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jeudi 23 septembre 2021

Le déni magnifique : The Doors - "Other voices" (1971)

 




En mars 1971, Jim Morrison, chanteur et visage indissociable des Doors, donne une copie de son anthologie de poèmes "The lords and the new creatures" aux membres des Doors, l'organiste Ray Manzarek, le guitariste Robby Krieger et le batteur John Densmore, puis leur dit "au revoir" avant de se barrer vers Paris. Habitués à ses nombreuses escapades, le groupe se remet tranquillement au travail et commence à composer très vite de nouvelles chansons. Ce qu'ils ne savent pas encore, c'est qu'ils ne le reverront plus du tout.


"When Jim went to Paris, we continued writing, putting songs together, thinking he would be back at some point." (Robby Krieger)


De fait, les Doors travaillent d'arrache-pied pour que tout soit prêt pour que Jim puisse poser ses textes et sa voix sur la musique de Krieger et Manzarek, éminentes têtes chercheuses de mélodies qu'on a souvent oubliées derrière la face d'ange de Morrison. Quelques échanges enjoués au téléphone avec Jim complètent le tout, surtout dans l'idée de continuer de faire des chansons blues comme sur la voie (voix !) précédemment prise sur Morrison Hotel et surtout L.A Woman.


"Jim evidently liked the idea of going out and winging it. But I don't think he would have committed to it in the long term" (Jac Holzman, fondateur du label Elektra)


Jim Morrison meurt à Paris le 3 juillet 1971. 
Quand les Doors apprennent la nouvelle alors qu'ils sont en train de composer dans leur studio, personne n'y croit alors. "Robby and I were like, "No, Jim is drunk and moved to Haiti"... I don't think I fully assimilated it for many years." (Densmore)

La musique devient alors le refuge et l'unique moyen de nier la disparition du leader pour essayer d'avancer.


Le groupe peut-il alors renaître ? 
La couverture montrant les trois survivants est un parfait instantané des Doors sur l'instant : hébétés, hagards, surpris, un peu inquiets. Mais les chansons sont faites, l'album est pratiquement prêt à sortir et être défendu. Le groupe n'a pas le temps de choisir un nouveau chanteur et de plus, l'entente entre eux à toujours été très fusionnelle. Alors introduire une nouvelle tête comme ça si vite ? Ce seront Manzarek et Krieger qui chanteront, n'en étant pas à leur coup d'essai puisqu'ils assuraient déjà de temps en temps les choeurs en support de Morrison dès les débuts du groupe. D'ailleurs Manzarek disposant d'une voix chaleureuse et presque Morrisonienne chantera lui-même sur ses albums solos à la manière du regretté Jim, et il suffit d'écouter un Golden Scarab (1974) mystique (concept album basé sur la mythologie Egyptienne il faut dire) pour en être plus que convaincu.

Surprise au final.


Parce que la mort inattendue de leur leader n'a pas empêché les Doors restant de composer un très bon album. Oui, il n'y a plus la voix profonde de Jim. Mais il reste les mélodies et là, on touche au bonheur bien souvent tout le long puisque tout est agréablement d'un assez bon niveau.

Il y a même 2,3 titres plus que sublimes qui se dégagent immédiatement du lot.
En témoigne ce Ships w/ sails de 7mn30, épique, aventureux et rêveur, grand morceau fascinant qui rejoint sans mal le panthéon des autres compositions fabuleuses de nos chères portes ou ce Hang on to your life final, énergique et débridé comme si les Doors voulaient conjurer une dernière fois Jim de s'accrocher, de revenir du monde des morts. Hélas.

Finalement les Doors en avaient encore sous le capot, sauf que l'aventure s'arrêtera cette fois définitivement à l'album suivant.

