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dimanche 18 octobre 2020

Miles Davis 5

 


Someday my prince will come est souvent considéré comme un disque anecdotique dans la carrière de Miles. Hank Mobley vient d’intégrer le groupe , et son leader ne cesse de fuir une formation qui ne l’inspire pas. Le procédé d’enregistrement de l’album témoigne d’ailleurs du peu d’intérêt que Miles prête à ce nouveau groupe. En studio , ses musiciens enregistrent seuls leurs parties , juste guidés par les partitions que le trompettiste leur a préparés. Une fois ce matériel mis en boite, Miles profite de la visite de Coltrane pour enregistrer quelques interventions, qu’il insère en post production.

Le résultat montre un Miles se réfugiant dans les bras du bebop , qu’il avait délaissé après la sortie de Milestone. De cette manière, notre trompettiste ne pouvait sortir un disque réellement mauvais. Le bebop est au jazz ce que le blues est au rock, un sanctuaire dans lequel tout groupe peut venir se régénérer. En renouant avec ses ainés, Miles retrouve l’essence du swing , il redevient le gamin saluant le feeling Lesterien à chacun de ses chorus.

Le fantôme du president du jazz est d’ailleurs bien présent sur le chorus langoureux de « someday my prince will come ». La trompette est un paon qui fait la roue, les couleurs flamboyantes de ses envolées nous transporte dans une transe contemplative. Le titre s’insère dans une longue suite de réadaptation jazzy de classiques des studio Disney ,  mais l’entreprise de Mickey n’a jamais autant swingué que sur ce titre. On devrait d’ailleurs réadapter blanche neige et les sept nains pour l’occasion. Pour sublimer cette mélodie, Billie Holiday prendrait le rôle de blanche neige, et serait soutenue par un big band de nains noirs.  On appellerait ça « marron café et ses sept pygmées » , et le swing remplacerait la tristesse catho cucul de ces contes yankees.

De retour sur les terres du bop , Jimmy Cobb se lâche comme il ne l’a plus fait depuis Newport. Ses rythmes ont le souffle d’une locomotive ayant atteint sa vitesse de croisière, il est le charbon faisant tourner la bête swinguant. Le petit solo qu’il place au milieu de l’album permet de rappeler que John Bonham n’a pas inventé le solo de batterie.

Oui , someday my prince will come est un disque où Miles revient pour la première fois en arrière. Sa trompette timide valse une dernière fois avec le saxophone lumineux de Coltrane, aujourd’hui ce sont eux les géants du jazz moderne.

Après la sortie de « one day my prince will come », Miles part effectuer deux concerts au Blackhawk de San Francisco. Dans le véhicule le conduisant au concert, il maudit un événement qu’il voit comme une obligation. Hank Mobley ne l’inspire pas, son jeu parait bien trop scolaire à côté des deux colosses du saxophones qui l’accompagnaient jadis. Passer du duo Adderley / Coltrane à Hank Mobley, c’est comme passer de la couleur au noir et blanc , de l’électricité à l’éclairage à la bougie. Ce n’était pas totalement la faute de Hank Mobley , qui a d’ailleurs enregistré l’excellent soul station quelques mois plus tôt. A côté du duo l’ayant précédé , même Charlie Parker , Lester Young , Coleman Hawkins , et n’importe quel jazz giant passerait pour un nain.

En plus de ça, les articulations de Miles le font souffrir, comme si son corps lui-même ne supportait pas l’impasse dans laquelle il se trouve. Mais Columbia souhaite enregistrer un album live lors de ces prestations, pour en publier une partie. Miles a alors demandé à être prévenu lorsque les micros enregistraient. Arrivé sur scène, il est vite agacé par la place que prend le matériel d’enregistrement, et par les va-et-vient des ingénieurs du son. Il a l’impression d’être devenu une manufacture du swing , un ouvrier produisant son art sur commande. La musique est une communion, et il est difficile de communier au milieu de ces machines manipulées par des salariés courant dans tous les sens.

Sur les premiers titres, Miles est flamboyant, il sait que l’enregistreur tourne et il veut soigner sa légende. Et puis, quand son contrôleur métallique s’endort, il réduit ses interventions au minimum. Le public montre alors sa frustration, ce n’est pas le musicien qu’on lui a promis. Pour eux, Miles est un musicien exigeant, dirigeant ses musiciens d’une main de fer, et faisant décoller sa trompette majestueuse dans de grands chorus mystiques. Et voilà que le génie du bop limitait ses coups d’éclat, livrait son swing avec une avarice de comptable. Leur déception aurait été moins grande si, comme à Newport, cette discrétion avait été imposée par le coup d’éclat d’un de ses saxophonistes. Mais , comme dit plus haut , Mobley n’est pas Coltrane , et il n’a pas encore assez d’assurance pour prendre les choses en main.

Résultat , quand Miles se tait ou quitte la scène , c’est la rythmique qui assure l’intérim. Conduite par l’irréprochable Jimmy Cobb , elle sublime ses tempos délicieusement monotones , qui lui confère une souplesse impressionnante. Si son leader déteste ses rythmes routiniers, cette virtuosité scolaire, elle parvient presque à lui voler la vedette lors de ses interventions peu enthousiastes. Il faut entendre cette rythmique lutter avec la trompette du maestro sur « walkin » , comme deux félins luttant dans la grande jungle bebop. Si le jazz , comme toute musique digne de ce nom , est surtout une question de rythme , alors ce groupe mal aimé a permis à Miles d’effectuer un grand concert.

Le trompettiste aurait d’ailleurs dû savoir que, lors d’un enregistrement live, les micros ne sont jamais réellement coupés. Columbia gardera ainsi les bandes de ces deux concerts dans ses tiroirs pendant des années, avant de ressortir les prestations intégrales en 2003. La maison de disque réhabilite ainsi un groupe honteusement décrié par son leader.

Miles Davis a surtout besoin de changer d’air, et c’est encore Bill Evans qui va lui permettre de trouver un second souffle. Celui qui a arrangé les partitions de sketches of spain l’attend à New York , où Miles doit effectuer un concert au Carnegie Hall. Le compositeur lui a préparé un orchestre d’une dizaine de musiciens, qui vont se joindre à son big band lors d’un concert mythique . Comme il le dit dans son autobiographie , Miles considère cet événement comme « un grand moment de musique » , et calme son stress en s’hydratant au bourbon. Après quelques minutes d’attente, Bill Evans l’annonce enfin, et Miles est transporté dès les premières notes de « so what ».

Ce n’est pas pour rien que Bill Evans a travaillé sur Sketches of Spain , ses instrumentaux forment une cathédrale dans laquelle la trompette mystique de Miles a des allures de chant sacré. La rythmique crépite comme un brasier ardent, poussant ainsi Miles et Hank Mobley à se dépasser. Contre toute attente, Hank renoue avec les éclats majestueux de soul station , ses chorus lumineux sans être bavards instaurent un dialogue envoutant avec l’orchestre de Bill Evans.

