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vendredi 15 octobre 2021

Nouvelle rock: Au delà du blues 3

 


Après avoir écrit le récit de son incroyable voyage, Albert fixa la guitare et l’inscription sur le mur avec un mélange d’angoisse et de fascination. Le vieux dut utiliser cette drôle de machine à remonter le temps plus d’une fois. Quelle histoire cet objet tentait-il de lui raconter ? Doit-il payer le prix d’une telle découverte ? Si oui quel est-il ? Il pensait surtout que, quitte à explorer un tel phénomène, autant aller jusqu’au bout. Il se remit donc à jouer le même riff et s’effondra de nouveau à la cinquième répétition. Cette fois, il fut réveillé par un violent coup de pied au cul.

« Recule toi bon dieu ! On doit enregistrer un putain de chef d’œuvre. »

Celui qui venait de crier ces mots n’était autre que Keith Richards. La présence de Jones indiquât à Albert qu’il avait encore remonté le temps. Brian Jones fut celui qui permit aux Stones de s’imposer comme l’un des plus grands groupes des sixties. A une époque où, sous l’influence des Beatles , tout le monde voulait révolutionner le rock , ses talents de multi instrumentiste permirent au groupe de ne pas passer pour d’affreux réacs. Grâce à des titres comme Paint it black et autres Under my thumb , les Stones purent se faire passer pour les rivaux des Beatles. En réalité, ils étaient les éternels seconds, ceux qui suivaient les quatre garçons dans le vent de plus près. Si les Stones ont commencé à écrire leurs propres textes, c’est sous l’influence du duo Lennon/Mccartney.

Loin de se combattre, les deux plus grands groupes d’Angleterre se coordonnaient pour éviter de sortir leurs tubes en même temps. Le fossé qui les séparait se creusa avec Sergent pepper , grandiose pièce montée que personne ne put surpasser. Alors que les Beatles planaient désormais largement au-dessus de la mêlée , les Stones sortirent « His satanic majesty request » , triste navet psychédélique montrant leurs limites créatives. Quand Mick Jagger commença à déclamer sur une folk diabolique «  please allow me to introduce myself », Albert comprit tout de suite où il avait atterri. Placé dans un coin du studio, Godard filmait la scène avec un sourire émerveillé. En bon gauchiste, l’homme transforma ce moment de grâce en délire révolutionnaire, le film qu’il tirera de l’évènement n’ayant de valeur que grâce aux passages captés dans ce studio.

L’homme n’avait pas compris que, loin de se positionner sur le plan politique, les Stones prenait un virage musical résolument réactionnaire.  Ce qu’il aurait fallu montrer, entre les prises de studio, c’est le visage des pionniers du Mississipi, ce sont les grandes performances de Muddy Waters et Howlin Wolf. On aurait ainsi vu la véritable révolution apportée par cet album, c’est-à-dire une mutation de l’héritage américain. Comprenant qu'ils ne seraient jamais de grands innovateurs pop, les Stones se réfugiaient dans leur caverne américaine. Sorti en 1968, Beggars banquet est un disque où le gospel, le blues et la folk sont passés à la moulinette stonienne. Fatigué par ses excès, marginalisé par le duo Jagger/Richards , Brian Jones parvint tout de même à imposer ses fameuses percussions en ouverture de « Sympathy for the devil ». Ce sera une de ses dernières contributions à la légende du groupe qu’il a pourtant fondé, ce virage blues rendant ses talents de multi instrumentiste inutiles.

Le drame de Brian Jones était qu’il était un brillant multi instrumentiste incapable d’écrire des tubes. Devenu incapable d’emmener le groupe qu’il avait fondé plus loin, il en perdit le contrôle. En plus de ce changement de leadership , beggars banquet est aussi le premier album permettant aux Stones de se hisser au niveau des Beatles. Le groupe du duo Lennon McCartney vient en effet de publier le foisonnant double blanc. L’opposition artistique devenait ainsi claire, les Stones représentait un nouveau traditionalisme pendant que les Beatles poussaient le rock à se réinventer sans cesse.

Comme leurs chefs de files, les traditionalistes et les avant gardistes ne se sont jamais réellement opposés, ils représentaient la grandiose variété du rock anglais. Ne pouvant swinguer comme ses voisins américains, les anglais n’avaient d’autre choix que de d’inventer leur propre vision du blues, ou de s’émanciper des vieux schémas originaux.  Beggars banquet symbolisait donc un blues nourri par une époque tendue, une musique qui se nourrit de la révolte qui gronde sans réellement la promouvoir.  Mick Jagger chante d’ailleurs clairement « what a poor boy can do exept to sing for a rock n roll band ». Un peu plus loin, quand il scande « I was born in a crossfire hurricane » , c’est d’abord une certaine vision du blues qu’il balaie. Beggars banquet marque le début d’une époque où le blues se fera de plus en plus tendu, de plus en plus tranchant. Aussi magnifique que fut la progressive dissolution des Beatles , à partir de 1968 les Stones devinrent les rois de l’époque.

Dans le studio tout le monde fut émerveillé par la musique enregistrée ce jour-là. Seul Brian Jones paraissait totalement déprimé, il savait qu’avec un tel album le duo Jagger / Richards venait de le tuer. Quelques semaines plus tard, après avoir soigné sa déprime par l’alcool, Jones se noya dans sa piscine. Pour le remplacer, les Stones choisirent Mick Taylor , jeune prodige ayant commencé sa carrière avec les Heartbreakers. Les Beatles étaient alors sur le point d’annoncer leur séparation, laissant ainsi les Stones prendre le pouvoir.

