, son spleen mystique rappelant la beauté de "Psalm", tout en se passant de ligne mélodique claire. Les quatre solos du saxophoniste forment ainsi les piliers sur lesquels repose ce nouveau poème musical.

Rassuré par ce registre plus harmonieux, Tyner dessine un arrière-plan d’une rare beauté. Les roulements de tambours de Jones initient un somptueux cérémonial, avant que Tyner ne fasse scintiller ses notes comme autant de chandelles réconfortantes. Lors de ses majestueux chorus, Coltrane semble remercier dieu dans un langage poignant. "Attaining" voit Coltrane mettre une dernière fois à jour le mysticisme apaisé qu’il initia sur "Crescent". Conscient qu’il vit là ses derniers instants de grâce, le quartette retrouve la cohésion irrésistible de ses débuts. La batterie envoie son dernier roulement, le saxophone suit son rythme avec tendresse, les derniers échos de leur procession finissent par baisser le rideau sur une époque qui ne reviendra plus. Relativement discret jusque-là, Garrison gratifie "Ascent" d’un solo hypnotique.

Sur certains passages, la rapidité de ses accords fait presque penser au mojo des grands bluesmen de Chicago. Vient ensuite la batterie enjouée de Jones, qui donne l’impression que cette rythmique s’essaie à l’énergie juvénile du rock'n roll. Le chorus de Trane déboule dans ce décor trop tranquille tel un troupeau de buffles en pleine charge. Le saxophoniste renoue aussi avec le jeu rugueux d’"Ascension", encorne la rythmique trop apaisée du duo Garrison/Jones.

Choqué par un retour si soudain d’une agressivité qu’il peine à suivre, le batteur se met à massacrer ses toms comme un fou furieux. "Ascent" symbolise ainsi la fin d’un quartet dépassé par les nouvelles lubies de son leader.

Sans être transcendant, "Sun ship" a au moins le mérite de prolonger un peu la légende d’un orchestre historique. Si tous ses musiciens ne quittèrent pas le giron coltranien, ils seront ensuite systématiquement intégrés à des formations plus larges. Trane a encore besoin de la virtuosité de certains d’entre eux, mais il refuse d’être bridé par leurs limites.           

mardi 5 octobre 2021

Freddie King : Gettin Ready

 


La ville swingue comme jamais, le jazz succombant progressivement sous les assauts des nouveaux bluesmen de Chicago. Très vite, le blues devint pour Chicago ce que la statue de la liberté est pour l’Amérique, un symbole indéboulonnable. Dans les bars, le public noyait son spleen dans le whisky , les solos de BB King  et les cris virils d’Howlin Wolf. L’industrie comprit vite que cette nouveauté constituait un bon filon, et se mit à signer les troubadours du coin à tour de bras. C’est ainsi que le label Chess programma les premières séances d’enregistrement de BB King , Howlin Wolf et Muddy Waters. 

Elvis n’avait pas encore tortillé du bassin que ce trio fulgurant inventait l’énergie fondatrice du rock n roll. Quelques jours après ce grandiose coup de filet, un noir au physique boursoufflé franchit la porte de la maison de disques. L’homme avait plus un physique de bucheron que de bluesman,  même Muddy Waters passait pour un anorexique à côté d’une telle armoire à glace. Le colosse ne venait pourtant pas pour réparer les lavabos, mais bien pour effectuer une audition. Il s’installa donc tranquillement et le cadre du label ne put masquer son mépris lorsqu’il se mit à jouer.  

Cette voix plaintive et suave, ces riffs binaires parcourus de solos agressifs, tout cela n’était qu’une copie conforme de ce que faisait BB King. Chess ne cherchait pas un ouvrier du swing, mais un phare capable de guider ses contemporains sur le chemin de la modernité. Jusque dans les années 80, innover était la norme, et celui qui se présenta sous le nom de Freddie King n’en était pas encore capable. Après cet échec, Freddie partagea son temps entre son travail dans une aciérie et les concerts de son groupe. Au fil des semaines , il commença à développer son propre style , se montra  capable de souligner la rythmique tout en chorussant avec classe. A partir de 1960, la chance se mit enfin à sourire à notre titan du blues.

Après avoir signé son premier contrat, Freddie King sortit un 45 tours qui finit au sommet des charts. De 1960 à 1964 , il s’imposa  comme le véritable King du blues de Chicago , ses ventes dépassant celles de Muddy Waters. Il faut dire que le nouveau maitre du mojo enchaine les tournées et les enregistrements à un rythme infernal.  Grâce à cette productivité, alors que la plupart de ses contemporains sont écrasés par les blues rockers modernes , le succès de Freddie ne se dément pas. Ce succès lui offrit une certaine popularité parmi les grandes figures de la scène rock, dont plusieurs ont plaqué leurs premiers riffs en reproduisant des classiques du blues. C’est ainsi que, après avoir enregistré un premier album solo en compagnie de Mick Jagger , George Harrison et Eric Clapton , Leon Russel proposa à King de produire son premier album.

