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mardi 28 septembre 2021

John Coltrane : Live at Birdland


 C’est un vestige d’un temps trop vite disparu, le foyer d’une révolution que l’on aurait voulu éternelle. Créé par Morris et Irving Levy, le Birdland fut inauguré en 1949. Situé entre les 52e et 53e rues de Broadway, la salle célébra son inauguration en accueillant le souffle irrésistible de Charlie Parker. Bird fut déjà le modèle que tous voulurent dépasser, le guide vénéré d’une nouvelle génération de jazzfans. Depuis sa prestation au Minton, les jazzmen n’avaient d’yeux que pour le gracieux volatile. Comme pour renforcer sa légende, l’oiseau jouait ce soir-là en compagnie d’un certain Thelonious Monk. Alors que Parker devint le symbole vénéré du mouvement bop, Monk resta pendant des années un génie incompris.

Dans les bars, on débattait pour savoir qui fut le véritable père du swing bop. La rumeur disait que le grand duc Ellington rendait régulièrement visite à un certain Bud Powell, histoire de lui piquer quelques harmonies. On répondait alors au porteur de cette légende infamante que ce n’était que justice, le Bud en question ayant trouvé son swing en copiant les solos de Charlie Parker. Seul Monk semblait ne devoir sa musique qu’à lui-même, mais ses multiples « fausses notes » déconcertaient le grand public. Toujours est-il que, grâce à Charlie Parker, le Birdland devint un des plus hauts lieux du bop. Suivant les traces du légendaire oiseau, Miles Davis, Charles Mingus et Dizzie Gillepsie vinrent y donner des concerts historiques.

Quelques années après cet âge d’or, Bob Thiele proposa à Coltrane d’enregistrer un second live dans ce mausolée du bop. Elvin Jones venait juste de revenir de sa cure, ce qui entraina le limogeage immédiat de son remplaçant. Présent au Birdland la nuit où Trane vint y jouer, l’écrivain Leroi Jones parla ensuite d’une musique qui aurait pu se perpétuer comme le pouls de la vie, d’une beauté ne pouvant qu’émouvoir les personnes capables de l’entendre. L’auteur mit alors le doigt sur le véritable but de la quête coltranienne : produire une musique universelle. Voilà pourquoi le swing coltranien se fait parfois spirituel, il veut séduire l’âme humaine. Par ses influences et sa beauté, sa musique a toujours cherché à rompre les barrières séparant les races et les classes sociales. Elle  veut atteindre une beauté indiscutable, une grâce parfaite.

Voilà ce que Leroi Jones perçut ce soir-là au Birdland, le début d’une quête de perfection qui aboutit à l’enregistrement de "A love supreme". "Live at Birdland" s’ouvre sur "Afro blues", une composition du percussionniste cubain Monto Santamaria. Dans un premier temps, le quartet semble découvrir cette mélodie, la joue avec un respect rigoureux. Progressivement, soutenu par la frappe autoritaire de Jones, Trane transforme le motif central en mantra exotique rappelant "My favorite things". Alors qu’Elvin Jones bombarde ses futs avec l’agilité de la déesse Vishnu, Tyner prend un premier chorus spectaculaire. Ses notes tombent avec la violence et la beauté d’une pluie de diamants, forment un rideau lumineux s’ouvrant sur la grandiose méditation de Trane.

Le saxophoniste dissémine quelques morceaux du thème central pour rassurer son auditoire. Progressivement, l’auditeur se laisse submerger par son chaos méditatif. Il suit ensuite la procession initiée par Trane sous les bombardements de Jones. Avec "Afro blue", Coltrane réinvente une nouvelle fois le jazz modal. Ses thèmes répétitifs ne sont plus des piliers dont il refuse de s’éloigner, mais des rampes de lancement pour ses explorations mystiques. Vient ensuite "I want to talk to you", un classique du répertoire coltranien issu de l’album "Soultrane".

Si le début de cette ballade donne l’impression que Coltrane inscrit ses pas dans ceux de Charlie Parker, le retour en arrière est de courte durée. Progressivement, Coltrane dépoussière son classique à coups de chorus virtuoses, drape sa berceuse dans de nouveaux tapis de sons. La partie live se clôture sur "The promise", sorte de version apaisée d’"Afro blues" où le jeu bluesy de Tyner fait encore des merveilles. Pour compléter ce demi live, deux titres furent enregistrés en studio.

"Alabama" est la réaction de Coltrane à un crime qui bouleversa l’Amérique.

Deux mois avant l’enregistrement du morceau, des membre du KKK firent sauter l’entrée d’une église noire à coups de dynamite. Quatre adolescents moururent sur le coup et une vingtaine de personnes furent blessées. Suite à la réaction de Martin Luther King, l’événement devint un nouveau symbole de la persécution subie par les noirs américains. "Alabama" rend hommage à ces victimes sur une mélodie sombre et poignante. Tout en émotion et en colère retenue, le souffle de Coltrane résonne comme les pleurs d’un peuple blessé par la plus barbare des bêtises humaines.

Après le deuil et le recueillement que l’on doit aux morts, la vie peut reprendre son cours. "Your lady" voit donc Coltrane célébrer son amour naissant pour Alice. Pendant que le rythme bat comme un cœur fou d’amour, Coltrane s’embarque dans un groove joyeux et léger. Cet épilogue doit d’abord son charme à la cohésion d’un quartet au sommet, à la symbiose de musiciens formant une entité parfaite. Véritable cerveau de ce corps d’élite, Coltrane trouve un nouvel épanouissement dans cette somptueuse enveloppe. Grâce à cette symbiose, ses engagements s’expriment sans crainte, sa virtuosité est mise en valeur par des musiciens acquis à sa cause. Plus de 10 ans après Charlie Parker , un autre saxophoniste trouva sa voie sur la scène du Birdland.

lundi 27 septembre 2021

Le Japon en feu : Herbie Hancock - FLOOD (1975)

 



"Ladies and gentlemen, would you please welcome mister Herbie Hancock !"