Quand Albert se réveilla de ce qui ressemblait encore à un sublime rêve, un calendrier accroché au mur annonçait la date pendant que le riff de Keith prédisait la naissance de groupes comme Aerosmith. 23 avril 1971, Albert avait fait un saut de trois ans !

Etait-ce donc ça le prix à payer pour pouvoir comprendre la longue histoire du rock ? Il est possible que notre ami reste bloqué dans une époque qui n’est pas la sienne. Cette perspective ne l’effrayait absolument pas, il ne se sentait attaché qu’à l’histoire qui lui était raconté. Sur sa chaine hi-fi , le riff de Can you here me knocking annonçait d’ailleurs la naissance du hard blues.     

jeudi 14 octobre 2021

Au commencement... : Yes - Yes (1969)

 



« Le choix de « I see you » des Byrds (issu de l'album Fifth Dimension) apparaît en revanche des plus pertinents, et peut prétendre au titre de sommet de l'album. Les qualités de l'original (harmonies vocales en tête) se voient transcendées par un arrangement inspiré, tant dans sa composition chantée (les « la la la, la la la » qui répondent aux « I see you », absents de la version des américains) que dans les développements instrumentaux qui lui ont été adjoints. Yes se pare d'accents jazz, de la batterie tout en cymbales de Bill Bruford au jeu fluide et délié de Peter Banks, bien plus attrayant avec un son clair qu'affublé d'une saturation mal maîtrisée, et leur improvisation en duo dans la partie centrale (souvent portée en concert à plus de dix minutes) est d'une grande intensité, en même temps qu'elle montre que les horizons de Yes ne se limitent pas qu'au rock. »

(Yes, Aymeric Leroy, éditions Le mot et le reste, p.31)


Il faut toujours se méfier des préjugés : La majeure partie du temps, en plus d'être tenaces ils se révèlent étonnamment faux. Ou erronés suivant la subjectivité de chacun.

Où avais-je lu que le tout premier album de YES ne valait pas le coup ?
Sur le net, et parfois plus qu'abondamment.

Or, l'écoute tardive de ce premier album (1) permet de volatiliser un peu pas mal de faux jugements à l'emporte-pièce. Si on resitue dans le contexte de toute la discographie à venir du groupe, certes on pourra trouver cet album mineur. Et pourtant il contient déjà tous les germes embryonnaires du style de la bande à Jon Anderson, pas encore stabilisés. Mais, à mon grand étonnement, la patte YES est déjà là, et de fort belle manière.

Même si le groupe ne décolle pas avec de longues pièces épiques d'emblée à la différence de King Crimson qui sort également son premier album la même année 69, quelques mois après (2), on dénote d'emblée deux pistes longues de 6mn qui sortent déjà un peu des carcans.
Sans surprise, elles s'avèrent les meilleures de l'album dans un registre « proto-prog » ou « pré-prog » avant l'heure.

Dans l'une, « I see you », une reprise des Byrds où la différence fait tout (3) et où sous l'impulsion d'un Bruford passionné de jazz mais ne pouvant pas encore donner pleinement cours à ses envies (4), on assiste à un premier petit mariage de raison entre rock pur (déjà la fameuse « basse qui claque » de Chris Squire même si « le son Squire » n'est pas encore trouvé – il le sera au prochain album) et improvisation jazzistique (batterie qui donne le rythme tandis que Peter Banks est à la guitare). Et dès le début, sous la tutelle de Jon Anderson, le mélange d'harmonies des voix hérité du folk-rock comme de la pop (5) et peu pratiqué dans le rock et encore moins le rock progressif qui va suivre dans les premiers temps s'avère un très bon choix qui distingue déjà un peu le groupe de la masse.

La seconde, « Survival » avec son petit climax d'introduction dynamique puis le fondu enchaîné vers une ambiance plus posée, magique, délicate et mystique qui monte lentement en progression s’avérera typique de certaines compositions à venir de YES et il n'est pas interdit d'y voir quelque part la préfiguration d'une structure qui sera plus ou moins reprise sur un « I've seen all good people » (album "The Yes Album"). Quand je vous dis que « la patte YES » est déjà là.

Dans les autres compositions aussi même si l'on navigue entre le bon et le moins bon.

Intelligemment, YES a disposé ses titres les plus longs en début et fin du vinyle, procédé que le groupe resserrera dans les albums à venir (j'adore personnellement le fait de placer un titre long en début, au milieu et à la fin sur « Fragile », exercice d'autant plus ardu qu'il faut changer de face sur un vinyle...) et attaque d'emblée avec un titre purement rock parfait pour l'ouverture, « Beyond and before ». Là aussi YES surprend d'emblée puisque dans le paysage rock d'alors, la basse n'était encore pratiquement jamais autant mise en avant et plus considéré comme un instrument propre à asseoir la section rythmique au même titre que la batterie. Cela tient autant au style YES que l'envie évidente d'un Squire d'en démontrer évidemment (il ira plus loin par la suite on s'en doute, se réécouter « Roundabout » par exemple sur l'album « Fragile » à nouveau).