Dans ce bain de jouvence, la trompette de Miles frétille comme un poisson sauvage dans un océan symphonique. Alors que la formation atteint des sommets nirvanesques , un groupe de militant politique vient briser son harmonie sacrée. Ces gougnafiers n’hésitent pas à monter sur scène avec leur pancarte dénonçant le « colonialisme » de la fondation d’aide à l’Afrique. Une partie des bénéfices de cette soirée devait en effet être reversée à la fondation. Intéressé par ces luttes, Miles n’aurait pas forcément désapprouvé le combat de ces militants, mais il est furieux de les voir agir au milieu de son concert. La musique est plus importante que la politique, et il serait temps que l’on s’en rende compte.

Il faudra toute la diplomation d’un Bill Evans pour convaincre Miles de remonter sur une scène débarrassée de ces activistes irrespectueux. Une fois revenu, le trompettiste met toute sa rage dans un Oleo sanguinaire , avant de faire du concierto de aranjuez le requiem majestueux d’un concert historique.

Avec ce concert au Carnegie Hall , Miles renoue avec la splendeur de ses grands disques orchestraux. On pouvait alors penser que sa voie se trouvait dans ces arrangements orchestraux, que l’auteur de « kind of blue » allait devenir une sorte de Mozart du jazz, le défenseur d’une « musique classique noire ». Ces conclusions sont encore un peu hâtives , d’autant que nous ne sommes encore qu’au début de notre récit.

Quelques mois seulement après la sortie du live au Carnegie Hall , Miles va détruire son image de « maestro du jazz ». Il fallait un ratage du calibre de « quiet night » pour tourner la page. Gill Evans pensait pourtant avoir préparé une nouvelle fresque hispanique, sur laquelle son musicien préféré pourra déverser ses torrents de notes somptueuses.

Mais le trompettiste a déjà la tête ailleurs, et quand Gill Evans lui présente sa symphonie chaleureuse sur fond de rythmes bossa nova, son ami ne cache pas sa lassitude. Il ne voulait pas se laisser enfermer dans ce lyrisme de matador, mais il n’avait pas encore trouvé sa nouvelle voie. Il accepte donc de travailler sur ces compositions , et lâche l’affaire après avoir gravé une vingtaine de minutes de musique bancale.

Son label refuse d’attendre que son poulain capricieux daigne retourner en studio, et décide de combler les trous lui-même. Il récupère donc des restes de sessions précédentes , et parvient ainsi à obtenir trente minutes de musique. Quiet night est donc le résultat d’un mélange entre des sessions avortées, et des titres jugés trop faibles pour paraitre sur d’autres albums. Lorsqu’il apprend la sortie du disque, Miles est furieux. Sortir un tel album , c’est comme si l’éditeur de Louis Ferdinand Céline avait compilé des brouillons de ses plus grands livres , avant de présenter ça comme un nouveau chef d’œuvre.

 Une œuvre se juge dans son ensemble et, privée de ligne directrice, quiet night est le premier échec majeur d’une carrière qui n’en contenait aucun.    

   

 

      

 

Miles Davis4



«  Je n’ai pas appelé Adderley et Cotrane pour Porgy and Bess , ils auraient écrasé les autres saxophonistes. Pour de la musique de bonne femme, j’ai préféré prendre des musiciens jouant de la musique de bonne femme.                                 

L’avis de Miles sur Porgy and Bess pourrait en rebuter quelques uns , mais cette amertume n’est pas seulement liée à sa musique. En 1959, quand Porgy and Bess sort, les critiques ne parlent que d’Ornette Coleman. En se libérant de toute structure , le musicien a inventé le jazz libre , qui sera ensuite propulsé vers d’autres cieux par Sun Ra et Herbie Hancock. Miles trouve les expérimentations de Coleman bavardes, son absence de structure l’oblige à multiplier les notes , le génie de l’époque a l’air de se débattre dans son fouillis sonore. Sa musique, Miles la veut sobre, chaque note doit être placée au bon endroit, et les silences sont les espaces permettant aux mélodies de respirer.

Il est donc impensable que celui qui fit ses classes auprès des grands du bop suive la voie du free. Le voilà donc déjà marginalisé dans son propre milieu. Le jazz n’a jamais été aussi populaire que le rock, qui pousse ses premiers cris grâce à Chuck Berry Little Richard et Elvis , et voilà que même son jazz mélodieux se marginalise.

Alors Miles va faire la seule chose que son intégrité artistique lui permet, suivre le chemin tracé sur Milestone. Arrangé par un compositeur de musique classique, ce qui était un opéra à succès devient ainsi une symphonie jazz.

Tout est démesurément beau sur Porgy and Bess , dont l’ouverture rappelle les décors grandioses des plus grands péplums. C’est un swing monumental qui s’échappe de ces compositions classiques jazz, chaque titre est un imposant sanctuaire cuivré. Ces arrangements orchestraux construisent des pyramides face auxquelles on ne peut que se prosterner, ils donnent une beauté solennelle au feeling Milesien.  

Même la ballade « summertime » , bluette la plus populaire de l’opéra de Gershwin , a des airs de mélodies célestes. On dépasse ici le cadre de la musique dite populaire, et la section de cuivres n’est pas étrangère à cette patine lumineuse. Elle donne au disque des airs de monument intemporel. Miles considérait ces cuivres comme une simple bande de larbins de studio , sans inventivité , et tout juste bons à reproduire des partitions. C’est pourtant leur rigueur qui offre le carcan sacré dans lequel son swing s’épanouit. Cette section a la force d’une charge de cavalerie, le lyrisme des clairons annonçant aux habitants d’un fort assiégé qu’il faudra défendre chèrement sa peau.

A l’heure où le jazz se dépouille de tous ses plans, Porgy and Bess est l’anti free jazz ultime, le disque qui écrase les prétentieux sans structure sous sa classe symphonique. Comme si le public avait voulu récompenser l’intégrité artistique de son auteur, Porgy and Bess devient vite le disque le plus vendu de Miles Davis. Il sonne comme un dernier coup d’éclat alors que le ciel commence à s’obscurcir.

Alors qu’il prépare le successeur de Porgy and Bess , l’événement tant redouté finit par arriver. Miles aurait bien repoussé l’échéance, mais cette séparation était inévitable après le triomphe de Newport.

Coltrane s’approchait donc de lui l’air gêné , et Miles comprit à son regard qu’il souhaitait partir.

-          Tu veux quitter mon sextet ?

-          Oui Professeur (depuis son arrivée dans son orchestre , Coltrane appelait toujours Miles ainsi). Je sais ce que je vous dois mais je sens que mon heure est venue.

-          Tu m’étonnes ! Après ton exploit à Newport il est normal que tu veuilles diriger ton propre groupe…. Je connais un type, Harold Lovett , il devrait te faire décoller rapidement. Mais j’ai encore besoin de toi sur le prochain album. Promets moi juste que tu viendras en studio entre deux concerts.