On imagine aisément à la présentation racée du concert et les quelques notes de piano qui s'engagent sous les doigts de fée d'Herbie Hancock juste après comment le concert risque d'être beau, élégant et joli tout le long de ces nuits des 28 juin et 1er juillet 1975 à Tokyo dans deux endroits différents de la même ville (1).

C'est une erreur trompeuse qui présage difficilement de la jouissance de folie furieuse qui va aller progressivement de morceaux en morceaux. Il faut se rappeler d'ailleurs le contexte de la carrière d'Hancock face à cet enregistrement live : en 1975, le pianiste n'est plus depuis un petit moment chez Blue Note. Sa carrière a pris un tournant électrique en 1970 avec Fat Albert Rotunda. De 1971 à 1973, il bouclait une trilogie expérimentale avant-gardiste à même d'explorer toutes les possibilités des claviers électriques dans la configuration jazz-fusion. En 1973 encore, il entamait une troisième vie dans le jazz funk bien groovy (avec une poignée de bons disques fort recommandables d'ailleurs (2)).

Herbie est donc dans un jazz-funk dynamique depuis peu mais il peut compter sur une équipe de tueurs pour le soutenir, son propre groupe, les Headhunters, qui vont l'accompagner de temps en temps avant d'avoir une intéressante carrière sans lui. On notera d'ailleurs un Bennie Maupin impérial en charge ici durant le concert de nombreux instruments (flûte, clarinette, saxophone... heureusement pas forcément en même temps).

S'il commence donc en solo seul au piano sur une scène où on l'imagine perdu dans une vaste scène noire avec un éclairage mettant juste en valeur l'homme et son instrument, dès les 6mn50 de la première piste, Maiden Voyage (3), soudain on entend d'autres instruments en renfort venu soutenir les notes de piano. L'effet est magique et l'on imagine aisément les autres points de la scène s'éclairant pour livrer la découverte de chacun des musiciens.

La seconde erreur après avoir crû qu'on aurait juste du piano solo serait de penser que le concert serait là aussi tout simple avec des musiciens de la scène jazz à côté. Eh non ! Parce que sans aucune transition, on passe de Maiden Voyage au virevoltant Actual Proof. Soit d'un titre écrit en 1965 pour l'album éponyme à un titre de 1974 issu de l'album Thrust. Un fossé de presque 10 ans (le concert est de 75, c'est banco on va pas chipoter) sépare les deux premiers titres, je ne sais pas si vous réalisez. Dans cette ellipse, c'est toute la face du jazz qui a été changée à jamais (et n'oublions pas que Hancock a été non seulement dans le second quintett de Miles Davis, mais était aussi musicien pour les sessions électriques).

Je suppose que même sans le disque qui passe dans vos oreilles, vous réalisez.
Hancock aussi puisqu'il va commencer à passer la seconde. La machine à groove s'enclenche, imparable, qu'on passe d'un hit mainte fois revisité par son créateur avec Watermelon man à la moiteur sexuelle de Butterfly.

Mais ce qui n'est ici qu'un très bon concert va se transfigurer sur les deux derniers titres.

Avec Chameleon et ses sons distordus et ses bruits de vent au synthé qui soufflent sur une bonne partie du morceau on réalise que les recherches sonores de la trilogie expérimentale d'Hancock lui ont énormément servi puisqu'il saura les réinjecter subtilement jusqu'à la fin de la décennie 70 dans son jazzfunk que ce soit en studio ou en live. Si on pouvait s'en douter sur Headhunter déjà, ici le doute n'est plus permis. Le titre vire même avant-gardiste, presque improvisé avec un Hancock derrière ses machines en sorcier qui peut tout se permettre.

Enfin il y a l'orgasmique Hang up your hang ups

Le titre s'avère une orgie monstrueuse où le groupe décide d'achever le concert en ne faisant aucun prisonnier. D'un titre qui fait un poil plus de 7mn, on se retrouve avec 20mn, étirées méchamment. C'est toujours la même structure, le même riff de guitare électrique qui débute l'oeuvre mais tout est en décalage, à retardement. Laisse venir l'imprudence disait le regretté Bashung, laisse venir l'explosion ici. Intensité de plus en plus maximale où chacun va faire péter les solos tour à tour, la palme revenant à un Maupin au saxo déchaîné qui va jouer littéralement free comme si sa vie en dépendait (4). Tuerie monstrueuse.

Et dire que pendant longtemps ce disque fabuleux ne fut réservé qu'au marché japonais (comme beaucoup de trésors encore pour l'instant dispo qu'en import). Mazette. Les veinards. Pour ne rien gâcher la pochette ajoute au trip sonore fabuleux avec Herbie en cosmonaute des vallées sonores, les musiciens derrière libérant l'énergie musicale en fusion de part leurs mains (plus fort que les X-men hein) et ce Coelacanthe mi-vivant, mi-fossile qui se déploie sur un visuel qui se déplie de long en large.

Magistral de bout en bout donc.


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(1) 28 juin 1975, au Shibuya Koukaido, Tokyo, Japon.
1er juillet 1975, au Nakano Sun Plaza, Tokyo, Japon.

(2) Avant de décliner comme beaucoup d'artistes face aux terrifiantes années 80.

(3) Excellent choix d'utiliser un titre de la première vie d'Hancock comme rappel élégant d'un passé encore frais.