Avec « Yersterday and today » on est dans la petite sucrerie pop, la ballade magique que YES parsèmera avec un égal bonheur par petites touches sans jamais se renier dans pas mal d'albums à venir (« A venture » sur The Yes Album ; « Wonderous stories » sur Going for the one, « Madrigal » et « Circus of heaven » sur Tormato...). Et si sur le plan des paroles comme Aymeric Leroy l'indique, ça passe moyen (On portera ça sur le compte de la naïveté et la jeunesse de son interprète –qui fera heureusement bien mieux par la suite-- tout comme de l'époque vu que c'est assez misogyne), sur le plan musical c'est que du bonheur. Une respiration évidente et bienvenue où tout le groupe joue en acoustique et où même Bruford troque sa batterie contre un délicieux vibraphone (6) alors que Tony Kaye abandonne momentanément son orgue pour le piano.

« Sweetness » qui sera le premier single du groupe (7) suit le même chemin (paroles très bof bof où la femme n'est que le repos du guerrier, en revanche musicalement et mélodiquement on marque des points). Un titre agréable en soi mais peu représentatif du Yes qui se cherche encore et empruntera très vite le chemin du prog. Surtout ça donne l'impression d'entendre un énième (bon) groupe dans la mouvance rock-psychédélique alors que YES revendique d'emblée dans ses intentions, d'aller musicalement très loin.

En effet, comme le raconte Leroy dans son ouvrage, le noyau dur formé avant tout des jeunes Jon Anderson au chant (25 ans) et Chris Squire à la basse (21 ans) a une même vision commune : celle de créer « une musique qui serait complexe, virtuose et puissante » et dedans, une « dimension vocale très affirmée, avec des harmonies à la Simon & Garfunkel » (p.18). Le recrutement par la suite de Peter Banks (guitare), William Bruford, alias Bill Bruford (batterie) et Tony Kaye (à l'orgue hammond) va permettre de faire émerger une formation certes mouvante comme on le verra par la suite avec les départs de Banks et Kaye mais qui servira de premier tremplin aux ambitions d'un YES qui ne demande qu'à se tailler sa part du gâteau.

Pour l'instant toutefois YES n'a pas encore les moyens de ses ambitions et doit ronger son frein, avec une certaine élégance cependant : en concert, faute d'avoir suffisamment de compositions développées à leur répertoire, les reprises seront légion. Un exercice que YES n'abandonnera d'ailleurs pas tout à fait, en témoigne d'ailleurs l'inédite reprise du « America » de Simon & Garfunkel de près de 10mn sur la compilation « Yersterdays » de 74 parue peu après « Relayer » pour faire patienter un peu leur public de fans alors que les membres du groupe entament peu après leurs tournée, la publication de leurs albums en solo et donc également le « solo tour ».

« Yersterdays » étant une compilation regroupant à la fois des titres de ce premier album et de « Time and a word » qui le suit, il n'est pas interdit de penser que cette composition-reprise vient d'ailleurs de ces années là. On y décèle pour preuve non pas les petits moogs chers à Wakeman mais de l'orgue, instrument principal d'un Kaye qui d'ailleurs se fera éjecter prochainement pour son manque d'enthousiasme à vouloir faire évoluer un peu sa musique, mais nous n'en sommes pas encore là, je ne vais pas spoiler...

Quand à ce premier disque évidemment, même si YES ne le reniera pas officiellement, quasiment aucun titre ne sera pourtant joué par la suite en concert dans les décennies qui vont suivre, c'est un signe assez évident au final (j'aurais pas dit non moi à « I see you » en live cela dit). Pas étonnant non plus puisque certaines compositions restent un peu bancales (« Harold Land » au milieu ça me fait à chaque fois un gros coup de mou, pas vous?) mais l'impression de fraîcheur pour le fan comme celui qui voudrait s'initier au groupe est toutefois franchement prenante, ce qui donne à ce premier disque un charme indéniable.

Bref YES compense son professionnalisme à venir (sur un peu tous les plans) par un disque rock honorable et franchement bien foutu pour ce qui s'agit d'être une première œuvre. Et s'il y a encore du chemin à parcourir, le saut de géant va s'effectuer justement au prochain album...


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(1) A l'occasion de la lecture et relecture du livre de Aymeric Leroy consacré au groupe (que je chronique également ici), autant vous prévenir d'ailleurs qu'il y aura pas mal de chroniques de YES sur RiP suite aux nombreuses réécoutes passionnées.

(2) Yes sort son premier album le 25 juillet 1969 contre le 10 octobre de cette même année pour le roi pourpre de Robert Fripp.

(3) Le morceau de base, folk-rock, est déjà très bien : https://www.youtube.com/watch?v=MuSsXlNw7TA … En le reprenant, YES fait preuve non seulement d'un grand respect de la structure de base tout en essayant de l'emmener dans une direction inattendue et fort plaisante également : https://www.youtube.com/watch?v=LPKp4lLLMu4 )

(4) Il se consolera plus tard où libéré tant de YES que King Crimson, il fondera son groupe de jazz-rock pour un résultat franchement assez sympa d'ailleurs.

(5) La reprise donc d'un titre du groupe de David Crosby et McGuinn est dès lors plus qu'évidente. De même pour celle d'un titre des Beatles sur ce même disque.

(6) Instrument d'ailleurs un peu plus utilisé dans le Jazz. Bobby Hutcherson et Milt Jackson y firent des merveilles.

(7) Très mauvais choix stratégique d'emblée puisque ce fut un flop intégral.