MAROUSSE : L'heure H (1996)

 

L'heure H (ami lecteur, saurais tu retrouver le jeu de mot qui se cache dans le titre !!??) est le deuxième album de Marousse, sorti en 1996 et dont la chanteuse, Marina, est à la fois la sœur d'un membre de la Mano Negra et également la cousine de Manu Chao chanteur et leader emblématique de ce même groupe d'où une proximité quasi naturelle avec la "Main Noire".
Le groupe propose de fait un cocktail mélangeant du rock alternatif, du ska, du punk et de la salsa : autant dire que c'est festif (aussi bien la musique que les textes d'ailleurs) et c'est assez représentatif d'un certain rock français des années 90 ; parfois un zeste de pop mais pas trop et une très belle ballade. Marousse se rapproche aussi un peu de Superbus, en mieux, avec le côté pop commercial en moins et surtout une excellente section cuivres qui donne une autre dimension.
La voix est bien en place, tout à fait accrocheuse voire même délicieuse et elle apporte incontestablement un plus aux compositions.
L'heure H est un bon album, sans grande prétention artistique mais c'est une belle réussite avec pleins de bons titres qui font mouche : "Ma planète" (totalement irrésistible avec son tempo plus rapide, presque punk), "Le Tour", "L'heure H", "Tous les chevaux" (et son sublime refrain) , "Les Vestes de survet" (assez marrante et qui finit l'album en apothéose), "La voyante" avec une pointe d'électro...
Sur « Hey Jack » on a plus d'influences reggae ; de même que sur « Alamer », reggae/salsa, où prédominent des cuivres bien en place, ambiance "Made in Caraïbes" assurée !
« Grand loustic » est un formidable hommage aux "anciens" et notamment au grand père de Marina, anarchiste espagnol, une belle ballade (la seule), pleine de poésie, nostalgique et très émouvante.
Juste un petit bémol sur deux ou trois titres sur lesquels j'accroche moins notamment « Moulin rouge ». Mais sur 14 morceaux le ratio est plus que positif. 
Et puis tout en évoluant dans un cadre musical que j'ai défini plus haut le groupe sait varier les morceaux et de fait les titres sont suffisamment différents les uns des autres pour apporter une diversité bienvenue et pour alterner les ambiances, ce qui n'est malheureusement pas toujours le cas avec d'autres groupes dont l'univers est assez proche de Marousse. 
Bref on ne s'ennuie pas une seconde ! Et franchement il n'y a pas mieux pour commencer la journée avec la pêche et la banane.
A tous les fans de la Mano Negra, mais de manière plus générale à tous ceux qui comme moi ont grandi avec le rock alternatif festif des nineties, vous pouvez sans hésiter aller jeter une oreille sur cet album qui devrait vous plaire ; et plus généralement "L'heure H" un album vraiment sympa à écouter pour les adeptes de la "fusion" rock/ska/salsa.
Et encore un album français de bonne facture qui aurait dû largement davantage cartonner. Le monde du rock est parfois bien cruel !

mercredi 22 septembre 2021

John Coltrane : The John Coltrane Quartet plays


Sorti en 1965, "The John Coltrane Quartet plays" est un adieu aux vieux repères de son auteur. Devenu maître des rythmes modaux, reconnu comme un brillant inventeur de structures harmoniques, Coltrane songe alors à se débarrasser de ses vieux totems. Cet album est en quelque sorte la dernière danse qu’il offrit à ses anciennes muses. De par son ton apaisé, l’album semble prolonger la douceur de "Crescent". En ouverture, Tyner imprime un de ces mantras majestueux dont il a le secret, bâtit le socle que son saxophoniste élargit de ses chorus aériens. On retrouve ici le procédé modal qui fit la gloire du saxophoniste lors de la sortie de "My favorite things".

Comme ce dernier, "Chim chim cheree" est une reprise d’un air populaire, plus précisément du générique de Mary Poppins. Tyner martèle d’abord le thème central avec rigueur, Coltrane entonnant ensuite la mélodie avec un entrain fidèle à la version originale. Progressivement, le saxophoniste trouve dans ce standard de nouveaux territoires à explorer. Ayant perçu l’émotion transmise par cette composition, Trane la restitue dans son propre langage. Il modifie ainsi la forme de l’œuvre sans en corrompre l’essence. Coltrane s’approprie ainsi l’œuvre tout en respectant l’inspiration de son auteur. Vient ensuite "Brazilia", dont l’architecture alambiquée est inspirée par les constructions modernistes soviétiques.