(4) La première fois que j'ai écouté ce titre, outre le choc initial, j'ai eu la même pensée que face à certains titres joués par Coltrane : Prend t-il seulement le temps de respirer ?
Allez c'est cadeau, explosez-vous bien les oreilles, les mains et les pieds là dessus : https://www.youtube.com/watch?v=YXOkMSu91wk

dimanche 26 septembre 2021

John Coltrane : Coltrane

 


Une fois les sessions de "John Coltrane with Johnny Hartman" terminées, Coltrane repart sur les routes en compagnie du trio Tyner / Jones / Garrison. Régulièrement, Eric Dolphy les rejoint pour célébrer leur retour dans le rang de l’avant-garde. Si Dolphy n’est pas toujours là, ses apparitions confortent Coltrane dans la voie qu’il s’est choisie. Comme lui, Dolphy est un explorateur attaché à la tradition. Sorti quelques mois plus tôt, "Out there" montre les hésitations d’un génie coincé entre deux mondes, entre le passé et l’avant-garde. Dolphy fut un mercenaire appliqué quand il joua avec Mingus, le prolongement de la tradition bop quand il foula la scène du "Five spot", un inventeur révolutionnaire quand il enregistra "Out to lunch".

Ce fut un meurtrier de la tradition sur l’explosif "Free jazz", son sauveur sur "Olé". Il se révéla aussi comme un brillant trousseur de mélodies et un redoutable inventeur d’harmonies alambiquées. Sa participation à quelques concerts de son quartet redonna à Coltrane le gout de l’expérimentation après une période relativement réactionnaire. Ayant retrouvé sa voie, le quartet retrouve aussi la cohésion qui fit des merveilles lors de son passage au "Village vanguard". Voulant forger ce fer tant qu’il est chaud, les musiciens s’empressent de retrouver le chemin des studios.

Ouvrant l’album issu de ces sessions, "Out of the word" est une mélodie modale et rêveuse inspirée par une comédie romantique de 1945. Martelant le thème central avec autant de force que de somptuosité, Tyner initie une valse endiablée. Ayant bien retenu les leçons dispensées par le duc Ellington, Coltrane prend le temps de développer la richesse de son thème. Il déroule ainsi ses notes telles de somptueux tapis de sons, permet à l’auditeur d’admirer la finesse de ses motifs. Puis son souffle s’emballe, ses chorus quittent les rails de la rythmique dans un emportement virtuose et fascinant. On peut rapprocher cette fuite des expérimentations dissonantes d’"Out to lunch". Comme celui de Dolphy, le souffle coltranien s’inscrit dans l’esprit libertaire du free sans totalement se conformer à sa vision extrême de la liberté.

Tyner attend la fin de cet orage pour ramener progressivement cette mélodie sur terre grâce à un somptueux solo. Loin de s’être totalement calmé, Coltrane prend le motif d’ouverture avec la violence d’un métallurgiste forgeant son œuvre dans un acier brulant, le tord dans tous les sens tout en prenant garde de ne pas le défigurer totalement. Ainsi, il prouve aux disciples d’Ornette Coleman que l’on peut développer des innovations intenses tout en gardant une trame mélodique. "Soul eyes" s’impose ensuite comme le calme après la tempête. Le chant langoureux du saxophone enlace de nouveau les gracieux enchainements du piano. On retrouve ici la beauté lumineuse de "Ballads", comme si Trane se reposait un peu dans les bras de la tradition.

Ses notes s’allongent, ses chorus s’étendent pendant de douces secondes, avant que la bluette ne s’éteigne dans un gracieux soupir cuivré. On retrouve ensuite le chemin du jazz modal, le groove tourbillonnant de "the inch worm" renouant avec la légèreté dansante de "My favorite things". A l’image du final d’"out of this word", "the inch worm" voit Coltrane triturer le motif central sans le dénaturer. Répétant régulièrement un refrain entêtant se gravant vite dans la mémoire de son auditeur, le saxophoniste sépare ses parties mélodieuses par de grandes expérimentations free. Retrouvant la symbiose de "Catch the Trane" (sur le "live at village vanguard"), les autres musiciens suivent le saxophoniste comme si ils étaient liés par un sixième sens.

"The Inch worm", comme "out of this word", montre un Coltrane sachant désormais envelopper ses expérimentations dans des emballages attrayants. Ses mélodies lui permettent d’allier expérimentations ambitieuses et refrains populaires. Tunji ajoute à ce mélange une douce spiritualité, les éclats de caisse claire initiant une ambiance méditative. Les rythmes tribaux embarquent ensuite cette douce méditation dans une transe intense. Peu inspiré par ces rêveries abstraites, Tyner se contente d’enchainer sur un chorus nonchalant. Garrison initie ensuite une vibrante danse tribale à laquelle le duo Tyner-Jones se joint rapidement. Admirant ce feu d’artifice polyrythmique, Coltrane finit par interrompre cette transe par un chorus majestueux. Pour finir, Miles Mod explose le cadre du jazz modal dans une série d’improvisations aux dissonances jubilatoires. Pas encore prêt à couper tous les liens qui l’attachent au jazz structuré, Coltrane commence discrètement à dessiner le chemin de ce qui deviendra le free jazz coltranien.          

samedi 25 septembre 2021

L'orgue divin : Yes - Going for the one (1977)

 



"L'expression "Going for the one" est une nouvelle création Andersonienne dont il a sûrement apprécié la multiplicité de sens possibles : "se rapprocher de l'Unique", sous-entendu de Dieu, ou tout simplement "viser la première place" dans un contexte sportif. Mais que le second sens corresponde aux paroles de la chanson n'invalide pas nécessairement le premier à l'échelle de l'album, d'autant que "Going for the one" ne s'en tient pas à un sujet unique (...)."