Nouvelle rock : au delà du blues 2

 


De retour chez lui , Albert posa sa guitare contre le mur . Il lui fallut plusieurs minutes pour trouver un espace qui ne soit pas envahi par les feuilles de brouillon, les vieux livres écornés, les vinyles laissés à terre après une cruelle déception. Il s’assit face à l’instrument, se servit un verre de cidre (le seul alcool qu’il supportait) et la phrase du vieux tournait en boucle dans sa tête. Quelle était cette révélation qui pouvait « ne pas lui plaire » ? Albert ne croyait pas à cette histoire de diable ayant donné à Johnson son talent. Une sous culture s’impose d’abord en s’attaquant aux totems du grand public, le catholicisme en fit largement partie à l’époque. En se décrivant comme disciple du diable, le bluesmen se forgeait une légende de marginal condamné à l’ostracisme. Ce rejet redouté par la plupart des hommes était ainsi la base de son art, ses accords sublimaient la solitude qui effrayait la plupart des hommes.

N’en pouvant plus , Albert se décida à empoigner l’objet soit disant maudit , et se mit à plaquer quelques accords. « doumdoumdoum ! doumdoumdoumdoum ! doumdoumdoumdoumdoumdoumdoum ! ». Il répétait cet enchainement quatre fois puis, à la cinquième, il s’effondra soudainement. Albert reprit conscience allongé au milieu d’une rue , plongé dans une nuit illuminée par les éclairages d’une salle de concert. La devanture annonçait fièrement « tonight the king of the blues ! The incredible BB King ! » Que faisait-il donc là ? Devant une salle vantant les mérites d’une vieille icone fatiguée. Le gros BB n’avait plus rien produit d’intéressant depuis son fameux live at Regal de 1964. C’est à ce moment qu’il vit une phrase plus discrète écrite au rouge vif : exclusivement ce 21 novembre 1964.

Le Regal n’a donc pas changé sa devanture depuis cinq ans ? Il lui semblait pourtant que ce haut lieu tournait encore aujourd’hui. Il arrêtât la première personne qui passait, agité par un mauvais pressentiment le poussant à la panique.

-Quel jour sommes-nous ?

- Le 21 novembre 1964. Mais vous ne pensez pas qu’il y a des façons plus aimables d’aborder une femme ? 

Albert ne prit pas le temps de répondre à cette preuve du narcissisme féminin et courut dans la salle. La guichetière eut à peine le temps de l’interpeller que notre homme était déjà entré dans ce lieu historique. Les cuivres venaient d’ouvrir le bal , donnant au groupe de BB l’ampleur d’un big bang de jazz. Si Duke Ellinghton et Count Basie jouèrent le blues avant lui, c’est bien BB qui représentait l’avenir de cette musique. Enfant d’une époque où les vieux jazzmen croisaient les pionniers du nouveau blues, le beau BB avait su s’inspirer de la grandiloquence spectaculaire des jazzmen. Enchainant les poses dramatiques et les grimaces grandiloquentes, BB se prenait pour le Sinatra d’un nouveau swing.

On ne put pourtant dire que le jazz était vraiment représenté ce soir-là , BB s’emmitouflait dans ses cuivres avec la fierté d’un chasseur couvert de ses peaux de bêtes. Le jazz populaire était mort, il savait qu’il était en partie responsable de ce meurtre. D’ailleurs, quand il partait dans ses fameux solos , les cuivres se taisaient. Une époque s’élevait sur les cendres de la civilisation l’ayant précédé, une autre ère s’annonçant à travers ces nouvelles constructions. Des années plus tard, BB King avouera qu’il ne savait pas jouer de riff. Son truc, c’était ces phrases flamboyantes, ce phrasé si particulier laissant chaque note respirer. C’était spectaculaire sans être tapageur, puissant sans être agressif.

BB ne cherchait pas à aligner un maximum de notes , mais à aligner les bonnes notes. En laissant les cuivres jouer le rôle de la guitare rythmique , il illumine les espaces que ses limites de soliste ne peuvent remplir. Quand il sent que son moment est venu, il prolonge l’intensité d’un swing cuivré dans de courtes phrases tranchantes. Ces chorus-là, cette classe sachant mettre en valeur un accord comme un bon écrivain sait glorifier un décor ou un détail essentiel à son histoire, c’est tout ce que ses disciples tenteront de reproduire. C’est donc pour ça que le vieux considérait le rock anglais comme un blasphème !

BB ne tentait pas d’épater la galerie lors de solos interminables, il ne faisait pas de la guitare un instrument à sa gloire. Le King savait exactement quand sa digression avait atteint son apogée, quand il fallait développer et quand il fallait se taire. Cette voix tourmentée par un désespoir virile, ces solos aussi sobres qu’impressionnants, c’était le blues dans ce qu’il avait de plus pur. Cette pureté ouvrit la voie à une nouvelle génération. Cette nouvelle vague ne sera ni meilleure ni moins bonne, elle s’inspirait de ce modèle sans suivre le même chemin. Avec BB King , le blues devint une vieille bécane que chaque musicien pouvait emmener plus loin.

