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samedi 7 novembre 2020

Miles Davis 11


 «  Le rock , c’est la rencontre d’une voix et d’une guitare. »

Si on suit cette réflexion de Philippe Manœuvre , alors le jazz rock serait la rencontre d’une guitare et d’une trompette. Le prog étant en réalité l’enfant d’un rock charognard, qui grossit en se nourrissant des cadavres fumants de ses prédécesseurs pour grandir, le jazz rock n’est que le cri rageur d’une musique qui refuse de se laisser manger.

Aussi novateur soit-il, le mellotron ne reproduira jamais la chaleur d’une bonne paire de cuivres. Future gloire de la guitare, John Mclaughlin gagne ici son titre de Chuck Berry du jazz. Les accords du guitariste dessinent des décors envoûtants , son ouverture sur peacefull emporte l’auditeur dans un monde sans peine et sans douleur , où trompette et claviers entretiennent son Eden musical.

Miles a enregistré in a silent way comme Scorcese dirige ses acteurs, en laissant le hasard se manifester grâce à ses directives volontairement vagues. Pour créer une base de travail, il invite plusieurs claviers, qui commencent à jouer une version synthétique de so what et flamenco sketches. Progressivement, l’orchestre gomme toute trace de son modèle, noie ses références sous une nouvelle œuvre. Tel Frank Zappa, Teo Maceiro réarrange les bandes issues de cette transe musicale, les badigeonne de ses couleurs électroniques.

Sur Ssh et Peacefull , il isole les solos de Miles et Mclaughlin , et les colle en ouverture et fermeture des titres. Pour enfermer un peu plus l’auditeur dans ce paradis artificiel , la basse ne joue plus qu’une note hypnotique, et Tony Williams crée un mantra délirant en frappant sa cymbale sur un rythme en spirale acide.

Ce martellement, c’est le compte à rebours faisant décoller votre esprit dans un univers qu’il ne veut plus quitter. La nappe synthétique colore ce paradis artificiel, les chorus de guitares et trompettes rendent accro à cette héroïne sonore. In a silent way est un disque qui vous absorbe avec une facilité déconcertante, un rêve mélodieux qui marque à vie tout mélomane digne de ce nom.

De Brian Eno à Tangerine Dream , de King Crimson à Yes , nombreux sont ceux qui tenteront de reproduire les décors enchantés de cette voie silencieuse.  

John Mclaughlin fut choisi dès le départ pour son lien avec le rock. Proche du batteur de Cream, le guitariste permettait au rock de soigner un peu l’ainé que son succès fulgurant a failli tuer. La seule trace de la lutte qui opposa rock et jazz se situe dans le film « jazz on a summer day ». Voyant d’un mauvais œil le swing bestial de Chuck Berry, les jazzmen jouant avec lui enchaînent les cassures rythmiques , comme autant de couteaux plantés dans le dos de ce César rock. Ce soir-là, le grand Chuck ne flanchera pas, parvenant à effectuer une prestation honorable malgré les flèches lancées par ses assaillants.  

Le rock a donc tenu, et ses œuvres furent autant de métastases dorées rongeant le corps du jazz. Monk est en perdition, et Coltrane et Parker sont morts. Les survivants sont totalement écrasés par l’inventivité de Dylan , des Beatles , et autres symboles immortels de l’âge d’or du rock.

C’est dans ce contexte que John Mclaughlin rencontre Jimi Hendrix , avec qui il jamme pendant des heures. De cette longue rencontre ne subsiste qu’une demi-heure d’enregistrement, document précieux montrant l’enfant voodoo bénissant un de ses disciples. Alors que son guitariste se frotte au génie Hendrixien , Miles met fin à un quintet trop soudé pour suivre son virage expérimental.

L’époque n’est plus celle des beboppeurs reliés par une symbiose télépathique. Au contraire, à l’image d’Hendrix les musiciens ressemblent de plus en plus à des funambules dansant sur un fil tendu entre deux falaises. Parfois, le génie de ces demi-dieux leur permet de garder l’équilibre, mais il arrive que leur folie les précipite dans le gouffre. Plusieurs témoins racontent ces soirs où, perdu dans une transe qui refuse de décoller, Hendrix s’agite au milieu de la scène comme une bête prise dans une trappe.

Bitches Brew a été produit sur le même modèle hasardeux, l’orchestre attaquant le bastion du rock avec la spontanéité sauvage des barbares anéantissant les derniers vestiges de l’empire romain. Miles a bien demandé des renforts pour consolider une rythmique dépassée par les assauts de musiciens sanguinaires, mais c’était comme retenir un tsunami avec une barricade en bois.  