Cette solution mettait Miles dans la situation de la mère qui paie les études de son fils pour le maintenir un peu plus avec elle. Il ne faisait que repousser le problème en offrant à son saxophoniste un  manager capable de lui trouver des concerts réguliers. Qu’importe, kind of blue sera de nouveau enregistré avec la meilleure formation qu’il ait eue. Cannonball avait lui aussi envie de tracer sa propre route, mais ce ne fut pas difficile de le convaincre de rester un peu. Le meilleur groupe du monde reçoit ainsi les partitions qui vont mener à Kind of blue.

Le trompettiste voulait reproduire les sonorités gospels entendues dans les églises de l’Arkansas. Mais Miles ne travaille pas comme un chef donnant ses plans à son orchestre, ce serait gâcher les talents de ses musiciens. Les grilles que chacun d’eux reçoit ressemblent à une série de point , qui pourrait représenter des choses différentes selon la façon de les relier.

Et , forcément , l’interprétation de son groupe s’éloigne rapidement des sonorités gospel qu’il a imaginé. Coltrane n’a peut-être jamais aussi bien joué qu’ici, ses chorus lumineux irradient d’une lumière bienfaisante. Bill Evans effectue sa dernière prestation avec cette formation , et ses influences européennes permettent à ses notes de relier le jazz au génie des grands compositeurs occidentaux. Les notes discrètes de son piano sont un coussin de rêves, sur lequel les cuivres s’étirent avec la grâce nonchalante d’un vieux chat. Véritable boléro jazz , ce tableau accentue ses formes grâce à une basse soulignant les tempos discrets de Jimmy Cobb. Celui-ci ne sous-entend plus la cadence à suivre, il la chuchote, comme si un battement trop appuyé risquait de briser le souffle harmonieux des cuivres.

Avec kind of blue , Miles Davis a trouvé une nouvelle perfection en ratant l’objectif qu’il s’était fixé. Peu importe si ces mélodies n’évoquent pas les églises de l’Arkansas , c’est Dieu lui-même qui se présente à travers cette grâce mystique. Kind of blue est un paradis lumineux , un sommet harmonieux dont on a du mal à redescendre.

Après l’enregistrement de ce monument , Miles voit l’année 1959 comme la fin d’un cycle. En 10 ans, il a imposé son nom au côté des géants du bop , avant d’ouvrir la porte du jazz modal. Sa grandeur, il la devait en grande partie au duo Coltrane/ Aderley , tandem aussi brillant sur les improvisations hard bop de cookin , relaxin , steamin , workin , que sur les mélodies célestes de kind of blue.

Mais Aderley a lui aussi remis sa démission, pour récolter les fruits d’une gloire largement méritée. Trane semble encore prêt à venir en aide à son « professeur », mais il ne pourra retenir longtemps celui qui vient de sortir « blue train ». Pour Miles, ce disque était une caricature de ce que Trane fit avec lui, un bouillon déstructuré tapinant sur le trottoir du free. Si il avait perdu son plus grand groupe , Trane semblait perdre une partie de sa finesse.

Un peu dégouté par les événements , Miles a pris un peu de recul , profitant de cette période compliquée pour vivre une vie de couple plus tranquille. La musique revient rapidement vers lui lorsqu’il rend visite à Joe Mondrago , son ami bassiste de studio.

A peine entré chez lui, son hôte se rue sur son tourne disque, où un vinyle semblait attendre son arrivée. 

« Miles écoute ça ! Tu peux le faire ! »

Commence alors une symphonie chaude comme le soleil de Cordoue, glorieuse comme les troupes libérant sa cathédrale de l’emprise musulmane. Cette musique a une mélodie si forte, qu’elle tourne dans l’esprit de Miles , comme un mantra l’incitant à retourner en studio. Il rejoint donc Gill Evans , qui travaille justement sur une série de musique ethnique , que Columbia aimerait sortir rapidement. Les projets des deux hommes donnent ainsi naissance à Sketches of spain, disque qui renoue avec la grandeur théâtrale de Porgy and Bess.

Sketches of Spain flirte lui aussi avec le kitch, sans jamais s’y vautrer. La musique retrouve ici sa grandeur sacrée. Sketches of Spain n’est pas un disque que l’on écoute distraitement en faisant le ménage, la richesse de ses harmonies impose à l’auditeur une concentration totale. Rien que ce concierto de Aranjez a le lyrisme hispanique qu’Ennio Morricone ne fera que caricaturer. Pourquoi Sergio Leone n’a-t-il pas cherché ici la musique capable de rythmer ses opéras western ? Imaginez l’allure que ces fresques musicales auraient donnée à ses duels dramatiques. On parlait à l’instant de Cordoue, mais les symphonies de sketches of spain sont elles aussi de véritables cathédrales.

La trompette de Miles est un serpent lumineux, dont les reflets dorés ondulent gracieusement entre les instrumentaux éblouissants. Plus guerrier, Saeta est le swing qui aurait donné aux héros anarchistes la force de repousser la racaille franquiste. Comme Hemingway dans « le soleil se lève aussi » , Miles écrit une des plus belles déclaration d’amour au lyrisme espagnol. Ce disque a la gravité et la puissance de certains récits de corridas. Miles entre dans son orchestre comme l’homme entrant dans l’arène, lieu sacré où l’homme et la bête luttent pour leur survie. Puis la dernière note s’éteint, comme le pouls du pauvre taureau blessé à mort. Et, quand le dernier écho se tait, l’auditeur est comme la femme jetant sa rose au courageux vainqueur.

Il fallait bien une telle symphonie pour faire le deuil d’un passé aussi glorieux que celui de Miles.           

 

lundi 12 octobre 2020

Miles Davis 3




Milestone sort peu de temps après workin with the Miles Davis quintet , et annonce l’entrée de son auteur dans le Jazz modal. Sans entrer dans les détails de cette sous-catégorie au nom pompeux, revenons quelques jours en arrière. Nous sommes à New York, et Miles assiste à un spectacle de danse guinéenne où joue son amie France Taylord. Il est d’abord frappé par l’énergie des danseurs, qui virevoltent comme des feux de bengale autour d’un rythme ardent. Puis il écoute ce rythme, procession tribale qui n’en finit plus de swinguer.

Ces percussions forment une hydre , le tempo change de visage comme le serpent mythologique change de tête. Les rythmes neufs poussent soudainement sur cette bête polycéphale, chacun de ses nouveaux faciès tuant brutalement le précédent. Il fallait bien ces brusques changements rythmiques pour suivre les figures virevoltantes de ces danseurs athlétiques. On a d’ailleurs l’impression qu’un fils invisible relie les pieds de ceux-ci aux bras des puissants batteurs, chaque détonation célébrant leur retour sur le plancher des vaches.

Les saccadentes rythmiques sont comme un écureuil sautant de branche en branche, la souplesse admirable de ces battements ne peut que se mélanger au swing jazzy. Avant d’être un musicien, Miles est une véritable éponge, il digère assez vite ses découvertes, pour les intégrer à son œuvre. Tout comme les grands du Milton ont initié sa période bop , la danse guinéenne le pousse dans les bras d’un jazz plus élitiste.