Quand il en arriva à cette conclusion , Albert se réveilla au milieu de son appartement. Face à lui, sa guitare était posée comme s'il ne l’avait jamais touché. Sur son mur, on pouvait désormais lire cette phrase « On constate la robustesse d’un arbre grâce à la profondeur de ses racines ».     

mercredi 13 octobre 2021

RIOT GRRRLS - Partie 1 : "Quand les filles ont pris le pouvoir" (documentaire)

Alors que Mathilde Carton vient de sortir aux excellentes Éditions Le Mot et le Reste un nouvel ouvrage sur les Riot Grrrls*, bouquin dont j'aurais sans doute l'occasion de parler prochainement, un petit retour sur un reportage sur le même thème produit par Arte en 2014 et diffusé sur cette chaîne n'est pas inutile.
"Quand les filles ont pris le pouvoir" est donc un documentaire réalisé par Sonia Gonzalez sur le mouvement Riot Grrrls, mouvement né à la toute fin des années 80 et au début des années 90 à Olympia (État de Washington) petite ville universitaire américaine, située non loin de Seattle et qui a eu une influence importante tant sur un plan politique, social, féministe que culturel et musical.
Le documentaire montre les débuts du mouvement (qu'on a qualifié de façon un peu réductrice de punk féminin), les obstacles qu'il a rencontrés, le rôle joué par les fanzines, le machisme de la scène punk hardcore de l'époque (à de rares exceptions comme Fugazi et d’autres groupes de Washington DC), le courage dont ont dû parfois faire preuve les musiciennes, sans oublier l’aspect délibérément provocateur et le non conformisme du mouvement, l'esprit ouvertement « Do it yourself », le côté « amateur » ouvertement assumé...
A l'époque dans l'univers du punk (au sens large) peu de filles officiaient en tant que groupes.
Raincoats et Slits, formations de la fin des seventies et du début des eighties, n'ayant pas fait énormément d'émules même si certaines chanteuses avaient tiré leur épingle du jeu (Siouxie Sioux et Poly Styrene – de X Ray Spex - notamment).
Et puis les filles ne se retrouvaient pas forcément dans les textes des groupes masculins y compris ceux politisés, elles voulaient écrire des chansons qui parlent de leurs problèmes et de leurs préoccupations avec leurs mots à elles, aborder des thèmes qui ne sont jamais évoqués (viol, inceste, menstruations, violences machistes...).
On retrouve dans ce documentaire pas mal d'images d'archives des plus intéressantes, entrecoupées d'interviews réalisées dans les années 2010, notamment de Kathleen Hanna (Bikini Kill), Allison Wolfe (Bratmobile) et Becca Abbee (Excuse 17), chanteuses de quelques-uns des principaux groupes de l’âge d’or des Riot Grrrls.
Évidemment, dans un format de 52 minutes, impossible d'aborder toutes les problématiques et thématiques d'un mouvement de contre-culture aussi riche.
Ça reste un peu trop scolaire, pédagogique, le ton académique du commentaire est parfois un peu irritant. C'est parfois aussi un peu trop sage. Du Arte « pur jus » pourrait-on dire (heureusement les scènes de concert mettent un peu de piment et de piquant !!).
Mais le tout reste plus qu’intéressant, notamment pour quelqu'un qui ne connaîtrait rien sur le sujet. Et le documentaire cerne bien malgré tout, et c'est là le principal, l'essentiel du mouvement.
Autre petit bémol : il est un peu dommage que le documentaire accrédite la thèse "fumeuse", très à la mode depuis quelques années, d’une possible filiation entre les Riot Grrrls et des artistes comme Beyoncé, les Spice Girls...
Heureusement sans toutefois trop s'attarder ce point ! Ouf !!
Malgré tout un documentaire à voir car l'histoire des Riot Grrrls demeure toujours trop méconnue (et il reste encore beaucoup de choses à faire bouger en 2021 pour la reconnaissance du rock féminin !)

Bikini Kill

PS : Une reconnaissance du mouvement 30 ans après c'est bien, évidemment, et loin de moi l'idée de vouloir laisser les Riot Grrrls dans un underground poussiéreux, mais on se demande où donc étaient à l'époque tous ces gens (médias, universitaires...) qui encensent aujourd'hui ce mouvement musical féministe.
C'est malheureusement typique des "spécialistes" de la culture qui sont complètement passés à côté d'un mouvement (qu'ils ont parfois même violemment dénigré et c’est le cas pour les Riot Grrrls) et qui essaient, depuis quelques années, tant bien que mal de rattraper le coup !
A l’époque, pour refuser toute récupération et toute déformation de leurs idées les Riot Grrrls avaient décidé, dans leur large majorité, de boycotter tout média mainstream et ont fait preuve d’une solide intégrité, pas toujours facile à gérer.
Et de ce point de vue-là le documentaire de Sonia Gonzalez a le mérite de rappeler quelques principes originels de base du mouvement.
Bikini Kill s'est reformé en 2019 et à chacun de leur concert les billets s'arrachent à une vitesse folle... D’une certaine manière on peut dire que les Riot Grrrls ont gagné leur pari. Être crédibles en tant que groupes de rock féministes engagés.
(Le documentaire chroniqué est disponible sur YouTube)

Ci dessous vous trouverez le lien d'une interview de la réalisatrice - je précise que je ne partage pas tous les points de vue de Sonia Gonzalez - mais elle a le mérite de bien montrer le rôle qu'ont eu les Riot Grrrls.
https://thefifthsense.i-d.co/fr/article/de-beyonce-aux-spice-girls-ce-que-la-pop-doit-aux-riot-grrrl/

Signalons également pour ceux intéressés par le mouvement Riot Grrrls le très bon bouquin de Manon Labry "Riot Grrrls : chronique d'une révolution punk féministe", (éditions La découverte) pas forcément toujours très objectif mais néanmoins incontournable et un style qui fait mouche. Et cet essai est parfaitement complémentaire du livre de Mathilde Carton.