L’ex pianiste de Joe Cocker parvint à réserver les légendaires studios Chess , permettant ainsi à son ainé d’entrer dans ce lieu sacré dont il fut rejeté. Les studios sont prêts, Don Nixx est venu épauler Leon Russel à la production, lorsque Freddie avoue qu’il n’a écrit aucun titre. Les deux producteurs écrivent alors dans l’urgence quatre titres, avant de demander au guitariste de choisir quelques reprises pour boucler l’album. Comme pour imposer sa suprématie, Freddie choisit plusieurs titres chers à BB King.

Sur Dust my broom , son jeu puissant et classieux semble rappeler à Eric Clapton d’où il vient. La voix est délicate, le jeu puissant tout en restant apaisé. Celui que les anglais nomment God tenta d’atteindre les mêmes sommets nostalgiques, mais le blues sentimental de ses Dominos ne put être aussi pur. Les blancs becs anglais et américains eurent beau tenter de percer le secret des grand anciens, leur mojo sembla toujours taper à coté de leur cible. Leon Russel et Don Nixx comprirent bien qu’il fallait préserver cette magie, que leurs touches pop devaient se faire discrètes. Aussi inventifs que mesurés, leurs arrangements psychédéliques ou cuivrés font entrer Freddie King dans l’ère du rock moderne.

Sur Palace of the king , ses solos acides ramènent le feeling hendrixien sur les terres du blues. Freddie King est, sur Gettin ready , comme un roi venu réclamer son dû.  Aux nouveaux héros du blues moderne, il répond par Same old blues , lumineuse ballade où la beauté du blues le plus puriste est soulignée par des chœurs somptueux et un piano bouleversant. Puis, à l’heure où le hard rock et le rock progressif noient sa sauvagerie dans des expérimentations pompeuses, Freddie rappelle ce qu’est le rock n roll. Worried life blues , Key to the highway , ces titres rappellent que le rock n’est jamais aussi grand que quand il revient à sa simplicité originelle.

Viennent ensuite Five long years , Palace of the king et Going down , complaintes où une voix désespérée répond aux classieux gémissements de la guitare. On retrouve ici le purisme mélancolique d’Albert King et la douceur bouleversante de Mike Bloomfield. Comme beaucoup de ses contemporains venus de Chicago, Freddie King évolue entre la classe traditionnelle du blues et la puissance populaire du rock. Comme ceux que le grand Waters sortit pendant la même période, les disques que Freddie King publia dans les seventies sont de brillantes opérations de maquillage. 

En se rapprochant du son de l’époque, Gettin ready montre que les musiciens modernes doivent beaucoup à cet imposant guitariste. L’opération fut si réussie que Jeff Beck enregistra sa version de Going down , avant que Ten Years After , ZZ top et Grand funk railroad n’invite Freddie King à effectuer leurs premières parties.       

lundi 4 octobre 2021

John Coltrane : Live in Seattle

 


Pharoah Sanders naquit en 1940 dans l’Arkensas. Dans cet état situé en plein cœur du sud profond, la ségrégation est appliquée avec une rigueur écœurante. Alors Sanders se réfugie vite dans la musique, apprend à jouer de la flûte, de la batterie et du tuba. Le saxophone devient finalement son instrument de prédilection en 1959, époque où il ne supporte plus le racisme ambiant et la niaiserie du jazz local. Il voyage donc à San Francisco, où il joue parfois avec quelques groupes de rock. Cette musique avait alors envahi la ville, ce qui ne voulait pas forcément dire que tous ses musiciens roulaient sur l’or. Sanders dut donc accepter quelques petits boulots pour compenser la maigreur de ses cachets. De passage à New York, il croisa le fer avec quelques pointures du jazz local, ce qui n’améliora pourtant pas sa situation financière.

Tout s’accéléra en 1964, année où son jeu éclaté lui valut de jouer avec Don Cherry et Sun Ra. Même si le business du jazz ne fut jamais aussi juteux que celui du rock, ces prestations lui permirent d’attirer l’attention de nouveaux labels cherchant « le nouvel Ornette Coleman ». Sanders enregistra donc un premier album où brillait déjà son gout pour les harmonies alambiquées. La première rencontre de Sanders et Coltrane eut lieu en 1959, lorsque Trane tournait encore avec Miles Davis. Les deux hommes sympathisèrent en essayant des becs de saxophone dans un magasin californien. Comme il l’affirma souvent, Coltrane accordait plus d’importance à la personnalité d’un musicien qu’à ses connaissances techniques. Pour lui, le son d’un musicien était plus façonné par son caractère que par sa technique. Cette vision peut paraitre paradoxale venant d’un homme qui a tant travaillé son jeu, elle explique pourtant le lien qui se créa vite entre Trane et Sanders.