Dès que Miles change d’inspiration, il se rapproche de nouveaux musiciens. C’est ainsi qu’il participe à l’album « somethin else » , le chef d’œuvre de Canonball Aderley. Le duo trouve rapidement une nouvelle symbiose. Cannonball Aderley se fait appeler « le nouveau Charlie Parker » , tant son jeu virevoltant semble ressusciter la virtuosité aérienne de celui que l’on surnommait Bird. Aderley est toutefois plus bavard et percutant que son glorieux ainé, tout en sachant se fondre dans l’harmonie. Miles a trouvé l’homme capable de mettre en valeur son nouveau son, un saxophoniste bluesy et mesuré qui peut partir dans des envolées lumineuses.

Il intègre rapidement Aderley à son quintet devenue sextet, et le duo touche au sublime sur le morceau titre de l’album qu’ils enregistrent. Milestone fait flirter la légèreté d’un jazz à la rythmique déchainée, et la splendeur harmonique de la musique classique. La batterie rythme les figures d’un voltigeur imaginaire, avant de se reposer sur un ballet jazzy harmonique. Pour maintenir l’osmose entre la vivacité de son swing, et la beauté de ses compositions inspirées des grands virtuoses, Miles peut compter sur les notes cristallines de son pianiste. Ces notes permettent de donner plus de douceur à un rythme que n’aurait pas renié Monk, comme si le swing du pianiste géant traversait un voile aquatique.

Il est encore question de Monk sur Billie Boys , qui aurait sans doute incité son pied de colosse noir à marquer le rythme avec bonheur. Si il aurait apprécié cet humble hommage, la reprise de son straight no chaser l’aurait sans doute mis en transe, tant ce swing-là sait être classieux sans se ramollir.

Milestone marque le début d’une nouvelle série, il ouvre une période où le « petit gars incapable de jouer dans les aigus » se hisse au niveau de ses parrains.

1958 Miles sort si peu de temps après Milestone , que l’on peut se demander si le quintet n’a pas enregistré les deux disques d’une traite. Des changements fondamentaux ont pourtant eu lieu pendant le court laps de temps séparant les deux albums. Miles a d’abord fait la connaissance de Bill Evans, un musicien qui aime autant la musique classique que le jazz. Son jeu plus riche entre en résonnance avec ce que le trompettiste a initié sur le morceau titre de Milestone.  

Pour transformer ce qui restait un bebop novateur en symphonie cuivrée, Miles avait encore besoin d’une rythmique plus fine. Jimmy Cobb prend ainsi la place de Phily Jo Jones à la batterie. Dans n’importe quelle musique, la batterie est le cœur qui permet aux autres éléments d’interagir, changer cette pièce essentielle déclenche forcément un changement de son.

Jimmy Cobb a un jeu beaucoup plus fin et discret que son prédécesseur, il sous-entend le rythme plus qu’il ne l’impose. Et c’est exactement ce que recherche Miles, une rythmique capable de montrer la voie sans perturber les mélodies. Sous sa direction, les autres musiciens deviennent naturellement plus mesurés, ils partent naturellement dans ces mid tempos et ballades que leur leader illumine si bien. Finis les emportements fiévreux de l’album précédent, les instrumentaux coulent désormais dans un fleuve mélodieux. Le piano danse des slows langoureux avec une trompette jouée en sourdine, les saxophones murmurent et chantent majestueusement devant ce couple harmonieux.   

The Miles of 1954 montre que, en musique comme dans beaucoup de domaines, tout ce qui trop extrême est insignifiant. C’est pour cela que la mesure du Miles Davis sextet touche ici au sublime.

« Avance plus vite connard ! »

Assis à l’arrière du taxi le menant à Newport , Miles Davis n’en peut plus. Ce festival historique va atteindre son apogée en cette année 1958 , et il est encore bloqué dans la voiture qui le mène au ferry. Comme le jazz vend beaucoup moins que le rock naissant, sa maison de disque a juste accepté de lui payer le taxi. Si il s’était appelé Chuck Berry ou Little Richard, on l’aurait amené en hélicoptère si il le fallait.

Sa maison de disque devait pourtant savoir que Newport allait devenir la capitale du swing , le lieu où il devait réussir pour s’imposer définitivement. Elle aurait aussi dû se douter qu’une belle journée comme celle-ci allait inciter monsieur moyen à partir prendre l’air, bouchant ainsi la route menant au ferry. Finalement, la voiture l’amène à destination assez tôt pour qu’il arrive à Newport juste à l’heure.

Avant de commencer le concert, Miles a juste le temps de demander à Coltrane de « ne pas trop s’étaler ». Il sent bien que son saxophoniste ne partage pas totalement sa vision rigoriste du swing , et il ne veut pas qu’il parte dans des solos sans intérêt. Ce soir, Duke Ellinghton et Thelonious Monk ont effectué des prestations monstrueuses , et le public semble encore sous le choc. Il est donc hors de question qu’un débordement égoïste du saxophoniste brise l’énergie du sextet. Heureusement, la remarque de Miles est loin de paralyser Coltrane, qui ne jouera jamais aussi bien que ce jour-là.

Le saxophoniste est une véritable centrale cuivrée, ses chorus sont l’énergie brisant les atomes harmoniques , pour libérer un swing irrésistible. Face à un Coltrane si lumineux, Aderley reste en retrait, ce qui ne l’empêche pas de subir les remarques de son leader. Miles a trouvé Canonball trop scolaire, il caricaturait encore sa rigueur de « nouveau Charlie Parker ». Sauf que, cette fois ci , comme intimidé par la prestation de Coltrane , ses notes n’avaient pas la beauté légère de ses grands enregistrements. « Pourquoi joues-tu toutes ses notes qui ne veulent rien dire ! » Cette réflexion entérinait le fait que Miles et Coltrane étaient désormais les figures de proue de l’orchestre. Ayant un peu raté un rendez-vous historique , Aderley s’efface ainsi au profit d’un duo qui , désormais , représente l’alpha et l’oméga du jazz moderne.          

THE SAINTS : Eternally yours (1978)

 


Après un premier 45 tours autoproduit sorti dès 1976 les australiens de The Saints enregistrent un premier album en 77, véritable brûlot punk déjà plus que convaincant, « (I m) stranded »* (lequel sort d’ailleurs avant le « Never Mind the Bollocks » des Sex Pistols). Ils sont vite repérés par ceux qui profitent de la vague punk pour trouver de nouveaux bons groupes ; d’ailleurs à peine arrivé en Angleterre que The Saints tournent déjà 1977 aux côtés de Sex pistols et Talking heads notamment.
Le groupe, formé dès 1974, vient du pub rock, et donc contrairement à beaucoup d’autres combos de l’époque ses musiciens ne sont pas complètement des nouveaux venus et ont donc un peu de bouteille.