Jones entasse ses percussions telle une grue dépassée par la complexité de la construction qu’on lui demande de bâtir. En chef de travaux concentré, Coltrane dessine les plans de ses vertigineux grattes-ciel. Après le premier immeuble, le quartet bâtit le premier quartier, puis enrichit la ville ainsi créée de somptueuses bâtisses. Une fois le décor planté, les premières traces de vie apparaissent au milieu de ses allées. Tyner semble exprimer l’agitation de cette grande métropole, ses accords s’élèvent comme des arbres apportant un peu de sérénité à ce décor agité. Tel un grand architecte, Coltrane organise la vie de ce petit monde. Une fois son environnement dessiné, il cherche à en modifier les formes, épaississant et affinant les murs sans trahir l’esprit qui guida leurs constructions.

Sur "Nature boy", il s’offre de nouveau les services de deux bassistes. La vibration de leurs cordes remplit tout l’espace, on retrouve ainsi le bourdonnement méditatif d’"India". Tyner et Jones se font alors discrets pour laisser le duo de bassistes explorer des paradis inconnus. Le saxophone s’enroule dans la voluptueuse étoffe qu’il tricote, s’y contorsionne comme un serpent en pleine mue. Les basses finissent d’ailleurs par abandonner ce gracieux reptile pour explorer de nouveaux territoires. L’inventivité des bassistes est telle que Coltrane les laisse clore le titre sur un final paranoïaque.

Redevenu le seul maitre du swing, Garrison lance "Song of praise" sur une vibrante mélodie arabo-andalouse. L’ampleur de ses accords forme un hôtel prêt pour l’arrivée du prêtre d’une religion inconnue. Enfilant de nouveau les habits d’apparat qui furent les siens sur "A love suprem", Coltrane s’embarque dans une bouleversante célébration du sacré. C’est une autre prière dont les hommes de toutes confessions peuvent sentir la profondeur, un dogme universel et bouleversant. Quand les dernières notes de ce titre s’éteignent, on ne peut que se réjouir d’avoir redécouvert pendant quelques minutes une profondeur que l’on croyait unique.

"The John Coltrane Quartet plays" condense tous les décors que son auteur a explorés pendant cinq glorieuses années. Véritable générique de fin d’un film aux décors foisonnants, il permet à son auteur de célébrer une terre qu’il s’apprête déjà à quitter.        

lundi 20 septembre 2021

John Coltrane : Ascension

 


Nous étions en 1965, au festival jazz de Juan les Pins. En France, "A love suprem" venait juste de sortir et le public français est resté bloqué à l’exotisme modal de "my favorite things". Coltrane a pourtant décidé de jouer "a love suprem" en entier devant un public qui n’en connait pas une note. Le concert commença, le saxophoniste explora rageusement les décors qu’il créa quelques semaines plus tôt, quand une tension s’installa. Comme perdu dans le labyrinthe construit par son leader, Jones ne sut quelle direction prendre. Frustré par sa propre incompréhension, il massacra sa batterie avec la force du désespoir. Pour le suivre, Garrison s’arracha les doigts sur sa basse, tira ses cordes avec la violence et la panique d’un archer protégeant un fort assiégé. Comprenant qu’il ne pouvait plus réfréner les emportements de Coltrane, Tyner se laissa posséder par la même rage tonitruante.