Teo Macero attend donc la fin de ce déferlement sanguinaire, et construit un superbe mausolée à partir d’enregistrements encore chauds. Le producteur récupère les boucles jouées en interlude , ou au détour d’un long solo , et en fait la charpente de compositions en forme de transes sauvages. Une fois cette matière ordonnée, il trempe le tout dans un bain électronique plus corsé que celui d’in a silent way.  A la douceur apaisante du précèdent album , Bitches brew ajoute une énergie sanglante à faire pâlir le guitariste ayant influencé cette sauvagerie.

La guitare se lance sur une rythmique de locomotive, part dans un boogie rock électrique d’une efficacité imparable. Attiré par cette énergie, Miles vient s’encanailler sur ce rock orgiaque. Sous son influence, le riff se complexifie, le boogie se met à groover comme Sly Stone et Ike Turner. Quand elle entend les bandes de l’album  «  a tribute to Jack Johnson » , Columbia n’est pas emballé.

Celle qui avait tant souhaité que son jazzman se modernise se plaint désormais de ne plus reconnaitre sa transe mystique. Elle ne comprenait pas l’intérêt de cette pop de prolo, de ce boogie endiablé à mi-chemin entre Status Quo et Sly Stone.

Comme son nom l’indique, A tribute to Jack Johnson est un hommage au premier champion des poids lourds noir. Entre 1908 et 1915 , Johnson fut celui à travers lequel les noirs cassaient la gueule de cette saloperie de racisme américain. Il fallait donc une musique qui ait la force de ses uppercuts, un groove aussi agile que son jeu de jambe. Tout comme on ne rend pas hommage à une danseuse sur un rythme balourd, on ne rend pas hommage à un boxeur en jouant des berceuses.

Cette référence était aussi l’occasion de radicaliser le virage pris sur bitches brew , de montrer une bonne fois pour toute que le meilleur groupe de rock du monde était un orchestre de jazz. Et quoi de mieux pour ça que de badigeonner le tout de funk, cette musique que le disco n’a jamais réussi à blanchir ? 

Alors Miles récupère la groove machine de James Brown , superbe rail électrique sur lequel roule son boogie jazz. Toujours adepte du bricolage d’enregistrement , Teo Macero récupère le riff de say it loud , que Mclaughlin avait offert à Sly Stone, et le fait tourner en boucle. Il obtient ainsi un groove prodigieux, la superbe barrière que le jazz ne peut franchir sans se renier. Conscient qu’une autre page de sa carrière se tourne ici, Miles part dans un fiévreux chorus, comme si l’électricité de ses collègues nourrissait son souffle dévastateur. Malgré le peu de soutien publicitaire de sa maison de disque , a tribute to Robert Johnson devient une des plus grosses ventes de son auteur.   

dimanche 1 novembre 2020

Miles Davis 10


 
« Bon les gars il faut vous moderniser ! On n’est en 1968 pas en 1949 ! »

Le producteur de Columbia est furieux , sa maison de disque ne supporte plus de gagner si peu d’argent en entretenant les décombres du jazz. Ce type ne pouvait comprendre que, depuis Miles Smiles , son quintet avait atteint une symbiose hors du temps. Non, ce cochon de capitaliste ne pensait qu’à se gaver grâce à l’âge d’or du rock.

D’ailleurs, pour appuyer son propos, il ne tarde pas à citer la Liverpool aux œufs d’or.

«  Vous ne pouvez même plus regarder les rockers de haut, ils sont devenus aussi inventifs que vous. Vous avez écoutez sergent Pepper ? C’est le genre d’œuvre qui définit une époque , la « musique classique moderne . Si vous ne faites rien, ces quatre génies entreront dans l’histoire, et on vous enterrera comme les symboles d’une époque révolue. »

Si Miles a toujours eu un certain mépris pour ces petits blancs pillant la musique noire, sans pouvoir réellement la copier, les Beatles représentaient autre chose. Après avoir démarré leur carrière sur une sorte de rockabilly aseptisé,  le groupe a fait du rock un grand laboratoire. 

Convaincu qu’il faut en effet tenter de se rapprocher de cet inventivité, Miles incite Herbie Hancock à se mettre sérieusement au clavier, et convoque fréquemment un guitariste. Pour se rapprocher de la pop beatlesienne , le groupe commence par laisser tourner les bandes en permanence, captant ainsi une énorme matière à travailler. Le producteur coupe ensuite dans cette masse mal dégrossi, réorganise les bandes comme un George Martin du jazz.