(Yes - Aymeric Leroy, Le mot et le reste, p.191)


Bon, ça démarre mal.

Déjà là cette pochette avec ce fier bipède et son postérieur en milieu urbain, c'est pas possible.
Non c'est pas possible, crédieu.

Remplacer les sublimes oeuvres que Roger Dean avait à chaque fois peintes pour les pochettes des disques du groupe par un travail inédit de Storm Thorgeson s'avérait pourtant un deal appréciable. Dark side of the moon et son prisme lumineux sur fond noir pour Pink Floyd ? C'est lui. Le visage qui fond de Peter Gabriel sur l'un des premiers disques solo de l'archange Genesien ? Encore Storm. Les automobilistes encapuchonnés de rouge de The Mars Volta ? L'oeil de Dieu narguant Caïn dans le désert sur le Bury the Hatchett des Cranberries ? Cette poignée de main enflammée sur Wish you were here ou les statues de The Division Bell ? Toujours lui.
Une institution le regretté Thorgeson.

Bref, ça s'annonçait une affaire en or.

Beh non.

Comme quoi l'inspiration parfois, "quand ça veut pas, ça veut pas" (reprendre ici la voix d'une marionnette télévisuelle).

Pourtant je ne suis pas difficile visuellement en terme de postérieurs. Si ça se trouve je suis sûr qu'un petit coquin ou une petite maligne s'est amusé-e à compiler des pochettes de nus sur le web pour le plaisir des yeux (indice : ah ben oui). Mais voilà, ici le travail sur la composition & la structure de l'image tombe un peu comme du déjà vu.

En gros ça donne ici : L'oppression de la nature mise à nu de l'humanité face à un monde galopant de plus en plus à sa perte avec ses immeubles qui poussent aussi vite que les morilles que cultivent les hobbits ? (Il faut le dire très vite. Tiens je vais le mettre en italique). Mouais. Ok.

Bon les immeubles sont sympas, j'aime bien la façon anguleuse dont ils sont découpés : Il s'agit effectivement de montrer visuellement l'agressivité de la société consumériste actuelle. On pense donc à des dents voire des pointes ou piques et en soit, l'idée fait son chemin en effet.

Néanmoins au premier regard, cette pochette ne me parlait pas. 

Et je suis sûr que pour tous les passionnés de YES, ça a dû être sensiblement la même chose. Et une bonne pochette de disque comme une bonne couverture de livre ou une belle affiche c'est déjà 50% du travail de séduction de l'oeuvre normalement.

On m'objectera que je tiens un discours un brin matérialiste, oui je m'en rends compte, pardon. Mais je suis de la vieille école moi, même avec mes mp3, j'aime bien aussi avoir l'objet disque (cd ou vinyle) dans mes mains.

Et si vous m'avez lu jusqu'ici, bravo. Je vais vous récompenser, évoquons le disque maintenant.

Et pour la petite histoire telle qu'elle est révélée par Aymeric Leroy dans son livre et validée également par plusieurs spécialistes, la pochette est en fait un choix dû à Jon Anderson qui repousse de côté les propositions du pauvre Roger Dean qui s'était déplacé de lui-même en Suisse, à Montreux (là où YES va enregistrer l'album) sous prétexte un peu rancunier que Dean n'était pas disponible quand il a fallu créer une illustration de pochette pour Olias of Sunhillow, le premier album en solo de Jon, l'année d'avant, en 1976. Bigre Jon, c'est pas bien d'être rancunier comme ça, c'est un coup à te plomber YES, et ça s'arrangera pas sur l'album d'après d'ailleurs...

Et donc, la musique alors.

Bon, à vrai dire, là aussi ça démarre mal.

Comme le révèle Aymeric Leroy dans son livre consacré au groupe, Going for the one amorce un tournant dans l'histoire du groupe. En 1977 et même si cela ne se ressent pas encore (cela le sera plus sur Tormato, l'album d'après), les maisons de disques commencent à faire pression et via les radios on demande des titres raccourcis. Si YES chez Atlantic a été un cador monstrueux du rock et a dégagé pas mal de royalties (à tel point que Jon Anderson abordera par exemple très vite un style de vie un brin luxueux au grand dam des finances du groupe), comme beaucoup de groupes, son temps est un peu compté et on va lui signifier très vite que refaire des disques comme Close to the edge voire les complexes Tales from Topographic Oceans ou Relayer, ça va passer un peu moins bien. Sans compter que le punk déboule à ce moment, sauf que pour l'instant vis à vis des gros groupes et surtout ceux du rock progressif ce n'est certes pas encore un problème. Le premier album des Clash par exemple n'est paru qu'en avril de cette même année 77, quelques mois à peine avant Going (7 juillet 1977).

Toujours est-il que le claviériste Patrick Moraz parti, Yes se cherche à nouveau et prend l'option de demander à Wakeman de revenir tout en lui assurant revenir à une musique plus mélodique, le claviériste de la seconde mouture du groupe ayant en effet jamais caché son énervement envers le Tales from Topographic Oceans de 73, inutilement complexe, confus et trop long à son goût, au grand dam de Jon, Steve et Chris. Going va être également le moyen pour Yes d'aborder en douceur un début de virage vers une nouvelle peau, à mi-chemin de la tradition rock prog du groupe et de la modernité sonore qui se profile dans les 80's (on ignorait alors que quelques années plus tard les années 80's prendraient une direction hélas trop clinquante et lisse). Et Leroy d'analyser le disque en le scindant en deux parties : une première face qui va dans de nouvelles directions, une seconde plus raccord avec le YES que tout le monde connaît alors.

Going for the one en ouverture est une espèce de rock-country-pop taillé pour du single.