Malgré tous les efforts de ses musiciens, Trane sentit bien qu’un fossé se creusait entre lui et ses fidèles serviteurs. Sa colère s’exprima alors dans un jeu de plus en plus rugueux, un cri de rage d’une violence inédite. Le concert de Juan les Pins montra surtout le rapport ambigü que le saxophoniste entretint désormais avec son groupe. Il restait profondément attaché à la puissante rythmique de Jones, admirait toujours le swing classieux de Tyner, mais il aimerait emporter leur talent dans d’autres contrées. A peine un an après le concert qu’il vient d’effectuer, Ornette Coleman enregistra son fameux "Free jazz", donnant ainsi un nom à une révolution qui couvait depuis plusieurs mois. Dans son sillage, Archie Shepp posa les bases de son swing militant, Sun Ra partit bâtir son œuvre spatiale à New York.

Si ce dernier se fit un nom dans l’underground New Yorkais dès 1960, son œuvre ne se libèra totalement des repères traditionnels qu’à partir de 1964. Son Arkestra sortit alors "Other plane out of there", un album dont la folie tonitruante n’a rien à envier au plus connu "Free jazz". Coltrane a bien sûr entendu les dernières folies de l’astro black et fut fasciné par le souffle de John Gilmore. C’est en partie grâce à son influence que Trane a musclé son jeu. Il fut conscient qu’une bonne partie de l’avant-garde qui le fascinait désormais n’aurait pas enregistré une note sans lui, mais il comprit aussi qu’elle était en train de le dépasser. Parallèlement à ces réflexions, il repensa au grand big band de jazz. Contrairement à ce qu’affirment certains commentateurs caricaturaux, ces formations n’étaient pas des constructions rigides étouffant le talent des solistes. Leurs leaders prenaient au contraire soin de mettre en valeur chaque musicien, le temps d’une improvisation bien  placée.

Coltrane eut alors l’idée de réinventer cet exercice, de créer une sorte de big band free jazz, une formation où chaque musicien s’embarquerait dans des chorus libres. Pour combler les faiblesses de son quartet, il s’entoura de deux souffleurs d’élite : Archie Shepp et Pharoah Sanders. A ce trio vint s’ajouter Freddie Hubbard, un ex bopper entré dans le monde de l’avant-garde en participant à l’enregistrement de free jazz. S’ajoutèrent ensuite à ces figures de proue l’alto John Tchicai, le trompettiste Dewey Johnson, l’alto Marion Brown et bien sûr le trio Jones / Tyner / Garrison.

Comme l’annonce son titre, "Ascension" voit le dieu Trane quitter la terre de ses contemporains. Avec son big band, il donne une nouvelle version du procédé chaotique de Free Jazz. Si la composition de 40 minutes qui constitue le seul titre de l’album contient bien une base harmonique, celle-ci n’existe que pour servir d’épicentre à une série d’éruptions mystiques. Grand timonier du swing, Coltrane libère ses musiciens des chaînes que les chefs d’orchestres ont trop souvent tendance à leur mettre. Réalisant l’utopie de l’homme nouveau, chacun se met alors spontanément au service de l’intérêt général. Chaque individualité s’épanouit ainsi sans nuire à ses partenaires. Ce qui ressemble d’abord à une effrayante cacophonie s’avère être une harmonie où l’individu et le collectif ne font plus qu’un.

Alors bien sûr, une telle audace ne put que passer pour un suicide commercial. Elle ne manqua d’ailleurs pas de faire fuir le grand public ameuté par la beauté universelle de "A love suprem". Mais Coltrane avait besoin de ce sabordage pour se réinventer.

Trop aliénés par leurs logiques individualistes, nombreux sont ceux qui ne virent dans "Ascension" qu’un amas de notes irritantes. Cet album ne se réduit pourtant pas à la somme de ses prestigieuses individualités, c’est au contraire la communion de Trane avec ses fils spirituels. Pour comprendre une telle musique, il faut se laisser submerger par sa transe méditative, s’immerger totalement dans ce chaos free. On se rend alors compte que, si elle change de forme, la puissance spirituelle de "A love suprem" rayonne toujours ici.      

dimanche 19 septembre 2021

John Coltrane : Om

 