« Eternally yours », sorti en 1978, est donc le 2e album des Saints.
Disons-le tout de suite le groupe se trouve un peu à la marge du punk de par ses influences et son histoire, avec un peu la même méthode que Buzzcocks, quoi que les deux groupes soient malgré tout différents, c’est à dire qu’ici la mélodie n’est jamais sacrifiée au profit de l’énergie, les deux s’équilibrant parfaitement, avec en plus un côté assez crade.
Cela débute par « Know your product » et d’entrée ce qui marque l’auditeur c’est la voix atypique de Chris Bailey, assez proche de celle d’Iggy Pop (mais généralement l’influence des Stooges sur The Saints est évidente), grave, veloutée, chaude et sur certains morceaux presque crooner, en tout cas assez singulière dans le punk et très éloignée d’un Jello Biafra et d’un Johnny Rotten.
Ce premier morceau est un boogie punk rock’n’roll avec des cuivres ; c’est vraiment assez osé de placer ce titre qui s’éloigne ouvertement du punk en ouverture de l’album.
« This perfect day » est un peu similaire mais sans les cuivres et avec une guitare complètement déstructurée.
Sur « Lost and found » ça dépote, on revient à de l’excellent punk rock « classique », plus rapide, plus traditionnel, archétype des années 76/78 tout comme « Run down » et son harmonica qui donne un côté blues crade.
« New Centre of the Universe » et « ( I m ) misanterstood » sont deux autres très bons morceaux de l’album où les Saints montre que le punk rock ils connaissent sur le bout des ongles.


« Memories are made of this », « A minor aversion » et « Untitled » sont des « ballades rock » bien ficelées, emmenées par une voix assez magique qui vous embarque parfois assez loin, émotionnellement parlant.
« Ostralia » est dans un autre registre, avec un beau refrain qui claque comme un « hymne », tout comme « International Robots » qui clôture l’album et sa mélodie assez bizarre.
Mais le petit bijou, la petite pépite du disque reste le sublime « Private affair » : du punk enveloppé dans du velours.


« Eternally yours » se distingue par son alternance de titres punk rock parfois mâtinés de garage/blues/boogie (un côté rock garage boogie blues somme toute logique, comme pour tout australien qui se respecte) et de ballades rock mais au final c’est tout simplement davantage un grand album de rock, bien au-delà du punk rock dont The Saints s’éloigne en incorporant d’autres styles musicaux (garage, R’n’B, blues rock...) et d’autres instruments (harmonica, cuivres, piano/claviers) et de fait, comme d’autres groupes issus du punk, The Saints, dès 1978 élargit sa palette musicale sans être trop commercial, c’est à souligner et un gardant toujours un côté sale même dans ses titres les plus « pop ».


Bien sûr cette évolution ne sera pas du goût de tout le monde et certains fans de « (Im) stranded » seront déçus.
Et puis comme les Ramones les Saints sont des punks aux cheveux longs, avec un look plus à la Rory Gallagher qu’à la Johnny Rotten !!
« Eternally yours » est un album sans prétention mais remarquablement construit, vif, brut, nerveux, représentatif de l’époque et des plus efficaces tout simplement.
Du punk rock bien ficelé et surtout la découverte d’une voix trop méconnue mais franchement bluffante.
Et cet album, comme le précédent, fait partie d’un héritage qu’on a parfois tendance à oublier et à trop résumer aux mêmes groupes (Sex Pistols, Clash, Ramones, Buzzcocks…).
Car on tient ici assurément l’un des 10 meilleurs groupes de la période 76/79.
Pour résumer les meilleurs titres selon moi : « Private affair », « Lost and found », « New center of the univers » et à un degré moindre « Know your product », « (I m ) misanterstood » et « Untitled »

*Album que Benjamin a fort bien chroniqué ici même

samedi 10 octobre 2020

Miles Davis 2



Retour au Milton , où Columbia promeut le premier orchestre de Miles Davis. Pour le présenter ce soir-là, la maison de disque a choisi un jeune excité maigre, et affublé de lunettes excentriques et d’un nœud papillon.

«  Messieurs , l’homme que l’on m’a chargé de présenter ce soir intrigue le milieu du jazz depuis quelques années. Pour le présenter, Dizzy Gillepsie parlait du « gamin doué incapable de monter dans les aigus . » 

J’ai d’abord pris cette description pour une remarque condescendante, un peu comme si le roi du bop me présentait son frère débile. Et puis Columbia m’a envoyé les enregistrements qui devraient devenir , dans les prochains jours , l’album birth of the cool. J’ai écouté ce disque toute la nuit , totalement fasciné par cette façon de dégommer toutes les règles du bop. »

Le nain binoclard remet alors un nœud papillon secoué par ses gesticulations théâtrales. Ce type à vraiment un charisme solennel, il parle comme un Clemenceau mobilisant la grande patrie du jazz. Après avoir ménagé un silence qui ne fait qu’ajouter à la solennité de son discours, le regard du tribun se tourne vers un invité de marque.  

« Nous avons la chance ce soir d’accueillir dans le public le grand Count Basie. Vous ne le savez pas mes amis, mais Billie Holliday le supplie tous les jours de revenir soutenir sa voix de tigresse sensuelle. Il fallait les voir en 1940, le maitre du swing permettant à son cygne de déployer son plus beau chant. Mais je m’égare et, si je parle ainsi du grand Basie, c’est pour vous faire comprendre à quelle symphonie vous êtes conviés.

Car Miles Davis est l’anti Basie par excellence, et il s’est encore plus éloigné de son parrain Gillepsie. Ce que vous allez entendre ce soir n’est pas du be bop , en tous cas pas du be bop conventionnel, c’est l’exact contraire de sa classe alambiquée. Cette musique est écrite, comme pouvait l’être celle de Mozart ou Beethoven. »

Notre dévot binoclard s’interrompt alors, et pointe du doigt un spectateur que sa description semble ennuyer.

«  Oui Monsieur ! Vous pouvez lever vos yeux d’ayatollah du swing ! »

Ainsi pointé du doigt, le fautif n’ose plus bouger, pétrifié par la transe verbale de son détracteur.

« Le jazz n’est pas une religion ! Le dogme érigé par certains critiques musicaux est un poison qui transformera le jazz en cadavre puant ! Le swing doit chier sur ce dogme, il doit affirmer à chaque note que ces types n’ont rien compris ! Si vous lisez ce genre de torchons, vous n’avez qu’à vous rassurer en vous disant que la douceur de Miles a un arrière-goût de Duke Ellington. D’ailleurs, comme la classe Ellingtonnienne marque à jamais les esprits de ce qui l’ont entendu, vous n’oublierez jamais ce concert. Ce swing-là est mélodique, la trompette vous susurre des refrains irrésistibles. Il n’est pas possible que ce soir, alors que la douceur d’un bain chaud ressuscite votre allégresse, vous chantiez ces bluettes cuivrés. »

Le présentateur quitte alors la scène en sautillant et en chantant ses « tadada tadada » , avant que Miles et son orchestre ne jouent le premier épisode d’une autre histoire du jazz.

Inutile de redécrire le concert, ou de chroniquer les titres qui sortiront, des années plus tard, sous le titre de birth of the cool, notre présentateur a tout dit.  Capitol a tellement aimé ces titres , qu’ils en sortiront plusieurs sous formes de 78 tours.