Sur les passages les plus rêveurs, le synthétiseur plane au-dessus de la mélodie, comme un nuage venu des terres de Canterbury. Difficile de ne pas penser aux futures délires jazzy des contemporains de Soft machine, alors que Herbie Hancock flirte avec les terres grises et roses que visitera Caravan.  

Entre ces réadaptations swinguantes de la pop blanche, Miles ramène tout le monde au berceau du groove. Magma funky , stuff oblige Ron Carter à utiliser une basse électrique pour suivre cette machine à rythmes bouillonnants. On tient ici les prémices d’une grande fusion des musiques noires, une force venue d’Afrique que Sly Stone ne tardera pas à incarner. 

Les structures découvrent une nouvelle arithmétique musicale, le jazz s’encanaille en suivant la guitare électrique de George Benson. Sur Miles in the Sky l’inventivité du quintet est décuplée par un travail de production remarquable. En plus de son travail de réarrangement des bandes, Teo Macero a fait en sorte que la basse soit clairement audible. Comme l’explique Miles dans son autobiographie «  Si tu entends la basse, tu peux entendre tous les instruments. »

Miles in the sky est donc la première rencontre entre la pop et le jazz Milesien, la symphonie noire de la pop occidentale. Le titre de l’album rend d’ailleurs hommage à « lucy in the sky with diamond » le tube issu de sergent pepper and lonely heart club band.

« Ecoute un peu ça , ce type fait à la guitare ce que tu fais à la trompette. »                                                                                                                      

C’est ainsi que Betty Mabry , chanteuse et nouvelle muse de Miles , lui fait découvrir Jimi Hendrix.

Sur la platine, « are you experience » résonne comme la récupération d’une musique noire pillée par une génération de blancs becs. Hendrix a le feeling des grands anciens , une virtuosité à mi chemin entre l’énergie désespérée des bluesmen vagabonds , et la finesse musicale des grands du bop. Avec lui, on tenait la preuve que la musique pouvait se réinventer sans se renier, que ce groove originel pouvait muter sans mourir. Encore une fois, la pop tentera de récupérer l’enfant Voodoo, sans pouvoir reproduire autre chose qu’une vague puissance bavarde. Cette musique fait un carton parce que tout le monde sait qu’elle mourra avec son auteur. 

Une fois le disque terminé, alors que les échos agressifs de l’expérience bourdonnent encore dans sa tête, sa muse lance le second choc.

«  C’est le premier album de Sly and the family stones , à côté d’eux James Brown sonne comme Sinatra. ». Quand l’aiguille touche le précieux sillon, la fusion qu’il venait d’expérimenter sur Miles in the sky lui sautait littéralement au visage. Plus que n’importe quel artiste, les groupes multiraciaux tels que Sly and the family stone et l’expérience incarnaient la destruction des barrières ségrégationnistes par la culture. Le mélange de jazz rock et funk de sly stone était une bombe groovy secouant l’Amérique raciste. 

Quelques jours après ces deux découvertes, le manager d’Hendrix contacte Miles Davis.

Le guitariste élevé au rang de dieu vivant l’admire et souhaite le rencontrer. Quand les deux hommes se rejoignent , le voodoo child commence par lui déclarer son admiration pour kind of blue , éternel symbole de son œuvre. Il est fasciné par le tapis sonore déployé par Coltrane, qui l’a d’ailleurs inspiré pour certains de ses solos. Quant à la trompette , chacune de ses intervention sonne pour lui comme un riff de guitare. On ne sait pas si, ce jour-là , les deux géants ont mesuré leur force dans un bœuf homérique , mais la rencontre va marquer le son de Miles. Les deux hommes prévoyaient d’enregistrer un disque ensemble , mais l’enfant voodoo se brûlera les ailes avant de pouvoir effectuer cet enregistrement historique.

Toujours animé par la découverte de Sly et sa rencontre avec Hendrix, notre trompettiste se précipite en studio pour incérer l’inspiration de ces deux génies à son œuvre. Il compose la quasi intégralité de fille de killimanjaro , avec l’aide de Bill Evans. Plus groovy que jamais, son quintet rend hommage à James Brown sur le fiévreux « frolon brun ».

Miles prend ensuite comme base les premières notes de wind cry mary , qu’il noie dans la mélodie mystique de madame Mabry . Le grand Jimi lui a redonné le goût des mid tempos spirituels , certains passages plongeant le vénéré kind of blue dans un revigorant bain électrique. Plus qu’une confirmation du virage annoncé sur Miles in the sky , fille de Killimanjaro fait partie d’une série de classiques ramenant la musique au berceau du swing. Et, pour Miles, ce retour aux sources, cette fusion des splendeurs venues d’Afrique, ne fait que commencer.           