Les deux hommes se perdirent de vue pendant quelques années, jusqu’à ce que Coltrane invite son vieil ami à participer aux séances d’"Ascension". Suite à ces séances, les deux ténors se contactèrent régulièrement par téléphone, avant de se retrouver à San Francisco en 1965. Coltrane cherchant alors une nouvelle voie à explorer, il fut persuadé que son jeune ami pouvait l’aider dans sa quête. A cette époque, Coltrane invitait régulièrement un saxophoniste à jouer avec lui. En plus de l’aider à supporter le rythme infernal des tournées, ces interventions l’incitaient à s’adapter sans cesse. Persuadé que la présence de Sanders peut également donner un second souffle à sa carrière, il propose également de financer l’enregistrement de la performance.

"Live in Seattle" fut donc enregistré le 30 septembre 1965, date qui est à marquer d’une pierre blanche. Pour étoffer la formation, Coltrane s’offrit les services du clarinettiste Donald Garett. Le nouvel orchestre comporte toujours le trio Garrison,  Tyner, Jones, qui subit cette soirée comme un chemin de croix. Ayant enfin trouvé le partenaire capable de le conforter dans sa nouvelle voie, Trane multiplie les dérapages et motifs stridents. Malgré sa jeunesse, c’est bien Sanders qui initie les premiers cris, rugissements et dissonances inattendues, auxquels Coltrane répond avec une intensité folle. Pour ne pas être débordé par l’audace de son invité, il s’embarque dans une avant-garde plus radicale, enchaine les sons avec l’originalité débridée d’un peintre abstrait. Face à une telle orgie, celui qui fut jusque-là le dynamiteur chargé de propulser le swing coltranien dans le cosmos se voit obligé de remettre de l’ordre dans la folie des saxophonistes. Les vieux shémas rythmiques de Jones n’ont malheureusement aucune prise sur ce dialogue anarchique, laissant le batteur s’agiter comme un naufragé tentant de garder la tête hors de l’eau.

Tyner quant à lui devient totalement insignifiant, les titres joués ce soir-là ne nécessitant pas de pianiste, et il ne parvient pas à imposer sa place. Dans ce "Live in Seatle", Sanders dessine les formes et Coltrane apporte les couleurs. Les motifs ultras modernes du premier s’enveloppent dans l’intensité spirituelle du second. Sanders permet également à son chef d’orchestre de jouer le rôle du modérateur tout en s’épanouissant dans son univers le plus radicalement avant gardiste.

Entre deux échanges exaltés, Coltrane parvient ainsi à ménager quelques oasis mélodiques. Lorsque la prestation s’achève, Trane est si ravi du résultat qu’il embarque l’orchestre en studio.          

samedi 2 octobre 2021

John Coltrane : Impression

 


Les grands bouleversements commencent souvent par de déchirants adieux. Pour Coltrane, Eric Dolphy fut une âme sœur et un rival, une muse et un brillant ouvrier, un humble serviteur et un glorieux chef d’orchestre. Pendant une courte année, Dolphy a tout donné à son alter ego. Les deux hommes partageaient le même rapport compliqué avec la tradition, cette envie de briser tous les carcans sans pouvoir se passer de quelques vieux repères. Durant leur collaboration, les deux musiciens tâtèrent les eaux bouillantes du free sans s’y immerger totalement. Après son passage chez Trane, Eric Dolphy participa au gargantuesque "Mingus Mingus Mingus" avant d’enregistrer ce qui restera son plus grand chef d’œuvre.

"Out to lunch" est une symphonie au swing alambiqué, un grand récital dont les dissonances forment les harmonies. Il faut s’acharner sur ce disque comme sur un rubik’s cube, laisser à nos tympans le temps qu’il faut pour qu’ils commencent à percevoir les splendeurs cachées derrière cette apparente cacophonie. Avant la sortie de cette œuvre maitresse, Dolphy participa à ce qui restera une de ses dernières apparitions auprès de Trane.

Nous étions alors au Village Vaguard, temple annonçant l’avenir du jazz coltranien. Pour remplir tout l’espace sonore, Coltrane s’était alors entouré des bassistes Workman et Garrison, épaulés par la puissante frappe de Jones. Le batteur ouvre d’ailleurs le bal sur une marche solennelle et vibrante, à laquelle les basses viennent donner un écho envoutant et spirituel. Le soprano de Coltrane s’élève sur ce tapis de clous comme un vieux sage indien. Un peu masqué par les cris possédés de Trane, Tyner illumine discrètement l’arrière-plan sonore de ses accords bluesy. Hypnotisé par la fascinante régularité de sa section rythmique, Coltrane s’époumone comme un mariachi en transe. Redescendu de ses paradis hindous, il finit par montrer la voie que doit suivre la mélodie.