Paradoxalement, « birth of the cool » ne sort qu’en 1954, ce qui met Miles Davis en rage. Il vient alors de former un nouveau big bang , beaucoup plus proche du swing de ses parrains Charlie Parker et Dizzie Gillepsie. L’initiative de Capitol brouillait les pistes de son évolution artistique, ce qui n’empêchera pas walkin de le faire sortir de l’ombre.

Revenons à la genèse de walkin , qui se situe lors du premier concert parisien de Miles. Les 78 tours issus des sessions de Birth of the cool lui ont permis de se faire un petit nom sur le vieux continent, et la France va le marquer durablement.

Dès qu’il arrive dans l’hexagone, il est surpris d’être traité avec les mêmes égards que les artistes blancs. Entre les concerts, il passe ses soirées en compagnie de Juliette Gréco et Jean Paul Sartre, sans que personne ne s’étonne de voir un noir se mélanger aux blancs. L’auteur de « la nausée » lui a d’ailleurs raconté une anecdote qu’il n’oubliera jamais.

Durant la première guerre mondiale, alors que les troupes américaines étaient sous commandement français, un général américain envoya une lettre à Clémenceau. Celui-ci s’inquiétait de constater que, dans les divisions dirigées par la France, les noirs américains étaient traités de la même façon que les blancs. Cet égalitarisme risquait de les amener à se rebeller contre le racisme américain , ce qui ne manquerait pas de causer du désordre à leur retour au pays. 

La réponse de Clémenceau fut sans appel, les soldats français sont traités de la même façon sans distinction de races. La France a d’ailleurs inscrit dans sa constitution la phrase la plus anti raciste possible « tous les hommes naissent libres et égaux en droit ».

 Miles s’est ainsi rendu compte que le problème du racisme en Amérique n’était pas lié à la violence du « méchant blanc », mais à une culture américaine gangrénée par le racialisme. C’est d’ailleurs pour cela que Miles Davis n’a pas emmené Juliette Gréco en Amérique. Si elle l’avait suivi, elle aurait subi les injures et le mépris que son pays réserve aux blanches sortant avec des noirs. Il valait mieux laisser ce souvenir derrière lui.

Musicalement , ces concerts en compagnie de Charlie Parker ont permis à Miles de renouer avec un swing plus pur , de retrouver ce bop mis de côté sur birth of the cool. De retour en Amérique, Miles n’hésite pas à signer un contrat avec Columbia, avant que Prestige ne lui rappelle ses obligations. Il doit encore quelques album à cette ancienne maison de disque, et va travailler comme un damné pour remplir cette obligation au plus vite.

 En studio , le big band de Miles casse ses rythmes , varie les mélodies de ses cuivres , et offre un vibrant hommage au génie Parkerien. Il replonge avec bonheur dans le chaudron maintenu en ébullition par les rois du bop, solar est d’ailleurs une reprise d’un standard des années 40.

 Issu de ces sessions , walkin recevra les foudres d’une critique bourgeoise qui a tant aimé les mélodies polies de birth of the cool. Montrez l’avenir du doigt, et les journalistes regardent le doigt. Ils sont trop enracinés dans le présent pour comprendre ce swing agressif, puissant, et vaguement funky. Le public, lui, s’est jeté sur le disque, et Columbia offre désormais un pont d’or à son auteur.  

Si le contrat est signé, il ne peut entamer cette collaboration tant que le label Prestige n’a pas obtenu son dû. Son premier quintet semblait prêt , chauffé à blanc par les concerts précédents , mais Sonny Rollins décida au dernier moment d’aller se faire désintoxiquer. Pour le remplacer , Prestige propose le jeune John Coltrane , ce qui est loin de séduire Miles. Coltrane a déjà croisé sa route quelques années plus tôt et, à l’époque, il s’était fait lessivé par le souffle monumental de Sonny Rollins.

N’ayant pas le choix, Miles accepte tout de même de l’intégrer au quintet, mais les premières répétitions sont tendues. Le trompettiste ne supporte pas que Trane lui demande  ce qu’il doit jouer, et ne se gêne pas pour lui faire remarquer.   Sa réponse est toujours la même : « Tu es un musicien professionnel ? Tu dois donc le savoir. »

 Miles n’est pas un tyran, il a au contraire besoin que ses musiciens soient sûrs d’eux, afin qu’il puisse s’adapter à leur personnalité musicale. Si chaque disque de Miles est intéressant, c’est parce que  cet homme est un diapason qui s’adapte sans cesse aux spécificités de ses musiciens.    

Au bout de quelques heures, le quintet trouve son rythme, le dialogue voulu par son leader est enfin fixé. Après une série de concerts triomphaux, le quintet s’enferme vite en studio pour immortaliser les titres rodés en live.

Séparer cooking , relaxing , workin , et steaming with the Miles Davis Quintet serait une absurdité. Ces titres sont le fruit des mêmes séances enregistrées dans les conditions du live. L’urgence ressentie par Miles est telle, que les dialogues avec les ingénieurs du son ne sont pas supprimés sur les disques. Si l’on peut soupçonner Miles d’avoir expédier rapidement ces quatre disques pour se libérer de son contrat avec Columbia , cette urgence participe largement au charme de ces œuvres.

Privé de tout filet, le quartet ne garde que la moelle de ses improvisations cuivrées. La trompette en sourdine de Miles trouve gracieusement son chemin entre les obélisques lumineux érigés par le saxophone de Coltrane. Ce sont les passages mélodiques qui enchantent le plus, ils permettent à Coltrane de donner un avant-gout de son amour suprême.  

Beaucoup pensent que la légende de Miles commence ici, que ces quatre disques sont la cathédrale ou naît son génie. Au duo Parker/ Gillepsie succédait ainsi le tandem Davis/ Coltrane , et le jazz entame ainsi une autre page de son histoire.     

Miles Davis 1

 


Qui sont ces mecs ? Quel son majestueux sort de leurs instruments cuivrés ?

Miles Davis connaissait déjà un peu le jazz , il avait usé les quelques disques de Count Basie et Duke Ellington qu’il possédait. Mais ce soir il était au cœur du réacteur, l’édifice formant la mythologie du jazz s’élevait devant ses yeux ébahis et le faisait naître une seconde fois. On ne naît pas deux fois d’ailleurs, c’est juste que les corps sans âme s’agitent d’abord dans la quête d’une raison d’exister. Une fois que l’homme a trouvé ce but guidant son existence , il sort enfin de sa léthargie post natale pour entrer dans le monde des vivants.

Certains ne trouvent jamais ce but, et errent comme des âmes en peine , des zombies qui seront toujours plus morts que vivants. Ce soir-là,  Miles sut qu’il ne vivait que pour jouer du jazz. Il faut dire que, pour quelqu’un d’intéressé par la musique, avoir Charlie Parker jouant face à lui ne pouvait qu’être une révélation.

Il y a eu plusieurs étapes dans la longue histoire du jazz moderne, la première fut l’invention du saxophone par Coleman Hawkins. Oui, Adolphe Sax a façonné pour la première fois ce grand serpent doré, mais Coleman Hawkins lui a donné une place dans la longue liste des inventions humaines. En musique, celui qui définit le son d’un instrument mérite beaucoup plus la paternité de son invention que celui qui l’a façonné. Auguste Marshall ne savait d’ailleurs pas jouer de musique et, si les grands du blues et du rock ne s’étaient pas emparés de sa trouvaille, cet homme serait juste resté chez lui avec son joujou électronique.