* Mathilde Carton : "Riot Grrrl Revolution style" (éditions Le mot et le reste )


(A suivre...)


mardi 12 octobre 2021

Nouvelle rock : au delà du blues partie 1

 


Nous sommes en 1969 à Chicago. Comme chaque matin depuis des années , Albert se promène paisiblement dans les rues. Il faut voir ces sentiers, quand le soleil orangé commence à rayonner timidement à l’horizon. Le vice se levant rarement tôt, les rues chaudes ont des airs de ruelles paisibles. Albert aime ces moments, lorsque les imbéciles peuplant les trottoirs semblent enfin avoir été massacrés. Pour lui, la grandeur d’un homme se résumait à ce qu’il avait écouté, aux films qu’il avait vu, aux livres qu’il avait lu. Force est de constater que cette mentalité condamne à la solitude, la pluparts des hommes modernes ne s’adonnant à la découverte d’une œuvre que lorsqu’un ennui mortel les y pousse. La masse a toujours préféré le récréatif, les jeux télé et les feuilletons au charme austère de la véritable culture.

Etre sérieux, pour la plupart des gens, c’est se tuer aux tâches les plus pénibles dans le seul but de partir en vacances l’été. Aliéné par cette religion du salariat, monsieur moyen est le plus souvent cupide, mesquin, et vicieux. Cette vision, aussi sombre soit elle, a le mérite d’expliquer comment un homme peut se retrouver seul dans la rue à 6 heures du matin. A une telle heure, un seul bar était ouvert et Albert y avait ses habitudes. Le taulier est un de ces vieux briscards donnant l’impression d’avoir servi les premiers pionniers. A chaque fois qu’Albert venait le saluer, le vieux courrait dans son arrière-boutique. Il en ressortait avec une relique des temps glorieux, l’époussetait avec soins, avant de la placer délicatement sur son vieux phonogramme. Il se mettait alors à se tortiller dans tous les sens, mimant le guitariste en chantant ses « poumpoupoum poupoumpoupoum ! ».

C’était ça le blues pour Albert , ce poupoum à la monotonie rassurante, ce motif immuable dont on pouvait juste accélérer ou ralentir le rythme. Quand un jour , par mégarde , il vint plus tôt que prévu , il dut esquiver un poste de radio qui s’écrasa quelques mètres plus loin. « Ces connards d’angliches vont tout foutre en l’air ! ». Ceux que le vieux insultait ainsi, c’était les Beatles et autres gloires britanniques. Le groupe de John Lennon avait conquis l’Amérique quelques années plus tôt, incitant les radios à diffuser en boucle les tubes du duo Lennon / McCartney. Ce jour-là , Albert n’osa pas avouer son admiration pour les albums Sergent pepper , Revolver et Rubber soul , une sainte trinité élevant la pop au niveau des musiques plus « sérieuses ». Le vieux était une des rares personnes qu’il regardait avec un respect mêlé d’affection, il tenait à cette oasis d’authenticité dans un monde de plus en plus superficiel.

Ajourd’hui , tout est calme , presque trop. Au lieu de l’accueillir en fanfare , le vieux se positionna solennellement devant son comptoir. Une guitare y était posée, son propriétaire l’admirant avec la tendresse d’un père regardant son fils venant de naitre. Quand l’ancêtre remarqua enfin l’arrivée de son ami, il lui fit signe de s’assoir.

- Tu sais qui jouait de cette guitare ?

- Si j’en juge par la plaque de poussière incrustée dans le bois , il devait pas être jeune.

Le vieux se mit alors à faire ce que la plupart de ses semblables font pour retrouver un peu de joie : il raconta son passé.

« J’étais jeune en ce temps là… Jeune et con ! Mais aujourd’hui je crois que j’abandonnerais volontiers mon intelligence pour retrouver ma jeunesse. Bref ! J’avais encore un peu trop bu et je titubais sur la route. Arrivé à un carrefour, je vis un type tendre une guitare à Robert. A l’époque, Robert était considéré comme le crétin du village, un mec qui se prenait pour Wes Montgomery sans savoir enchainer trois accords correctement. Toujours est-il que, après lui avoir offert la gratte, l’autre type s’est volatilisé. J’ai alors cru que le whisky m’avait donné des visions, jusqu’à ce que Robert s’approche avec le mystérieux instrument. Je lui demandai alors qui était son mystérieux bienfaiteur. Robert avait l’air d’avoir croisé un fantôme, il tremblait encore et une sueur que l’on devinait froide coulait sur sa nuque. Il me répondit alors, sur un ton qui ne laissait aucun doute sur sa sincérité « c’était le diable ». Tu sais, jusqu’à ce soir-là je ne croyais pas trop à ces superstitions, j’ai toujours vu la religion comme une béquille dont les faibles ont besoin pour faire face à l’existence. Robet m’aida ensuite à me déplacer jusqu’à ce que Jim Morrison appelait « le prochain bar à whisky », le seul ou je n’ai pas bu une goutte. Rober m’a installé, s'est posté sur scène avec sa mystérieuse guitare, et je m’apprêtais à commander de quoi supporter ce massacre. »

A ce moment de son récit, le vieux se mit à trembler comme une feuille, sa tête était haute comme celle d’un prédicateur possédé par ses formules prophétiques, une larme coulait discrètement sur sa joue creusée par le temps.  