Depuis quelques mois, un vent de révolte souffle sur l’Amérique. Refusant de mourir dans une guerre absurde au Vietnam, la jeunesse manifeste sur fond de rock et de protest songs dylanniennes. Cette époque est d’abord guidée par un désir de libération. Libération des corps par la promotion de l’amour libre, libération des hommes par le pacifisme et le rejet de toutes formes de bigoterie, libération des esprits grâce à une substance promue par Aldous Huxley et les Merry Prankers. Ces derniers diffusent ce poison magnifique dans toute l’Amérique, les mélodies et les hommes changeant radicalement après leur passage.

Dans le studio où enregistre Coltrane, un musicien distribue la précieuse pilule à chacun de ses collègues. Trane s’était promis de rester sobre, et avait tenu sa promesse de la fin des années 50 à ce jour. Mais l’on racontait déjà que cet acide poussait les musiciens vers des contrées inconnues, les incitait à produire des mélodies surréalistes. De plus, le LSD avait une image moins glauque que l’héroïne, le folklore spirituel qui l’entourait ne pouvant qu’attirer l’auteur de "a love supreme". Pour coller aux délires mystiques de son époque, le saxophoniste concentra ses improvisations autour du "Om" hindou. Déclamées par des dévots indiens, ces deux lettres représentent pour eux la vie, sa continuation et sa fin.

La mélodie qui introduit "Om" est douce, d’hypnotiques percussions indiennes accompagnant la procession de Jones. Une inquiétante déclamation fait progressivement monter la pression, avant que le Om crié telle une secte barbare n’ouvre la voie au chaos. S’ensuit un long trip tonitruant, un déchainement révélant le jeu plus abstrait de Coltrane. Comme le disait Huxley dans "Les portes de la perception", le LSD détruit toutes les œillères mises en place par l’éducation, ramène l’homme à son innocence originelle. Le monde lui apparait alors dans toute sa merveilleuse complexité. Les musiciens expriment cette complexité aussi inquiétante que fascinante dans une transe agresssive.

Mettant en musique le principe de l’écriture spontanée cher à Burroughs, l’orchestre se laisse guider par ses visions surréalistes. Tyner se déchaine sur une série de motifs paranoïaques, les cuivres hurlent comme des âmes damnése, Jones fait battre sa rythmique tel le cœur d’un homme sur le point d’être sacrifié sur l’autel d’un rite barbare. Violente transe parano, célébration chargée de toutes les révoltes de son époque, "Om" est un ovni musical que même son auteur eu du mal à comprendre. Quand il écouta le résultat des séances, le saxophoniste eu l’impression d’entendre un autre groupe. Effrayé par ce qu’il vit comme un insupportable chaos sonore, il refusa de publier les bandes. Il fallut donc attendre 1967 pour découvrir le fruit de ces explorations surréalistes. Cette sortie fut sans doute plus motivée par l’envie de surfer sur la vague psyché que par une quelconque préoccupation artistique. "Revolver" et le premier album du "13th floor elevator" sortirent en effet quelques mois plus tôt.

"Om" prouve que, avant que le rock ne commence à planer, Coltrane avait déjà porté le jazz vers ces contrées qu’il ne retrouvera jamais. Inventant une musique que l’on peut nommer jazz psychédélique, Trane parvint à exprimer l’inexprimable, à décrire l’hallucination dans laquelle ses contemporains s’embarquaient. Pour ça, il n’hésita pas à oublier toute notion d’harmonie, à faire voler en éclat les barrières le maintenant dans sa prison terrestre. Il en résulte l’œuvre la plus abstraite de sa carrière, une expérience qu’il faut entreprendre en oubliant tout ce que l’on sait. Et c’est bien pour cela que "Om" est aussi fascinant, il nous donne l’impression de renaitre.