Coleman Hawkins a inventé le saxophone, il a défini sa chaleur et sa beauté sonore. Charlie Parker, lui, a permis aux autres de souffler. Il fallait le voir, improvisant des solos sortis de nulle part , décollant au milieu de l’harmonie comme un oisillon sortant du nid. Les meilleurs soirs , sa virtuosité était telle que les autres musiciens oubliaient leurs interventions. Public et musiciens étaient hypnotisés par une splendeur divine. C’est pour ça que son duo avec Dizzy Gillepsie est indispensable, il pouvait le suivre sans se laisser impressionner par son souffle somptueux.

Les jours qui suivirent, Miles étudia les harmonies et perfectionna son jeu de trompette. Il apprit que la beauté qu’il avait découvert se nommait be-bop , et commença à former ses premiers groupes. Mais, rapidement, les petits concerts entre les cours ne lui suffirent plus, et ses études lui parurent de plus en plus secondaires. Il voulait partir là où le bebop s’épanouissait, à New York , et ce périple n’était pas compatible avec la poursuite de ses études. Il fallait donc annoncer à son père médecin que son fiston ne suivrait pas la même voie, que celui qui était jusque-là un élève assidu avait décidé de tout sacrifier à son art.  

Quand il lui annonça simplement sa décision de stopper son parcours scolaire, son père eu une réaction qui le surprit agréablement :

« Fait ce qui est bon pour toi. Tu es le seul à savoir ce que tu dois faire. »

La plupart des parents ne se rendent pas compte de l’impact de leurs paroles, ils ne comprennent pas qu’elles sont comme un mantra par rapport auquel leurs enfants construisent leur personnalité. Ce soir-là, le père de Miles venait de prononcer la phrase qui guidera son fils tout au long de sa carrière.

 

Notre musicien arrive donc à New York au milieu des années 40, et se précipite vers le Milton. Tous les grands du be-bop se sont fait les dents dans cette salle, devant un public principalement composé de prostituées de luxes et de leurs clients.

Au Milton , les plus grands virtuoses de l’époque produisaient le swing le plus pur , les harmonies les plus novatrices. C’est là  que Miles retrouve Dizzy Gillepsie , quelques années après son passage dans la ville de son enfance. Les deux hommes se sont ensuite croisés lors d’un concert d’un des premiers groupes de Miles , mais ils ne s’étaient pas parlés. Il faut dire que ce soir-là, après avoir vu ces jeunots jouer, Duke Ellinghton avait récupéré le bassiste de son big band. C’est en partie cet incident qui incita Miles à tenter sa chance au Milton, mais c’était surtout un honneur de se faire prendre un de ses musiciens par le Duke.

 Il faut bien comprendre que , si le Milton a attiré une brochettes de futurs héros du jazz , c’est parce que cette musique y était farouchement défendue par les organisateurs. Un jour, Miles avait assisté à la performance pitoyable d’un petit branleur prétentieux. L’homme s’était pointé avec deux filles et, pour les impressionner, il avait tenté d’improviser un petit solo de saxophone sur scène. Les organisateurs l’ont rapidement poussé à quitter la scène et , une fois dehors , lui fait passer l’envie de recommencer.

Cette violence était saine, elle permettait à ce genre de crétins de comprendre qu’ils ne vivaient plus chez leur mère. Le jour où on laissera un type qui ne sait ni jouer d’un instrument ni composer monter sur une scène, sans que personne ne lui fasse comprendre son erreur, la musique mourra.

Mais revenons à cette journée où Miles fut introduit dans le milieu du Jazz par Dizzy Gillepsie. L’homme venait de lâcher son dernier solo supersonique , et s’empressa de le rejoindre.

DG : Tiens mais c’est le jeunot qui a offert son bassiste à Duke ! Alors tu joues toujours aussi lentement ?

MD : Comment ça ?

DG : Quand tu joues, tu ne pars jamais dans les aigus, un peu comme si tu jouais une berceuse.

MD : Je n’entends pas les notes trop aigus, c’est pour ça que je joue toujours en médium.   

Là-dessus, Charlie Parker vient se joindre à la conversation, comme si les trois hommes se rejoignaient là depuis des années. Après une longue discussion, Charlie Parker voulut que Miles rencontre un pianiste.

CP : Si tu veux composer un jour, il faut que tu entendes un pianiste jouer. Ces hommes ont l’harmonie dans le sang.

 MD : Tu ne m’apprends rien, Count Basie fait partie des musiciens que j’ai le plus écouté.

CP : Si tu crois en savoir tant que ça , écoute le type qui vient de s’installer.

Absorbé par sa conversation, Miles Davis n’avait pas vu qu’on avait installé un piano au centre de la scène. Rapidement, un géant en pris possession, un goliath noir posant ses énormes mains sur les touches d’ivoires. D’habitude, le pianiste se fondait dans l’harmonie, ses notes étaient comme des esquisses autour desquelles le groupe construisait le morceau. Nommé Thelonious Monk , le Géant qui s’agitait comme un damné sur son piano était au contraire le guide imposant le tempo et les mélodies, le maitre d’œuvre en même temps que l’ouvrier besogneux.

Ce que Miles retiendra surtout de Monk, ce sont ses silences, son sens de l’économie permettant à l’écho de ses notes de former un tableau magnifique. Par la suite, Miles Davis a intégré le groupe de Parker et Dizzy, son jeu discret et sobre lui permettait d’apprendre sans risquer de faire de l’ombre à ses monumentaux pygmalions. Tout se passa pour le mieux pendant plusieurs mois, le big band produisit un disque salué par la critique et le public, puis Charlie Parker se mit à déconner.

Les premier jours , celui que l’on surnommait Bird arrivait habillé comme un clochard, il faisait tellement pitié que Miles l’hébergea quelques jours. Malheureusement, l’héroïne qu’il s’envoyait est un poison sournois , et Bird ressemblait de plus en plus à un gros oiseau malade. Il finissait par faire peur à tout le monde, et Miles  fut obligé de le virer de chez lui. Mais les choses ont vraiment basculé quand la dope a eu raison de son jeu magnifique. Les premiers temps , Bird arrivait dans un état pitoyable , il avait l’allure d’un sexagénaire alors qu’il n’avait qu’une trentaine d’années. Mais une fois sur scène, son corps se régénérait, et il scotchait de nouveau tout le monde. Ce miracle s’est produit quelques jours, jusqu’à ce que son souffle s’éteigne d’un seul coup.

Suite à ça , Charlie Parker est devenu introuvable , certains disait même l’avoir vu tenté de jouer dans la rue pour exorciser ses démons. Cette déchéance n’a pas empêché certains d’affirmer que c’était en fait l’héroïne qui lui avait donné son génie, et beaucoup de jazzmen se shootaient dans l’espoir d’obtenir le souffle de Bird. Cette idiotie a sans doute aussi servi d’excuse à de nombreux jazzmen héroïnomanes.