« Bon dieu si tu avais entendu Robert ce soir-là ! La régularité de ses accords, ce son grave comme l’écho d’une caverne, cette voix semblant porter toute la sagesse et tous les tourments de l’humanité. Le petit Robert devint l’immense Robert Johnson ! Le roi des chanteurs de delta blues ! »

Après cette révélation, Albert fut pris de la même fièvre que son hôte, mais il n’osa pas interrompre un tel récit.

« A partir de ce jour, Robert et moi sommes devenus inséparables. On a parcouru la route pendant des mois , il jouait dans des rades pourris et on crevait de faim.  Et puis , enfin , un type en costard lui fit signer son premier contrat. Alors il se mit à enregistrer comme un fou , vingt-neuf titres furent mis en boite en quelques jours. Je suis sûr que, malgré le fait qu’il était toujours tiré à quatre épingles , mon pote sentait qu’il était proche de l’abime. A l’époque, on buvait un alcool de contrebande, une merde toxique que s’envoyait la plupart des prolos pauvres. Un jour, Robert en but une de trop, depuis ce jour je ne bois plus une goutte d’alcool. Je me suis installé ici, j’ai ouvert mon bar avec du pognon gagné  dans quelques petits boulots, j’ai vécu des jours paisibles mais tristement mornes.  Aujourd’hui, je sens qu’il est temps de léguer mon seul trésor, à mon âge je ne pourrais plus le conserver très longtemps.

Prend cette guitare, je vais fermer mon bar et partir finir mes jours dans un patelin plus sûr. Après une accolade virile , Albert partit rapidement pour éviter de montrer son émotion. La dernière phrase que lui lança son vieil ami allait longtemps tourner dans sa tête.

« SI jamais tu utilises mon cadeau, sache juste que ce qu’il va te révéler ne te plaira pas forcément. »              

lundi 11 octobre 2021

John McLaughlin : Devotion

 


La foule déchaînée attend son héros avec impatience, crie sa dévotion avec la ferveur d’un bouddhiste enchainant les « OOOOOOM ! » fervents. Dans le public on renseigne les curieux qui ne connaissent pas le nouveaux roi de la guitare rock. L’homme qui s’apprêta à jouer ce soir là vient d’effrayer Dieu ! Le pauvre Eric Clapton se mit à sangloter lorsqu’il entendit l’enfant voodoo pour la première fois. Depuis, Hendrix est devenu le nouveau nom de la guitare électrique, celui dont la virtuosité spectaculaire annonçait l’arrivée des hard rockers. Dans la foule réunie ce soir-là , Miles Davis attendait le nouveau prodige avec autant d’impatience que de curiosité. Depuis l’album Miles in the sky , le trompettiste faisait ce que la plupart des jazzmen refusait ,  il draguait le public rock.

Sa femme de l’époque lui avait fait découvrir le groove funky de Sly Stone et la puissance psychédélique du premier album d’Hendrix. Fasciné par ce nouvel univers, Miles confirmait son virage rock sur Fille de Kilimanjaro , mais la prestation qu’il vit ce soir fut le déclencheur d’un virage plus radical. L’auteur de Purple haze fut au sommet de son mojo hypnotique.  Ses gesticulations n’étaient pas de simples effets de manche, mais bien la transe d’un génie possédé par sa musique. Rien n’était calculé chez ce virtuose, son jeu déployait une magie qui semblait lui échapper. Certains soirs , sa transe mystique se dégonflait comme un soufflé mal cuit, ses tourments le laissaient perdu au milieu d’une musique qu’il ne reconnaissait plus.  Heureusement, devant Miles Davis , Hendrix déploya son blues acide avec une spontanéité impressionnante.

Après cette épique performance, le nouveau dieu du rock et le roi du jazz se rencontrèrent pour la première fois. Honoré par cette visite, le héros de la soirée déclara qu’il adorait Kind of blue, qu’il avait forgé une partie de son jeu en reproduisant les chorus du grand Miles à la guitare. Cette affirmation confirme que le rock et le jazz étaient, sont et resteront des musiques faites pour fusionner. Les deux hommes se quittèrent en promettant de se retrouver pour enregistrer un album ensemble.  La promesse ne fut malheureusement jamais tenue, mais Miles sortit de cette soirée avec un objectif : former le plus grand groupe de rock de tous les temps. Pour accomplir ce projet, il lui fallait un guitar hero.

Il le trouva alors en la personne de John McLaughlin, jeune virtuose dont le toucher doit beaucoup à son père spirituel Hendrix. Dans le studio, Miles enregistre comme il a toujours enregistré, les bandes tournant pendant que le nouvel orchestre improvise son jazz en fusion. Remplissant son rôle à la perfection, McLaughlin offre à l’auditeur sa dose de riffs acides, Miles hausse le ton pour dompter ses torrents électriques, le rock et le jazz accouchent d’un majestueux groove mutant. Pour accentuer l’intensité hypnotique de cette fusion, Teo Macero dessine de nouveaux décors à partir des parties enregistrées par l’orchestre. Bitches brew fut l’album qui permit à Miles de vampiriser la vitalité du rock. En flirtant avec ce courant haï par la plupart de ses contemporains, il dessine une alternative aux expérimentations absconses du free jazz. Selon l’histoire officielle, Bitches brew permit au jazz et au rock de se nourrir tels deux vases communicants. Ce que l’on sait moins, c’est que le jazz fusion fut expérimenté quelques mois plus tôt par John McLaughlin. 