Il faut célébrer ce genre de petits miracles, ils sont trop rares pour être oubliés.            

vendredi 17 septembre 2021

John Coltrane : Kulu Se Mama

 


Sorti en 1967, "Kulu se mama" est le dernier album paru alors que son auteur était encore en vie. Pour l’occasion, Juno Lewis vint offrir ses services de prédicateur africain. Sa performance ici est impressionnante, ses complaintes semblant porter toutes les peines et tous les récits glorieux issus du berceau de l’humanité. Le morceau titre semble remettre un peu d’ordre dans le chaos angoissant de "Om". Les visions paranoïaques engendrées par l’acide font ici place à une célébration fervente du mysticisme africain. Sur l’introduction de l’album, les percussions forment une jungle que le chant parcourt avec la grâce d’un chasseur zoulou. Moins torturé, le chorus coltranien multiplie les dissonances sans troubler la quiétude de ce décor. Les incantations du chanteur répondent ensuite aux cris du saxophone dans une nouvelle transe voodoo. Tyner martèle alors un motif hypnotique, épicentre autour duquel percussions et cuivres forment une danse tribale.

"Virgil" s’ouvre ensuite sur un puissant solo de batterie, où les roulements de tambours bestiaux introduisent le premier chorus de Coltrane. Datant de la période "Mutation", le titre est porté par un duo saxophone / batterie presque traditionnel. Les percussions forment une base souple, autour de laquelle Trane tricote ses harmonies dissonantes. On retrouve ainsi le procédé d’élargissement du cadre modal, qui fit la grandeur de l’album "Mutation". "Welcome" porte le nom de la ville voisine de celle où Coltrane passa son enfance. Plongé dans ses souvenirs nostalgiques, il retrouve la simplicité gracieuse de l’album "Ballads". Oubliant ses complexes calculs avant gardistes, il allonge ses notes sur un ton harmonieux, semble chuchoter sa mélodie tel Miles Davis plongé dans les abysses méditatifs de "flamenko sketches". Derrière lui, Tyner met toute son âme dans chacune de ses notes cristallines.

L’écho de ses rideaux de notes sonne comme un profond requiem, comme si le pianiste sentait qu’il atteignait une telle splendeur pour la dernière fois. Il déverse alors toute cette nostalgie refoulée depuis "Transition", exprime sa joie de quitter la torture du free, tout en étalant son émotion vis-à-vis d’un passé qui lui manque. "Kulu se mama" clôt un parcours commencé à Seattle, avant de trouver son âge d’or au milieu des utopistes californiens. Ainsi s’achève le dernier cycle coltranien, ses derniers albums étant une série d’expérimentations plus ou moins radicales.

De la production posthume du saxophoniste, j’ai décidé de ne retenir que les albums construits et approuvés de son vivant. La coda que je vous propose commence donc par "Meditation".

jeudi 16 septembre 2021

Tool : 10,000 Days (Poésie instrumentale)




Il est de ces œuvres dont vous ne pourrez jamais analyser objectivement la qualité, tout simplement parce qu'elles sont devenues des parties de vous, des moments inoubliables de votre existence. Pour moi c'est le cas avec Tool, et l'album "10,000 Days" qui m'a introduit à l'univers du groupe. C'est simple, j'ai redécouvert avec ce chef-d'œuvre ce que voulait dire le mot musique.
On est en 2006, soit presque 5 ans après le monstrueux "Lateralus" : l'agressivité et l'atmosphère angoissante des deux premiers albums ne sont plus les mêmes, la qualité de composition a atteint des sommets, et toujours au plus profond de l'expérimentation de leur art (qui leur est bien propre), les musiciens du quatuor nous dévoilent ici un monument de la scène Metal, voire de la musique en général.