 Comme l’expliquera plus tard Marc Edouard Nabe , les jazzmen ne prenaient pas de la drogue pour s’éveiller , mais au contraire pour s’assommer. Aucune drogue ne transformera un idiot en génie, elle permettait juste à ces mêmes génies de construire des œillères, qui maintenaient au loin tout ce qui n’était pas lié à leur musique. Le musicien de jazz atteint de tels sommets en produisant son art, que toute descente de ce nuage lui parait insupportable. Il préfère donc passer le reste de son temps dans un état second. D’Herbie Hancock à Billie Holliday , de Charlie Parker à Lester Young , tous ont cédé au charme de cette salope mortelle qu’est la drogue.

Miles apprend finalement le décès de Charlie Parker en 1955, son corps était si abimé que le médecin légiste qui l’a ausculté lui a donné l’âge de 64 ans. Pendant que son premier parrain terminait son calvaire, Miles Davies avait perfectionné son jeu en compagnie de Lester Young 

Young était déjà une légende depuis qu’il força le respect de Coleman Hawkins lors d’une improvisation historique. Mais celui qu’on appelait président arrivait lui aussi au bout de son parcours, et plusieurs témoins affirment qu’ils l’avaient vu s’écrouler après un concert. Avant de partir, president eu tout de même le temps d’apprendre sa fameuse fluidité à Miles. Lester Young posait ainsi la dernière pièce de ce qui allait devenir l’album birth of the cool.                    

                                                    

dimanche 4 octobre 2020

The Edgard Broughton Band : Meat Album


Le Edgard Broughton Band est né dans une formidable époque de doute. Du psychédélisme, la plupart ne retiendront que la vitrine pompeuse de Woodstock , le sergent poivre et son grandiose orchestre , et la fin tragique du rêve hippie à Altamont. Ces images inscrites au fer rouge dans l’inconscient collectif ne sont qu’une belle vitrine, et l’arrière-boutique était peut être encore plus intéressante que cette devanture. En Amérique, une arrière garde sentait déjà que la musique était en train de se standardiser, et que derrière les mélodies doucereuses des illuminés hippies se cachait le germes des drames à venir.

 A une époque où les maisons de disques étaient richissimes, des disques aussi merveilleusement uniques et radicaux que outsideinside de Blue cheer, ou trout mask replica de Beefheart, sortaient à coté de leurs contemporains vénérés. Ces disques tombèrent vite dans les bacs à solde, puis furent condamnés à l’oubli d’une époque bénie mais imparfaite. Il fallait comprendre les jeunes. Comment prêter attention à des outsiders à peine promus, alors que les géants tel qu’Hendrix , Beatles , Stones , Bob Dylan , et j’en passe , sortaient un chef d’œuvre par an. Du coup, on pardonnera à nos ainés d’avoir précipité le Edgard Broughton band dans les oubliettes de l’histoire.

Brûlot révolutionnaire, wasa wasa sonnait comme une version moins vulgaire du MC5, et son blues Beefheartien empêchait sa foudre de sonner comme les flatulences grasses des hard rockers. Wasa wasa est un disque que l’on aime grâce à ses défauts , un échec si unique qu’il relève du génie. Ces trois néandertaliens cognaient sur leurs instruments en ayant l’air de ne pas savoir où ils allaient. Si cette bombe semblait annoncer la radicalité des jours à venir, ses auteurs semblaient se contenter d’entretenir tant bien que mal une flamme, dont ils ne comprenaient pas la nature. Au milieu du déluge, Edgard Broughton chantait comme un Don Van Vliet qui aurait oublié ses plans géniaux au milieu d’un morceau.    

                                                                                                                                                                      Le seul objectif du groupe était d’obtenir un son unique , mais un tel miracle ne réussit qu’une fois. Une carrière ne peut se bâtir sur des essais aussi hasardeux, et même les musiciens les plus radicaux ont dû apporter un peu plus de stabilité à leurs folies géniales. Après deux live corrects , le groupe d’Edgard Broughton s’offre donc les services d’un ex bassiste des Pretty things, avec qui il prépare son album de la maturité.

Le trio devenait une formule trop restrictive, elle obligeait bien souvent ses membres à parcourir sans cesse les chemins trop balisés du heavy rock. Pour un « band of gypsys » , des milliers d’ersatz de l’experience promènent leurs bourbiers plus ou moins réussis.

 

Affectueusement appelé « meat album » par un public averti,  « edgard broughton band » sort donc en 1971. Symphonie d’homo sapiens hippie, superbe pièce montée vomissant ses glaviots fulgurants sur les tendances de son époque, ce disque fait partie des sergent pepper de l’underground.

En 1971 , la folk et la country ont remplacé le psychédélisme hédoniste , les hippies se consolant du chaos d’Altamont dans les bras rassurant de la tradition musicale américaine. Sur le « meat album » , ce retour à la terre devient une symphonie de troglodytes, un enchevêtrement de cordes tissant la plus merveilleuse des couvertures sonores. Evening over the rooftop ouvre le bal sur les crissements d’un violon angoissant, qui débouche sur un folk poignant. Blues de fin de carnage, symphonie désespérée capable de faire passer Procol harum pour un groupe pour midinettes, cette ouverture enterre définitivement le grandiose amateurisme de wasa wasa.

Sur ce titre, Edgard Brougthon troque son costume de druide hurleur pour celui de Jesus portant la croix d’un rêve moribond. Si il chante avec autant de grâce, c’est qu’il sent venir les pierres de ses contemporains, il sait que les grosses machines commerciales de son époque ne manqueront pas de l’écraser. Pourtant, sur cette ouverture, son groupe dépasse toutes les expérimentations pompeuses des sixties seventies. Après un début aussi solennel, il fallait hausser le ton pour éviter de rejoindre le moule gluant des prog rockers. Les pieds trempés dans le blues «  birth » est un boogie de lutin s’agitant autour d’un cratère en éruption. Satire ivre mort, démon conduisant le déluge de sa voix de fou furieux, Edgard Broughton permet à son groupe d’égorger tous les gorets hurleurs à coup de heavy rock sanguinaire.

Ce meat album est le brûlot incendiaire qui balance ses dynamites dorées sur toutes les chapelles de ce début de seventies. Peace of my own et poppy montrent d’ailleurs qu’on peut jouer de la country sans transformer son auditoire en ramassis de larves léthargiques. Mais les meilleurs passages restent ceux où country/ blues et douceurs symphonique se mélangent dans un ballet fascinant. Ils se trouvent dans les guitares acoustiques tissant une fresque dont les violons fixent les couleurs, dans les blues electro acoustiques portés par la voix de prophète fou d’Edgard Broughton.

Ce choc électro acoustique digéré, on regarde la pochette de ce disque d’une autre façon. Planté au milieu d’abats dont on ne peut certifier l’origine animale , les corps pendus par les pieds s’apparentent aux repères musicaux que le groupe vient de ridiculiser.