Dolphy le rejoint alors le temps d’un intermède mélodique presque conventionnel. L’accalmie ne dure heureusement pas et, entrainé par un combat où chaque coup renforce l’adversaire, le duo Coltrane / Dolphy finit par embarquer le groupe dans sa transe méditative. Caché derrière l’impressionnante muraille bâtie par ses partenaires, Tyner tisse ses mantras hypnotiques, dote la rêverie bruyante du groupe d’un irrésistible pouvoir d’attraction. Coltrane part ensuite dans un long chorus, où il explore toutes les possibilités de son thème avec une ferveur dévote. Dolphy lui répond par un ébouriffant solo de clarinette basse, il s’amuse déjà à marier les dissonances tel un  Jackson Pollock du swing. "India" est une mélodie entêtante ouvrant la voie à un splendide chaos méditatif. C’est aussi un mariage d’influences orientales et occidentales, une méditation métisse dont on ne peut saisir toutes les subtilités dès la première écoute. Cette complexité donne l’impression que Trane montre à son plus brillant disciple le chemin à suivre, lui annonce la voie qui le mènera à la beauté de "Out to lunch".

Après un tel voyage, "Up gainst the wall" rappelle la douceur de l’album "Ballads". Si il fut écarté de ce dernier à cause de son tempo trop agressif, c’est ce même tempo qui lui permet de maintenir un peu l’intensité développée par "India". Vient ensuite le morceau titre, irrésistible refrain modal lançant le fulgurant marathon de Trane. En pleine communion avec son public, il dévale la route tracée par une rythmique brillante, qui semble le suivre de loin. Cette fois, le piano n’ose intervenir, il sent que le saxophoniste découvre le chemin d’une nouvelle liberté. La seule ombre à cet impressionnant tableau est l’intervention trop timide de Dolphy, qui annonce sa présence sans savoir comment prendre le relais tendu par un tel athlète.

La dernière composition subit d’abord le déclin de Jones. L’homme devint progressivement une bête possédée par la drogue. Si cela n’eut tenu qu’à lui, Coltrane aurait pardonné tous ses excès, une frappe pareille ne se trouvant pas à tous les coins de rue. Il accepta donc la violence de ses sautes d’humeur, pardonna qu’il emboutisse une voiture qu’il venait juste de lui prêter, mais la justice ne fut pas aussi clémente. On donna donc au batteur le choix entre l’hôpital psychiatrique et la prison, il préféra la première option.

Pour assurer l’intérim, Coltrane rappela Roy Hayne, un batteur rencontré lors du festival de Newport. S’il n’avait pas le génie de Jones, le nouveau venu possédait tout de même un jeu assez fin pour diriger le chant lyrique qu’est "After the rain". Tout en sobriété, ce dernier titre se contente de développer un thème pur comme un blues de Miles Davis. Quand les dernières notes de cette méditation s’éteignent, "Impression" s’affirme comme une nouvelle facette de la grande âme coltranienne.                     

vendredi 1 octobre 2021

TREPONEM PAL : Aggravation (1991)

 


Voici encore l'un des groupes les plus marquants du rock français des années 90, un groupe phare du rock/métal industriel, alors en plein essor en cette fin des 80s et au début des 90s avec Ministry, Nine Inch Nails, Young Gods... Alors que ce style musical débute sa période faste, Treponem Pal en est l'un des fers de lance avec les groupes nommés ci-dessus.
En effet après un premier album déjà très prometteur Treponem Pal élève le niveau d'un cran avec son second album « Aggravation ».
Les rythmes sont répétitifs, lourds, hypnotiques et martèlent l'auditeur sans relâche.
Et le chanteur de hurler comme un dément, ravageur, comme possédé par une fièvre obsédante.
C'est froid, sombre, pesant même quand le rythme s'accélère un peu (mais toutefois moins sombre que Kill the Thrill l'autre grand groupe français du genre).
Petite séquence culturelle : Treponem Pal est le nom de la bactérie responsable de la syphilis chez l'homme.
Petite séquence provocation : Treponem Pal est le groupe qui fit scandale à "Nulle Part Ailleurs" en 1996 en proposant le strip tease d'une fille en direct pendant que le groupe jouait live un morceau de l'album « Higher » leur 4e disque, fille qui s'avéra finalement être une transexuelle ; ce passage fera les choux gras des Guignols de l'info pendant des mois et le fameux mot de la marionnette d'Alain de Greef, alors directeur des programmes de Canal + : « juste une p'tite s'touquette ».
Ceux qui ont vu le groupe live à l'époque se souviennent sûrement du charisme et de la présence scénique phénoménale du chanteur leader Marco Neves dont la carrure en imposait !
Les deux premiers albums du groupe sont très bruts, quasiment pas de samples, proches du Godflesh des débuts, ce n'est qu'à partir d' « Excess and overdrive » leur troisième (et sans doute le meilleur album) que Treponem Pal va prendre un léger virage moins sombre et incorporer quelques samples et machines pour colorer un peu la noirceur et apporter quelques variations sonores qui vont quelque peu changer l'atmosphère musicale (tout en gardant un socle rock/métal industriel), « Higher » ayant même ensuite quelques apports « dub » et « electro ».