Tool a toujours débuté ses albums sur des morceaux agressifs, mais tellement bien réalisés qu'ils te font comprendre que ce que tu t'apprêtes à découvrir, c'est pas quelque chose d'ordinaire, que la claque que tu viens de te prendre, tu vas te la prendre pendant les 70 prochaines minutes ("Intolerance", "Stinkfist", "The Grudge"). Et ici, il ne désobéit pas à sa propre règle. L'album s'ouvre sur le titre "Vicarious" : un de mes morceaux préférés. Une intro fusionnant parfaitement le jeu d'Adam Jones et celui de Chancellor, une outro à couper le souffle (toujours dans ce groove en triolet qui marque les mimiques du groupe), le chant de Maynard toujours au top, et le jeu de Danny Carey définitivement inhumain. Ce qui est intéressant dans ce morceau, c'est son schéma de construction, vraiment étrange mais extrêmement pertinent, dans la mesure où il permet de jongler entre des parties calmes (le mot est relatif) et des parties plus violentes, sans marquer de rupture dans l'enchaînement des séquences (comme le retour progressif à l'intro au milieu du morceau). On assiste à une intro assez lente et très mélodique pour un basculement total, ou quasi-total, vers des séquences très rythmiques et assez complexes, elles-mêmes découpées par d'autres séquences plus mélodiques. Bref, "Vicarious" est un petit bijou de composition très agréable à l'écoute.

"Jambi, Jambi"... que dire sur ce morceau ultra rythmique qui lie parfaitement le jeu de Chancellor à celui de Carey, ce son de guitare d'Adam Jones simplement fabuleux (qui s'essaye d'ailleurs à un solo tout dans la sonorité et la propreté des saturations, ce qui est vraiment génial car les solos chez Tool sont quand même très peu présents) et ce chant de Maynard !!! Ouais, très très bon morceau, qui tire peut-être un peu trop sur la longueur pour ce qu'il offre, mais franchement c'est pas dérangeant.


Là vient la partie de l'album la plus difficile à aborder : "Wings For Marie (pt 1)" et "10,000 Days (Wings pt 2)". Deux morceaux qui forment un tout, 17 minutes de composition juste divine. Ce morceau est un hommage à la mère du chanteur décédée après 27 ans passés dans le coma (soit 10,000 Days). Ce morceau, c'est l'incarnation musicale de l'acceptation, de la tristesse, du regret, de l'amour : j'en ai presque les larmes aux yeux à chaque écoute, c'est juste magnifique. La basse est ultra mélodique, la guitare est moins mise en avant qu'à son habitude et sert à créer une atmosphère indescriptible, la batterie est mélodique (c'est difficile à imaginer, mais la section rythmique du morceau sans cesse en mouvement met en avant la virtuosité de Danny Carey) et le chant de Maynard... comment dire : envoûtant ? aérien ? déchirant ? Nan, juste magnifique, une voix posée sans exagérer dans les capacités vocales du chanteur, juste la beauté de la maîtrise de cette voix fabuleuse. Ce morceau, objectivement parlant, est sans doute ce qu'il m'a été donné de plus beau à écouter : un vrai mélange d'émotions.

Sans transition ou presque, le morceau qui suit est en total décalage avec les deux précédents : "The Pot". L'intro la plus efficace et la plus orginale de la carrière du groupe : le chant a cappella de Maynard juste incroyable, ce riff de basse de Chancellor ultra rythmique, avec ce groove si particulier (même quand les mesures sont en 4/4 on a l'impression que ça n'en est pas), la rentrée progressive de Danny Carey sur ses percussions, et l'utilisation parfaite des sonorités de la guitare d'Adam Jones. Le morceau est ultra rythmique contrairement aux précédents qui eux étaient ultra mélodiques. Ce morceau est juste une bombe.  

"Lipan Conjuring" : bah... c'est un interlude, donc ça mérite pas trop d'analyse, ça permet de se remettre du rouleau compresseur qu'est "The Pot", et de nous préparer aux morceaux qui viennent.