 Quand on connaît ce qui a précédé de Yes, ça fait un peu mal au début. C'est pas dégueu en tant que fan du groupe mais y'a mieux. D'ailleurs ça s'arrange tout de suite après avec les 7mn58 de Turn of the century où le groupe produit un titre serein, planant avec des envolées de douceur et de magie sur fond de texte romantique évoquant le passage du temps (au sein d'un couple ? Dans la vie ? Cela reste abstrait et tant mieux).

Like leaves we touch, we see
We will know the story
As Autumn calls we'll both remember
All those many years ago

Puis déboulent les 6mn de Parallels

Un titre rock grandiloquent avec de l'orgue qui pourra en freiner certains, en faire pogotter d'autres. Pour ma part, ce titre un peu redondant m'a toujours filé une sacrée banane.

Wonderous stories est une petite balade mignonne taillée dans un écrin sonore qu'on veut similaire au travail sonore sur Turn of the century sans forcément y parvenir à nouveau. C'est surtout une petite chanson made in Jon Anderson, jamais vraiment sorti du monde des hippies, les papillons, les fleurs, les arcs-en-ciels, les poneys qui chient des comprimés de valium, tout ça.... Oops, je m'égare.

Et puis il y a la dernière piste.

Awaken la fabuleuse (ça fait très héroïc fantasy ce que je bredouille).

Gros morceau de 15mn où le groupe travaille clairement une composition basique en progression (On est pas dans la prise de risque constante comme avec l'album Relayer juste avant) mais toujours en surprenant, fascinant de bout en bout. Gros morceau de magie.

Cela commence avec des notes de piano complètement cinglées (Rick Wakeman est dans la place) avant qu'une ambiance planante s'installe où le chant de Jon Anderson se pare d'échos. La dramaturgie se met en place. Des accords de guitare électrique font tomber le rideau tandis que les voix en choeurs et la batterie entament un parcours de combattant. Ça monte, ça défouraille, la basse appuie en bouclier le tout. Puis ça s'emballe magnifiquement. Et ça repart de plus belle. Sortez les épées, armez les lances, en formation. Wakeman ressort même l'orgue (un vrai orgue d'église vu que c'est enregistré directement avec celui de l'église St Martin de Vevey en Suisse, mazette), c'est dire.

Puis soudain tout semble se suspendre à 6mn30.

Des notes de harpes résonnent dans un grand vide comme si nous observions une large plaine avec juste les ombres des nuages passant lentement au sol.

Puis l'orgue, joué comme dans une église cette fois, va appuyer délicatement la mélodie à la harpe d'Anderson. Un passage contemplatif du plus bel effet.

Puis tout monte lentement. La mélodie reprend mais la magie reste.

Le morceau se termine par une coda à l'orgue avec tous les instruments ensemble dans une apothéose à la YES puis la voix de Jon Anderson seule dans l'éther comme au début...


Alors ? Mineur Going for the One ? Que nenni. Avec les deux plus longs morceaux qui frôlent l'excellence et d'autres à peine "très bons" (c'est dire le niveau hein), YES réussit à nouveau là un coup de maître. Et dire qu'on avait frôlé la catastrophe...


T2 : It's all workout in bloomland

 




L’histoire de T2 est d’abord liée à celle du label Decca. Fondé en 1929, il connait son âge d’or en surfant sur la vague bop. De la fin des années 40 au milieu des années 50, Decca prospéra en publiant une série de classiques du jazz, de la musique populaire et classique. Endormi par cette routine, il ne s’inquiète pas de voir Columbia marcher sur ses plates-bandes en signant Miles Davis. Le ver du déclin était alors dans son fruit, mais la maison de disque persévéra dans son innocence coupable quelques années plus tard. Voyant Londres swinguer au rythme du blues rock, elle regarda cette vague avec la suffisance de ceux qui pensent avoir tout vu. Pour les cadres du label, la guitare était éternellement liée à Wes Montgomery , Robert Johnson et autres Django Reinhart , ces génies ont fermé la porte derrière eux.

Alors , quand les Beatles frappèrent à la porte de Dick Rowe , qui était à l’époque responsable du label , l’homme ne trouva rien de mieux à leur dire que : « Rentrez chez vous , les groupes à guitares sont finis ». La suite on la connait. Decca signa les Stones, dont le succès sembla rajeunir son image ternie. Mais le label fut traumatisé par une si impardonnable erreur de jugement, il lui fallait à tout prix faire oublier cet épisode. C’est ainsi que, après avoir produit le classique « bluesbreakers » , Decca inaugura une filiale dédiée au rock progressif. Le premier album produit par Deram fut en effet « Day of the future past » disque fondateur du mouvement de Robert Fripp.

Malgré un flair sans faille, le succès ne vint pas , et le sous label ne dut sa survie qu’au succès des Stones. Grâce à l’argent rapporté par le groupe de Mick Jagger , elle enchaina les disques cultes , ses grands albums tombant systématiquement dans les bacs à soldes. Au bout de quelques mois de ce régime, Deram décida de se diversifier en s’occupant de l’autre courant majeur de son époque : le hard rock. C’est ainsi que, en 1970, les responsables du label assistèrent à quelques concerts au café des artistes de Londres.

Le premier soir, le groupe tenant la scène ne joua que face à une dizaine de personnes. Chacun de ces spectateurs fut soufflé par la puissance de ce power trio et appela ses proches pour annoncer l’avènement d’un nouveau géant. Les power trio sont devenus très populaires après les premiers succès de Jimi Hendrix et de Cream , ils poussaient le rock dans ses derniers retranchements. Dès le second soir , la salle se remplit , et la foule continua de grossir à chaque prestation de ce groupe nommé Morning. Convaincu de tenir là la formation capable de le sortir de sa spirale d’échec, le label Deram les emmène immédiatement en studio. N’ayant pas eu le temps de composer un nouveau répertoire, le trio se contentera de jouer les titres qu’il envoie sur scène. Il en profite également pour adopter le nom de T2.