Là sur Aggravation on est plus dans le décor d'une aciérie de la Ruhr que du soleil californien !
« Rest is a war » est une bonne mise en matière avec son côté angoissant mais « What does it mean ? », le titre fort qui alterne passages rapides et passages sabbathiens, est l'archétypique d'un morceau de Treponem Pal avec une guitare qui a rarement été aussi tranchante et aiguisée (sans doute une guitare à scie cordes ?).
Sur « Love » le mot industriel prend tout son sens, c'est lourd (sauf un passage où ça s'accélère), puissant, avec un bruit de machines stridentes en arrière fond sonore : hypnotique !
« Sweet coma », plus rapide dans sa deuxième partie, incorpore des éléments de thrash metal tendance Voivod (les deux groupes ont d'ailleurs pas mal de points communs évidents).
« Tv matic » est le seul morceau hyper rapide qui penche nettement vers le hardcore bien énervé. Une tuerie.
Bien sûr l'album a connu avant tout une certaine renommée grâce à l'excellente reprise de « Radioactivity » (Kraftwerk), proche dans l'esprit de l'original mais les guitares remplaçant les machines électroniques. Une réussite, car reprendre ce must des années 70 était un sacré pari.
« You got what you deserve » avec sa basse bulldozer finit l'album en fanfare, sans aucune fausse note, et vous achève pour de bon.
Suite à ce disque le groupe fera en 1992 la première partie de la tournée américaine de Ministry alors à son zénith de popularité.
En conclusion encore un très bon album d'un groupe un peu tombé dans l'oubli aujourd'hui même s'il s'est reformé depuis et qu'il tourne encore régulièrement ; néanmoins Treponem Pal a réussi la prouesse de sortir quatre albums de grande qualité entre 1989 et 1997.

Un petit goût de jazz : David Crosby - Skytrails (2017)

 



Dès les premières notes de synthé, on sent qu'il va être bien cet dernier et inédit final album de Steely Dan.

Il fallait bien ça alors pour se consoler de la perte de Walter Becker, co-fondateur avec Donald Fagen d'un des meilleurs groupes de jazz-rock qui soit.

Et puis s'élève la voix de David Crosby. 

76 ans au compteur cette année-là et pourtant toujours ce timbre doux, fluet et presque chuchoté.

Oops ! Ce n'est donc pas un album de Steely Dan.

Mais le premier titre, She's got to be somewhere est trompeur. De fait c'est un peu tout l'album qui sera ça et là sous le signe du jazz, le vieux sage reprenant même le Amelia de Joni Mitchell (un hommage à l'aviatrice Amelia Earhart), originellement issu d'Hejira dans une configuration apaisée et minimaliste (voix, piano, une petite guitare en fond, c'est tout et c'est efficace). Joni, l'amie de tous ces trajets et chemins musicaux qui a souvent croisé la route de David Crosby comme de Graham Nash et Neil Young (pour la minute people du jour, elle est sortie d'ailleurs avec les deux premiers, voilà on peut refermer la page ragots). Il n'y avait que Crosby pour lui rendre si bien hommage (même si l'album River, the joni letters d'Herbie Hancock en 2008 s'avère là aussi une superbe oeuvre).

Du reste, on a du bon folk-rock et du folk tout court, bien mené, parfois sans surprises ou pas autant qu'on aurait espéré comme sur le retour, Croz en 2014. Cela dit, qui peut encore se vanter, passé les soixante-dix ans de faire encore de la musique élégante, soignée et classe là où beaucoup ont baissé les bras ? Depuis 2014, des gens comme Linda Perhacs et David Crosby démontrent que les miracles existent encore (Oui Neil Young, on sait, on ne t'oublie pas mais c'est différent, toi tu as toujours été là, et heureusement d'ailleurs).

Et puis il y a Capitol sur ce disque, presque 7mn où le vieux lion se réveille pour pousser une gueulante vis à vis de la politique américaine et du fait que le vote ne sert finalement à rien quand on voit le résultat avec Trump. Charge jouissivement salée et méchamment réjouissante.


(...) They come for the power for power they stay

And they will do anything to keep it that way
They will ignore the constitution
And hide behind the scenes
Anything to stay a part of the machine
And you think to yourself
This is where it happens
They run the whole damned thing from here
Money to burn
Filling up their pockets
Where no one can see
And no one can hear
And the votes are just pieces of paper
And they sneer at the people who voted
And they laugh as the votes were not counted
And the will of people was noted
And completely ignored (...)