Nous étions alors en 1969, le guitariste s’était entiché d’un gourou le menant sur le chemin pernicieux des délires sous acides, et il venait de signer un contrat d’enregistrement en Amérique. De ce contrat naitront deux albums, dont ce merveilleux Devotion. A la batterie, John McLaughlin a récupéré un Buddy Miles au sommet de son art. Avec Mike Bloomfield , l’imposant percussionniste vient d’enregistrer A long time comin, un album où le jazz colorait le swing d’un blues groovy à souhait. Sur Devotion, sa frappe pachydermique accentue l’intensité d’improvisations s’épanouissant telles d’intenses méditations transcendantales. Devotion ressemble d’ailleurs à une version rock de Meditation , qui fit partie des derniers chefs-d’œuvre de John Coltrane.

La guitare suit des chemins aussi tortueux que ceux empruntés naguère par le saxophoniste, les instrumentaux explosifs déclenchent de puissants échos. Entre les distorsions de la guitare et une rythmique menaçante et hypnotique, l’esprit de l’auditeur est plongé dans un bain méditatif. Les solos déchainés de John forment alors des décors surréalistes, la pression entretenue par ce hard jazz le fait décoller vers des nirvana vertigineux. Si Bitches brew représente la revanche du jazz sur un rock sur le point de le tuer, Devotion montre un rock se hissant sur les mêmes sommets artistiques que son rival cuivré.

L’auteur de Devotion ne vit malheureusement pas les choses ainsi. Déçu par le travail de son producteur, John fit tout pour faire oublier cet album. Il réussit si bien que Devotion ne sera jamais réédité, ce qui en fait un album culte.          

dimanche 10 octobre 2021

John Coltrane : Interstellar space + épilogue

 


La foule du Philarmonique Hall attend ses héros avec un mélange d’excitation et d’angoisse. Excitation d’abord de voir Coleman Hawkins, Sonny Rollins et quelques autres légendes éternellement liées au jazz le plus classieux. L’angoisse vient bien sûr de John Coltrane, dont le public redoute les délires avant gardistes. Le free n’a jamais été totalement accepté, le fait que Coltrane s’y soit converti ne faisant que renforcer la controverse. Interrogé sur le sujet, Miles Davis affirme que le mouvement ne « correspond pas à ce que les gens veulent entendre ». Pour lui, cet avant-gardisme dissonant marque « la fin du jazz populaire ». Thelonious Monk tint des propos similaires, prouvant ainsi que le jazz s’est scindé en deux camps irréconciliables, les traditionalistes et les avant gardistes.

Ce soir-là à New York,Trane monte sur scène en compagnie des frères Ayler. Poussé par la formidable intensité d’Albert, il déploie un jeu abstrait qui met à l’épreuve les nerfs du public. Quelques jours plus tard, voyant bien que le saxophoniste n’est pas prêt d’abandonner la voie du free, Tyner et Jones décident de tracer leur propre route. Ce départ ne fit qu’accentuer le virage initié sur "Transition", le batteur Rashied Ali et la pianiste Alice Coltrane comprenant mieux la radicalité de Trane. Poussant sa logique expérimentale à son paroxysme, Coltrane organise des sessions d’enregistrement en duo avec Ali.

Quand le batteur demande quelle tonalité doivent prendre les morceaux, son chef de file se contente de lui répondre « c’est tout ce que tu veux que ça soit ». A chaque introduction, le saxophoniste fait teinter des grelots, installant sa fameuse ambiance mystique. Il montre ensuite la voie à son batteur via un premier chorus. Son jeu n’a jamais été aussi saccadé et expérimental qu’ici, comme si il voulait que son batteur interprète librement ses enchainements abstraits. Véritable maître de cette nouvelle galaxie, Ali pousse alors le saxophoniste vers des textures plus ou moins rugueuses, fait monter et descendre la pression au rythme de ses percussions. En réduisant son orchestre au minimum vital, Coltrane réussit à rendre lisible ses plus folles expérimentations. L’auditeur peut alors suivre ses zigzags entre les percussions, vibrer grâce au son de textures lyriques, déchirantes ou intensément mystiques.

"Interstellar space" n’est pas un aboutissement, les interventions parfois hésitantes d’Ali annoncent une voie que les musiciens n’auront malheureusement pas le temps d’approfondir. Cet album est toutefois un remarquable laboratoire du swing, un monde musical unique. Rejeté par le grand public, Coltrane lui annonçait ici qu’il ne pouvait plus revenir en arrière.   

Après ce tour de force, Coltrane produisit "Expression", un album lumineux où le lyrisme de son saxophone s’exprime pour la dernière fois. Quelques jours après l’enregistrement de cet ultime chef d’œuvre, Trane est pris d’une violente douleur à l’estomac. Après avoir effectué une biopsie, les médecins lui annoncent que, si il n’est pas opéré rapidement, Coltrane est condamné. Jugeant que les chances de réussite de l’opération sont trop faibles, le musicien décide de ne pas se soigner. A peine deux mois plus tard, en 1967, il décède d’une infection au foie.  

Lors de son enterrement, Albert Ayler et Ornette Coleman jouent un vibrant requiem. Ces gémissements cuivrés représentent leurs promesses de poursuivre les expérimentations qu’il a initiées. L’œuvre de Coltrane ne mourra jamais, elle se perpétuera à travers les chorus torturés de ses nombreux fils spirituels.