On peut rapprocher le résultat de ses séances de « Run with the devil » , l’album culte sorti par the Gun quelques mois plus tôt. Comme lui, It’s all workout in bloomland est une oeuvre à la croisée des chemins, le témoin d’une époque faite de mouvements encore mal définis. Suivant l’exemple des grandes formations de jazz , le trio étire ses improvisations pendant de fascinantes minutes. Cette virtuosité bavarde, alliée à l’intervention de cuivres solennels, a suffi à ranger T2 dans le rang du rock progressif naissant. Ce qui frappe pourtant sur cet album, c’est la puissance d’un groupe n’ayant rien à envier aux plus violents barons du heavy blues.

L’album s’ouvre sur Circle , un bombardement free rock où les roulements sanguinaires de la batterie lancent la guitare dans une course folle. On pense encore aux Gun, quand la rythmique saccadée décuple la violence d’un riff incendiaire. Ange au milieu de ce brasier démoniaque, le chanteur déploie une voix dont la douceur ne fait que souligner l’intensité de ce brasier. Suivant l’exemple de King Crimson, T2 passe du rock le plus violent aux expérimentations les plus apaisées.

JLT est une douce ballade rehaussée par le lyrisme des cuivres, un décor merveilleux et apaisé dont on ne peut se lasser. Digne héritière de celle qui nous berça sur Moonchild ( de King Crimson) , la voix évolue avec grâce au milieu de ce décor enchanté. No more horse installe ensuite un décor plus sombre, la guitare grave sonnant comme la marche d’une armée prête à venger ses ancêtres. Les solos hurlent comme des cris d’alarme, puis tout s’apaise dans un calme plein de tension. Vient ensuite la grandiloquente procession des cuivres, crescendo endeuillé ouvrant la voie à un chant éploré. La tristesse fait progressivement place à la rage, les riffs et solos plus appuyés raisonnant comme des cris de révolte face à un destin tragique.

Après une fresque aussi intense, Morning creuse le sillon de ce hard rock teinté de folk cher à Wishbone Ash et autres Uriah Heep. Enchainant les emportements rageurs et les apaisements bucoliques , T2 fait honneur à ce mélange de violences sombres et d’envolées lumineuses inventées par le mage Jimmy Page.

Sans être un immense succès « It’s all workout in bloomland » permit à T2 d’obtenir plusieurs dates au légendaire Marquee de Londres. Dans cette salle, les échos de ses riffs tonitruants ravirent les disciples de Black sabbath et Led zeppelin. La voie du succès semblait toute tracée, mais c’est à ce moment-là que le guitariste décida de claquer la porte. Ayant l’impression que ses idées ne furent pas assez prises en compte, Keith Cross fit exploser son groupe en vol au pire moment.

Incapable de lui trouver un remplaçant, T2 se sépara peu de temps après son départ, condamnant ainsi son chef d’œuvre à croupir dans les oubliettes de l’histoire.

vendredi 24 septembre 2021

Brian Eno : Here come the warm jets

 



Les gamins se promenaient dans les rues de Londres, maquillés comme des prostitués russes, perchés sur des bottes aux semelles vertigineuses. Nous étions alors en 1971, les Beatles venaient d’officialiser leur séparation, laissant l’Angleterre se consoler dans les bras de Marc Bolan. Son visage d’Apollon rock séduisit immédiatement toute la jeunesse anglaise, lorsque celle-ci le découvrit sur une émission de la BBC. Et puis il y avait aussi cette musique, swing de dandy revenant à la simplicité des débuts du rock n roll. Les tubes tels que Geepster ou Get it on permirent de prouver que l’Angleterre pouvait jouer un rock aussi pur que celui d’Elvis.

La démonstration ne se résuma heureusement pas à un retour à l’âge de pierre. Le feeling du glam rock rappelait également cette finesse pop cher à la perfide Albion . On eut donc droit à une série d’hymnes lumineux , de rock primaires rehaussés par des refrains irrésistibles. Derrière Marc Bolan, toute une génération de héros androgynes s’engouffrait dans la brèche. Slade , Sweet , Roxy Music , tous se disputaient le trône d’un mouvement déjà décadent. Ziggy Stardust parut en 1972, réussissant l’un des plus beau hold up de l’histoire. The rise and fall of Ziggy Stardust and the spiders from mars , il fallait bien un titre aussi long pour nommer le meurtre du mouvement glam.

Cet album, c’est le swing de Chuck Berry et le lyrisme de Jacques Brel , la puissance de Led Zeppelin et la finesse des Beatles. Lors des concerts de promotion de ce chef d’œuvre, Bowie devint un héros suivi par des foules dignes des plus grandes heures de la beatlemania. Toute cette histoire, Brian Eno ne la connaissait que trop bien, mais les formules lucratives du glam commençaient à l’ennuyer. Il pensait que les deux premiers albums de Roxy music avaient rapporté assez de pognon, que le groupe pouvait désormais passer aux choses sérieuses. Mais Brian Ferry ne l’entendait pas de cette oreille, le crooner du glam se voyant déjà détrôner Bowie. Allez faire comprendre à un tel égocentrique que le succès de Ziggy Stardust était un horizon indépassable, que les araignées de mars emporteraient les grandes heures de leur mouvement dans leurs tombes.  De toute façon, Brian Ferry avait convaincu les autres musiciens, Roxy music allait donc s’embourber dans des océans de guimauve.