Depuis son retour en grâce en 2014, l'artiste a livré des disques à doses régulières (là où auparavant on devait attendre un disque par décennie suivant l'état physique du musicien) et surtout de bons disques qui, s'ils ne sont pas des révolutions sonores en l'état, font plaisir du point de vue mélodique, témoignant d'une créativité plus que florissante. Et Skytrails ne démérite pas, il fait lui aussi plaisir.

jeudi 30 septembre 2021

John Coltrane : Transition

 


"Transition", voilà au moins un album qui mérite bien son nom. Le cheminement menant à ce disque commence en 1965, quand Bob Thiele propose à Coltrane d’enregistrer une reprise de "Feeling good", un standard devenu célèbre grâce à la voix de Carmen McRae. Enivré par la tonalité très anglaise de la composition, Tyner tricote une introduction à faire rougir les plus grands compositeurs de musique classique. Suite à cette fine mise en bouche, Trane déploie un chorus bouleversant dont l’impact est décuplé par la frappe sismique de Garrison. Sur la première partie du titre, Coltrane se contente de suivre le thème central, avant de progressivement s’en éloigner. Attaché pour la dernière fois à un langage tonal traditionnel, il commence toutefois à recourir à ce registre rehaussé qui ne cessera de se radicaliser par la suite.

"Feeling good" fut malheureusement trop vite oublié, sa mélodie ne ressortant des tiroirs que pour être massacré par Muse. L’intensité de sa seconde partie annonçait pourtant une radicalité qui pousse ses premier cris sur "Transition". Ce virage s’ouvre sur le morceau titre, qui montre un quartet dépassé par la nouvelle lubie de son leader. Encore englué dans une routine confortable, le trio Tyner, Garrison et Jones concocte un motif autour duquel Trane est censé tourner. Mais notre homme n’est pas un volatile dont on programme le parcours. Après avoir rapidement contourné ce décor trop banal, il abandonne vite cette voie trop toute tracée.

Coltrane s’embarque alors dans des figures plus périlleuses, joue sur les dissonances de son chorus pour trouver le chemin d’une nouvelle intensité. Fasciné par cette nouvelle voie, Tyner se met lui aussi à produire un jeu plus explosif. Si il a encore besoin de quelques vieux repères, le pianiste invente tout de même un son strident accentuant l’agressivité du swing coltranien. Effrayé par une telle démonstration de force, Jones martèle ses futs comme une bête folle. Rendu presque inaudible par cette furie collective, Garrison se contente d’entretenir un discret écho. Quand le motif d’introduction vient clôturer ce bombardement, il semble contaminé par sa rage stridente.

Le pas vers ce que les journaux nommèrent la new thing n’est pas totalement franchi, mais "Transition" met clairement un pied dans l’univers initié par Ornette Coleman. Comme pour se faire pardonner de son attaque envers les vieilles institutions, Coltrane redevient pendant quelques minutes le musicien apaisé de "ballads". Le plaisir est alors immédiat, son souffle, allié à la finesse mélodique de Tyner, caressant nos tympans avec une douceur inimitable.

Puis vient "Suite", une fresque en cinq actes où Coltrane présente les piliers de sa religion. Représentant le cheminement spirituel de ce dévot sans dogme, "Suite" cache d’abord sa radicalité derrière un apaisement de façade. Passées les premières minutes, le saxophoniste s’engage sur les chemins les plus tortueux. Après une introduction aux airs de ballade, le ton mélodieux de Tyner est pris d’assaut par les chorus de plus en plus dissonants du saxophoniste. Pour apporter un peu de sérénité à un affrontement de plus en plus tendu, Garrison baigne ce chaos dans un bourdonnement méditatif. Arrivé au summum de son intensité, Coltrane finit par laisser le bassiste construire un entracte harmonieux. Il reprend ensuite les choses là où il les avait laissées, son énergie exaltée lui faisant progressivement oublier toute préoccupation harmonique.

Enfin libre, Coltrane laisse s’exprimer toute sa virtuosité dissonante, crée le big bang donnant naissance à sa nouvelle planète. Les percussions de Jones et le bourdonnement entretenu par Garrison le poussent ensuite dans ses derniers retranchements. L’auteur de "A love suprem" se débat alors avec la force redoutable d’une bête blessée. Le déchainement se clôture sur un chorus qui semble nous passer la pommade.

"Transition" n’est pas un album parfait, loin de là. La nouvelle voie choisie par Coltrane déconcerta tout le monde, à commencer par ses musiciens. Ce qui fut un quartet uni ressemble sur certains de ces titres à deux entités tentant d’imposer leurs visions. D’un côté, Coltrane se montre résolu à en finir avec ses vieux repères, qu’il trouve désormais gênants. De l’autre, le reste du quartet tente désespérément de le ramener vers ses vieux totems, pour éviter de se noyer dans le torrent déchainé de ses chorus dissonants.

« Tout progrès est précédé par une forme de décadence » disait Frank Zappa. Si l’on juge "Transition" d’un point de vue traditionnel, c’est un échec cuisant. La cohésion du groupe a disparu, ce qui fut une beauté spirituelle a fait place à un chaos dissonant, et même Coltrane semble parfois ne pas savoir où il veut en venir. Mais le recul actuel nous permet de voir dans ces explorations désordonnées une façon de tracer un nouveau chemin. Sans être totalement free, Coltrane se libère ici de ses dernières chaines pour développer une spiritualité plus intense.