Septième et huitième morceaux de l'album : "Lost Keys (Blame Hoffman)" et" Rosetta Stoned". La définition même de ce qu'est le Metal Progressif : une structure type de morceau n'existe pas. "Lost Keys" est une longue introduction à "Rosetta Stoned" qui joue beaucoup sur les effets de saturation et de reverb sur la guitare et la basse, sympa, mais pas exceptionnel ...par contre, "Rosetta Stoned", là, c'est du lourd. 11 minutes qui t'en paraissent 3, une instru ultra lourde, massive, des passages ultra mélodiques, Keenan toujours au top et il y a un passage en particulier de ce morceau qui me fait frissonner : vers la septième minute du morceau, là où commence le bridge et le solo d'Adam Jones, la batterie et la basse sont juste bluffantes, et la montée qui nous amène au plus grand orgasme auditif de mon existence : le chant de Maynard, s'élevant au dessus de l'instrumentation parfaite des trois autres musiciens, un régal, sensation indescriptible, du génie. Ce morceau est un chef-d'œuvre, on rentre réellement dans la spirale tooliène.

"Intension" est un bon morceau, mais sans plus. La basse est très jolie, mais le plus intéressant reste ce que fait Danny Carey à la batterie : si je ne dis pas de bêtises, il s'agit d'une batterie électronique, pour le coup, qui offre un décalage radical avec ce que propose habituellement le groupe. C'est sympa, mais ce n'est pas exceptionnel, alors je ne m'attarderai pas sur ce morceau.

"Right In Two" : le morceau que je ferais écouter à quelqu'un qui me demanderait "c'est quoi Tool ?" ou "c'est quoi du Metal Progressif Psychedelic Tribal ?". D'une intro aérienne entre le riff de Jones simple, mais dont l'utilisation du delay et de la reverb est juste parfaite, et les harmonics couplées à la whamy à la basse phénoménales, vers une fin agressive, violente, avec une rythmique lourde, pour le coup vraiment "Metal". Ce morceau est la démonstration technique de Danny Carey sur l'album par excellence : solo de percussions tribales/orientales, et l'outro juste humainement inimaginable. Cela me permet d'aborder un point : la batterie dans Tool (comme la basse) est d'une créativité sans nom. Là où des groupes se contentent d'avoir une batterie pour appuyer la section rythmique d'un morceau, Tool va chercher dans l'exploitation de toutes les nuances de jeu possibles (je ne suis pas batteur, mais je pense pouvoir reconnaître un bon batteur, un batteur qui a énormément de créativité, un musicien qui n'est pas gêné par ses qualités techniques pour composer). Carey ne va pas pondre un simple blast beats (par ailleurs, il n'abuse pas de l'usage de la double-pédale, ce qui permet d'accentuer l'agressivité des sélections rythmiques lorsqu'il l'utilise) il va aller beaucoup plus loin, là où son talent de musicien juste phénoménal pourra le conduire : en clair, ce morceau est un solo de batterie de 9 minutes, et c'est cela sur presque tous les morceaux de Tool, mais celui-ci le met vraiment en avant.

Dernier morceau de l'album : "Viginty Tres". Je n'ai pas encore compris son intérêt, et je pense que je ne le comprendrai jamais, grand mystère pour moi. Certains s'accordent à dire qu'il sert à être superposé sur la première partie de "Wings For Marie", mais je ne sais pas. Peut être est-ce pour finir l'album calmement.

Car l'album est fini, et pour les fans de la première heure, il faudra attendre 13 ans avant un nouvel opus. Ce voyage ne vous laisse pas indifférent ; j'en suis ressorti avec une autre appréciation de ce qu'était la musique. Je pense que Tool est un groupe unique, qui a une vision des choses très précise, et une approche de la musique très philosophique (surtout sur les trois derniers albums). On sera toujours quelque peu bouleversé par l'expérience de l'écoute, une perception différente de ce que peut être la musique (chose qui m'est rarement arrivée avec d'autres groupes, mis à part Hypno5e). Bref, "10,000 Days" a ouvert mon troisième oeil, et m'a fait rentrer dans la spirale dont je n'ai encore su ressortir : en clair, Tool est une prison musicale qui élargit les horizons de l'agréable.