Refusant de jouer uniquement pour le fric, Eno quitta Roxy music pour aller produire deux disques expérimentaux en compagnie de Robert Fripp. Les deux hommes avaient compris que le mouvement qui les fit connaitre était condamné, le rock progressif entreprenant le même virage pop que le glam. Après deux premiers albums un peu hermétiques, le duo entama l’enregistrement du premier disque solo de Brian Eno. Here come the warm jet est un grand travail de déconstruction de la musique de son temps, un massacre somptueux et jouissif. Son auteur ne s’est jamais considéré comme un musicien, sa démarche fut presque plus conceptuelle que purement musicale.

Encore fortement marqué par le mouvement glam, l’ex membre de Roxy music semble le broyer à coups de bidouillages sonores. Il baigne d’abord sa musique dans une production profonde et pleines d’échos, immense cathédrale qui semble annoncer ses prochaines méditations électroniques. Cette musique fut enregistrée bien avant Heroes et Lodger , sa profondeur annonce pourtant ces innovations inspirées par l’avant-garde allemande. Alors que la plupart de ses contemporains semblent se décrépir dans des gimmicks déjà dépassés, Eno revient à l’énergie originelle du glam. Here come the warm jet change le visage de cette musique pour en perpétuer la grandeur, garde sa philosophie en se débarrassant de ses codes aliénants.

Cet album déploie la pop la plus grandiloquente, le swing le plus tonitruant, joue avec les codes de sa génération avec l’insolence de celui qui sait que cette époque est déjà finie. Les crescendos et fanfares étincelantes montent en pression majestueusement, semblent d’abord donner à l’auditeur ce qu’il demande. Puis, quand cette énergie semble sur le point de devenir trop limpide, quand les refrains risquent de devenir racoleurs , Eno abat son charisme étincelant à coups de bruitages planants , burlesques ou grandiloquents.

Les passages les plus féroces annoncent le punk dans un décor froid et ultra moderne. Sur Some of them are old , les guitares grondent comme  les trompettes de l’apocalypse , chantent comme des sirènes au milieu de fascinants échos robotiques. On retrouve ici la splendeur majestueuse qui traumatisa le rock anglais lorsque les Beatles dévoilèrent A day in the life. La somptueuse progression harmonique des Fab four fait ici place au sifflement lyrique des synthétiseurs, la grandeur de la pop anglaise change de nature mais pas d’intensité.

Avant cette apothéose, nous avons droit au boogie de dandy de The paw negro blowtorch , à la pop paranoïaque de Needle in comet’s eyes , à une bluette digne de McCartney , la poésie vieillotte en moins. On pourrait encore écrire des pages sur Baby’s on fire , dont la rythmique gronde comme un réacteur nourri par les distorsions  de Robert Fripp. Ce son torturé et lyrique conquit le monde lors de la sortie de Heroes de David Bowie , c’est pourtant ici qu’il atteint le sommet de son intensité.  Vient ensuite Blank Frank , grande crise de nerf nihiliste à faire pâlir Johnny Rotten. Le riff saccadé et primaire de Fripp érige un mur sur lequel Eno lance ses paroles comme autant de glaviots rageurs.

Le punk s’est largement inspiré du glam, nous pouvons même affirmer qu’il n’a fait que le radicaliser, mais cette proximité a rarement paru aussi évidente qu’ici. Partant d’une base familière, Eno fait décoller l’auditeur vers d’autres galaxies. Ses bruitages sont envoyés comme des jets de peinture sur une vieille toile. Progressivement, ce qui ressemblait d’abord à un outrage incompréhensible forme ses propres images, impose ses propres couleurs.  Le spectateur oublie alors les formes précédentes, que l’artiste avait épargnées pour éviter de le perdre. C’est quand il en arrive là que l’auditeur comprend à quel point Here come the warm jet est un grand album.         

John Coltrane : Crescent


 

Au commencement, le jazz s’organisa dans deux capitales majeures, la Nouvelle Orléans et Chicago. Je me suis déjà attardé sur la première dans ma chronique d’"Africa brass", il est temps de se pencher sur la seconde. Chicago fut d’abord le refuge des noirs émigrants vers le nord pour trouver du travail. C’est aussi dans ses bars que Louis Armstrong découvrit le moyen d’improviser en compagnie d’une clarinette et d’un trombone. Cette découverte posa les bases du style dixieland, musique qui résonnait entre les murs des clubs comme une touche de bonheur au milieu de l’enfer. Chicago, c’était aussi et avant tout le coupe gorge décrit par Nelson Algren, un milieu hostile où la mort vous attendait à chaque coin de rue.

Alors, pour oublier le danger omniprésent, les habitants allaient écouter du jazz dans les clubs qui se multipliaient à l’époque. Nombre de chefs d’œuvre ayant donné naissance au jazz moderne furent d’abord joués dans ces lieux de débauche, avant d’être enregistrés dans les studios du coin. On se rappelle bien sûr les classiques du grand Armstrong, mais tant d’autres marquèrent l’époque sans passer à la postérité... Les disques venus de Chicago eurent assez de succès pour dépasser les frontières de la ville. C’est ainsi que ce qui fut jusque-là un enfer à éviter devint le lieu de pèlerinage de toute une génération de mélomanes blancs. Ceux-ci n’avaient pas la même approche de l’improvisation collective que les noirs. Ils commencèrent par accorder plus de place au saxophone ténor dès les années trente. On ne put pourtant parler d’une véritable naissance du saxophone ténor tel qu’on le connaitra par la suite, la musique jouée par les blancs s’éloignant assez largement du swing noir.