Reste à savoir si ceux qui se montrent si frileux sur cet album pourront suivre cette voie sur les disques suivants. Une chose est sûre, le quartet des années précédentes est définitivement mort.               

mercredi 29 septembre 2021

Un retour inespéré : David Crosby - CROZ (2014)

 


En 2014, il nous revenait de loin le père Crosby.

A 73 ans alors, il aura donc quasiment tout connu dans sa vie.
La perte de proches, une addiction à la cocaïne, un fils abandonné et placé en orphelinat qu'il ne retrouvera que bien plus tard dans les années 90... Citons aussi pour celui qui fut l'un des amants de Joni Mitchell et un musicien exemplaire avec Stephen Stills, Graham Nash et Neil Young (d'où Crosby, Stills and Nash -- CSN-- ainsi que la seconde mouture Crosby, Stills, Nash and Young, --CSNY), un diabète dangereux ainsi qu'une passion trop prononcée pour les armes à feu à un moment de sa vie qui l'emmènera directement passer quelques années en prison.

En 2014, David Crosby, "Croz" pour les intimes est donc un vieux sage qui se faisait plaisir et nous sortait un album venu de nul part au moment où on ne l'attendait plus.

Et quand je dis qu'on ne l'attendait plus, c'est bien parce que visiblement plus personne ne misait sur le vieux cheval, public comme producteurs et musiciens. Mais l'avantage d'avoir sa vie derrière soi c'est qu'en plus de l'expérience, on a plus rien à perdre. Alors David Crosby qui a toujours sa voix d'ange (sans doute moins puissante qu'hier, elle semble chuchoter, apportant une magie qui ne s'est jamais perdue en cours de route) prend sa guitare, et se met à composer avec ce fils retrouvé qui a maintenant une femme et une fille. Une expérience intimiste en famille qui prend encore plus de sens vu que c'est Django Crosby, un autre rejeton de l'honorable sage qui s'occupe des photos (la pochette et une dans le volet dépliant du cd). Et même composé avec les moyens du bord (guitare et pro-tools) on peut toutefois compter sur un coup de main de Mark Knopfler (Dire Straits) ainsi que Wynston Marsalis pour enrober le tout de notes plus que gracieuses.

Et la magie opère.
Si je vous dis qu'il s'agissait pour moi de l'un des plus beaux et meilleurs albums de 2014, me croyez-vous ?

Avec Croz, on est de retour dans les 70's, presque.
Certes, ce n'est plus le chef d'oeuvre de folk-rock de 1971, If I could only remember my name (dans mes albums préférés et indispensables...) mais c'est quand même d'un bon niveau.
Très bon niveau même puisque presque rien n'est à jeter. Tout au plus aurais-je un peu de mal avec la composition un peu "rock-fm", "dangerous night" mais c'est de qualité.

De quoi parle Croz ? 

Du temps qui passe et de ce qu'on a vu filer sans y faire attention dans What's broken. Du fait que les gens vous oublient mais que la vie continue avec Holding on to nothing où Marsalis glisse quelques notes merveilleuses en clair-obscur. Du fait que plus que jamais la radio (d'où le titre éponyme enlevé et énergique, Radio) permet aux gens de découvrir de belles choses.

Slice of time (probablement mon titre préféré de l'album) revient sur ce temps qui s'enfuit et où parfois les photos peuvent être les rares preuves de "ce qui a été". Set that baggage down nous ramène directement au temps de Crosby, Stills, Nash & Young, semi-rock basé tant sur les arpèges de guitares que le mélange harmonieux des voix propre aux 70's avec cette touche qui rappelle aussi le premier album de Crosby. Dire qu'en 71, le musicien contemplait les dernières illusions hippies brûler sur fond de coucher de soleil en se demandant quel était son nom, état des lieux plus que paumé. Son nom, dorénavant il l'a retrouvé, il peut le prononcer ici. 

If she called raconte l'histoire de cette prostituée que Crosby, alors en voyage en Belgique en hiver, aperçoit en face de l'autre côté du café où il est, dans la rue. Les paroles décrivent très bien cette attente qui tourne au vide, le fait que personne ne passe, la brûlure du froid qui s'impose, un bus qui passe et éclabousse un homme là-bas et la jeune fille qui un instant sourit. Pas besoin d'en faire des masses, Crosby chante juste accompagné de sa guitare et d'un autre guitariste et comme l'ensemble du disque, c'est beau, mélancolique mais jamais déprimant car résolument tourné vers une énergie intérieure et le besoin d'aller de l'avant.

Un disque que l'on réécoute régulièrement comme on cultiverait son petit jardin secret...

Black cat bones : Barbed Wire Sandwich

 


Lors d’une conversation, je me surpris en affirmant « Clapton ne joue pas le blues , il se donne un style ». Cette affirmation me vint comme une conclusion logique à un long échange sur le blues anglais. Pour expliquer ce que certains risquent de voir comme un blasphème , revenons un peu en arrière . Nous sommes dans les studios où le label Deram enregistre le premier album des Bluesbreakers avec Eric Clapton. Dans cette pièce mythique, le guitariste tricote les solos qui lui valurent le surnom de Dieu. Telles deux araignées hystériques, ses mains subtiles tissent la grande toile du blues anglais. Bien sûr, cette musique ne se résuma pas à ses enchainements fulgurants, mais ceux-ci symbolisaient la limite qui forgea son génie.

Clapton fut un puriste condamné à devenir le chantre du progressisme musical, un dévot contraint de réinventer son dogme pour pouvoir le respecter. A la puissance virile de ses modèles de Chicago, « God » répondait par une énergie orgiaque et vindicative. Contrairement à ce que beaucoup répètent bêtement, l’homme n’a pas inventé la guitare solo. BB King partait déjà dans de ferventes envolées lyriques quand son disciple n’était qu’un bambin. En revanche, Clapton fut un des initiateurs de ce son qui fit swinguer Londres.

Il faut d’ailleurs s’être promené dans les rues de cette ville pour comprendre ce qu’est le blues anglais. Rasée par les bombes allemandes, la ville dégage pourtant une authenticité fascinante. Dans certains quartiers, on a l’impression que les maisons sont là depuis des siècles, les nazis ayant détruit le corps de certaines rues sans broyer leurs âmes.  Puis vous arrivez dans une allée où les écrans géants vomissent leur propagande capitaliste, où un magasin Disney trône à quelques encablures d’un McDonald. Londres permet à une fausse authenticité plus vraie que nature de côtoyer la modernité la plus froide et agressive.

Le blues anglais suit un principe assez similaire. Contrairement à leurs modèles, les Keith Richards, Eric Clapton et autres Pete Townshend ne connurent pas les peines cruelles et les joies sauvages de leurs idoles américaines. L’admiration qu’il leur porte est comme les façades de certaines maisons anglaises, elle leur donne une certaine authenticité, tout en leur permettant de la mêler à quelque chose de plus novateur. Black Cat Bones nait au milieu de l’éruption du swinging London , en 1966.

Le groupe fait ses premières armes dans le circuit des pubs londoniens. Là, au milieu d’une horde britannique qui n’a pas volé sa réputation de bon buveur, Paul Kossof posa les bases d’un des plus beaux swings de l’histoire de la pop anglaise. Le guitariste maitrisait cet art cher à Keith Richards, cette façon de laisser les notes raisonner jusqu’à ce qu’elles soient gravées dans le cerveau de l’auditeur.  Il déployait également cette incroyable puissance sonore, énergie hargneuse qui ne manqua pas de fasciner Lynyrd Slynyrd.

La notoriété de Black cat bones finit par arriver aux oreilles de Mike Vernom , un producteur devenu une légende après avoir découvert les Bluesbreakers. Si Paul Kossof est déjà parti fonder Free, le producteur n’en est pas moins impressionné par la puissance de ce redoutable bombardier qu’est devenue Black cat bones. Les musiciens ont passé les années précédentes à ferrailler dans plusieurs formations anglaises et américaines, ont affuté leur mojo au contact du blues boom britannique. A une époque où cette musique se lança dans un irrésistible fuite en avant, l’objectif de Black cat bones devint clair : jouer le blues le plus percutant de l’histoire de la pop anglaise.

Sorti en 1969 , Barbed wire sandwich suit la voie radicale initiée par Led Zeppelin. Paradoxalement, l’album troque les violentes saccades du groupe de Jimmy Page contre une fluidité implacable. Le swing de Black cat bone coule avec la fluidité du fleuve Mississipi , c’est une tempête qui ne sort jamais de la voie que les musiciens ont tracé , un torrent menaçant ne débordant jamais de son lit. On pense encore à Led Zeppelin quand le batteur mouline comme un fou pour imposer son rythme. Suivant son modèle, la guitare décuple l’écho de ses percussions à coup de riffs menaçants.

L’excentricité anglaise brille ensuite le temps de quelques solos spectaculaires. Le blues est ici une force fondatrice, le cœur nucléaire d’une nouvelle énergie rock. S'il était sorti un an plus tôt , Barbed wire sandwich aurait été salué pour ce qu’il est , c’est-à-dire un impressionnant morceau de bravoure blues rock.   

Mais, en 1969 , Led Zeppelin parut plus innovant , les premiers virtuoses du rock progressif se montrèrent plus raffinés , et Black cat bones étouffa entre ses deux courants majeurs. On ne peut pourtant parler du blues rock anglais sans avoir entendu l’énergie juvénile de ces losers magnifiques.