Loin des explorations de Lester Young ou Coleman Hawkins, les ténors de ces nouvelles formations étaient intégrés dans une soupe faite de musiques folkloriques telles que le hillbilly et le skiffle. La soupe s’avérant bonne, quelques uns de ces musiciens parvinrent à marquer la longue histoire du jazz. Puis l’âge d’or s’est brusquement terminé, la grande dépression grignotant les bénéfices des clubs. Accueillant des foules de moins en moins nombreuses, les gérants de ces salles devinrent de plus en plus réticents à l’idée d’accueillir des orchestres de jazz. Dans le même temps, les premiers troubadours du blues commencèrent à frapper à leurs portes. Non seulement ils leur coutaient moins cher, mais leur mojo donnait progressivement naissance à une énergie très populaire, qui deviendra le rock'n roll.

Les dernières pointures de la ville jouèrent ainsi à quelques mètres de Muddy Water et autres BB King ; deux swings se répondaient et faisaient de Chicago le symbole d’une époque charnière. Car les pionniers du rock'n roll tuèrent bien la scène jazz de la ville. Il y eut bien quelques sursauts, comme la création de l’Art Ensemble of Chicago ou les premières expérimentations cosmiques de Sun Ra, mais ces étincelles ne furent que quelques braise jetées sur une cendre froide. Chicago garda de cette époque quelques clubs mythiques, temples que venaient parfois visiter les nouveaux héros du jazz moderne.

C’est ainsi que, profitant d’une longue période de liberté, Coltrane peaufina ses dernières trouvailles entre ces murs chargés d’histoire. Son contrat venait alors à s’achever, ce qui lui permit d’expérimenter ses idées sur scène pendant de longs mois. Quand il parvint enfin à lui faire signer un nouveau contrat, Bob Thiele organisa vite des séances d’enregistrement. Chauffé à blanc par ses prestations scéniques, le quartet n’aura besoin que d’une journée pour enregistrer la majeure partie de l’album "Crescent". Coltrane connait alors une sérénité qu’il n’a jamais ressentie, une quiétude qui déteint vite sur ses musiciens. "Crescent" est un des albums les plus apaisés du saxophoniste, il marque une époque où sa virtuosité bavarde fit place à une grâce mystique.

En ouverture, le morceau titre développe une introduction d’une rare mélancolie. Le saxophone gémit tendrement, soupire avec la tendresse d’un vieil homme face à ses souvenirs. Ce soupir débouche sur un développement d’une profonde sérénité, le chorus de Coltrane nous donnant l’impression d’entrer dans un sommeil réparateur. Pour ne pas troubler ce calme apaisant, l’auteur de "Giant steps" réfrène ses pulsions virtuoses, les canalise dans un thème dont il explore chaque note avec rigueur et retenue. Après avoir laissé le saxophoniste développer ses chorus rêveurs, Tyner referme le titre sur un somptueux rideau de notes mélancoliques.

C’est encore Tyner qui ouvre "The wise one" sur une série de notes dont la beauté n’a d’égale que la simplicité. La sobriété du pianiste incite une nouvelle fois le saxophoniste à retenir ses élans lyriques. Il allonge alors ses notes pour en étaler toute la beauté, fait passer la splendeur de la mélodie avant son gout pour l’expérimentation sonore. La basse l’aide à aérer ses chorus, l’incite à espacer ses notes lors de somptueuses brises cuivrées. La batterie, puissante sans être violente, ajoute un peu de solennité à ce moment suspendu. McCoy Tyner reprend ensuite le magnifique thème d’introduction, ce qui permet à l’auditeur de quitter en douceur son rêve éveillé.

Le pianiste est au centre de cet opus, sa sensibilité blues initiant parfaitement cette série de douceurs mélancoliques. Après le swing plus léger de "Bessie’s blues", "Lonnie’s lament" permet encore d’admirer la classe nostalgique de Tyner. Comme pour lui rendre justice, Coltrane ne prend aucun chorus. Après avoir sobrement exposé le thème, il laisse Tyner étaler toute la douceur de son jeu harmonique. Pour éviter de perturber cet instant de grâce, Jones retient ses coups, frappe juste assez fort pour souligner l’intensité émotionnelle de ce swing dramatique. Comme pour le remercier pour sa retenue, le quartet le laisse finalement se défouler sur le bien nommé "The drum things".

Jones s’embarque alors dans une primitive danse tribale, une polyrythmie venue des époques les plus reculées. Le batteur massacre ses futs avec une énergie primaire, qui donne l’impression que ses toms sont pris d’assaut par une tribu de guerriers africains. Les coups pleuvent et résonnent comme un appel aux dieux voodoos, l’écho des percussions transmet une énergie sensationnelle. C’est la hargne de deux lions lancés dans un combat à mort, des ruades de gnou luttant pour sa survie. C’est le courage de l’homme seul face à une nature hostile, la hargne désespérée de combattants engagés dans une guerre perdue d’avance. C’est l’énergie la plus pure vous revigorant tel un incroyable bain de jouvence, une violence vous rappelant que la vie est une lutte permanente. C’est aussi le moment où Jones étale toute la puissance évocatrice de son jeu fin et puissant. "The drum things" est un séisme transformant toute la beauté rêveuse des titres précédents en énergie régénératrice.

Quand les dernières secousses s’éteignent, Coltrane vient rappeler les splendeurs auxquelles son batteur a mis fin. Quand cette ultime complainte se termine, on se sent un peu assommé par tant de beauté, les mélodies résonnent encore dans nos têtes tel un écho nostalgique. Et pourtant, l’auditeur est serein comme il ne l’a sans doute jamais été après avoir écouté un album de jazz. Crescent est un album unique, un havre de paix dans une discographie foisonnante. Celui qui se fit aimer et haïr grâce ou à cause de sa tendance à tout compliquer découvre ici les joies de la sobriété et de la beauté la plus épurée. L’histoire retiendra que paradoxalement, cette paix naquit dans les rues de Chicago.