 

  

jeudi 29 octobre 2020

Miles Davis 9


Entre deux concerts , Miles revient en studio pour cueillir les fruits sacrés d’une inventivité sans limites. Sorti en 1967 , sorcerer ne présente qu’une infime partie de ce qu’il a enregistré. Ces titres , contrairement à ceux de son prédécesseur , ne sont pas le résultat de jams folles. Auparavant, après des mois de réclamation, les musiciens ont enfin convaincu leur patron de mettre de côté les classiques joués des dizaines de fois. Selon eux ,
  ces classiques constituaient un carcan qui bridait leur inventivité.

Miles refusa pendant des années de mettre de côté les classiques de kind of blues et autres sketches of spain. Pour lui, si le public souhaitait entendre une composition, il devait la jouer. Pour éviter de les fossiliser, Miles réinventait ses standards à chaque nouvelle interprétation , redonnant ainsi une nouvelle vie à de vieux meubles somptueux. C’était la philosophie des géants du bop, partir d’une base connue et vénérée pour s’égarer sur des sentiers inconnus.

Les séances de Miles Smiles ont montré qu’il était temps de changer de méthode, de renouveler complétement ce sang usé. La scène devient ainsi un laboratoire, où le groupe teste sa cohésion, en naviguant à vue sur des compositions toutes neuves. C’est ainsi qu’est véritablement né sorcerer , ce qui nous fait regretter de ne pas avoir assister à sa lente mise en place.

Après avoir préparé ces titres devant une foule médusée, le quintet maîtrise parfaitement chaque titre lors de son arrivé en studio. Sorcerer est donc plus apaisé, débarrassé de tout débordement brouillon. Les prises de risques sont toujours là, le saxophone moelleux de Ron Carter semble toujours dessiner des formes surréalistes, mais on sent que ce risque est calculé.

Si Miles Smiles était le rugissement d’une grande machine à swing s’ébrouant avec une énergie sauvage et incontrôlée, Nefertiti donne le même sentiment qu’un acrobate virevoltant au-dessus d’un filet. On a tout de même droit à de la haute voltige, les emportements de Limbo annonçant l’arrivée de l’électricité dans le jazz Milesien. Sorcerer est aussi le disque d’un groupe devenu si énorme, que Miles peine à contenir sa formidable créativité.

Sur les six titres composant l’album, Miles n’en compose qu’un, et sa trompette féerique ne s’épanouit réellement que sur le bien nommé sorcerer. Pendant son absence, le duo Hancock/ Shorter forme un véritable marteau de diamant cognant sur l’enclume du bop , pour tailler de grandes sculptures de swing cristallin. Sorcerer est un disque où chaque musicien vient combler les trous lumineux laissés par l’autre, un four bouillonnant où les échos de notes sur le point de s’éteindre fusionnent dans un feeling nonchalant.

Si la sculpture qui résulte de cette fusion ne se dessine pas sous nos yeux, si l’on sent que nos architectes sonores arrivent avec des plans bien définis, le résultat est tout de même assez grandiose pour que l’on s’attarde sur ses splendeurs.

Issu des mêmes séances, Nefertiti  sort quelques mois seulement après son prédécesseur. Fasciné par les compositions et les trouvailles rythmiques de Tony Williams , Miles passe tout son temps libre à immortaliser les découvertes testées en concert. Si Miles smiles était un disque explosif, sorcerer une œuvre soigneusement sculptée, Nefertiti redéfinit les rôles de chaque musicien. La batterie s’emporte régulièrement dans de grands chorus, explose le rythme dans une rage dévastatrice.                                                           

Williams ne guide plus,  il développe une énergie brutale , ses battements sont une force torrentielle déchainant les éléments. Emporté par ce tsunami , Miles ne joue plus en sourdine , ses chorus bondissent sur le rythme , comme un vieux fauve luttant pour rester maître de son clan.

Même les notes de Hancock se font plus incisives, comme une pluie battante annonçant l’orage. La tempête est arrivée sans prévenir, l’introduction ayant la sérénité des crépuscules d’été. Le piano de Hancock était clair comme la rosée du matin, les instruments s’étiraient dans un coton accueillant.

Puis les instruments se sont déréglés dans un chaos fascinant, les musiciens assumant désormais que leur symbiose parfaite leur permettait de se défaire de tout repère. Entre chaque solo, la rythmique de pinochio est le ciment qui permet à cette formidable tour de Pise de ne pas s’effondrer. Après avoir enfermé le free dans son carcan bop, Miles crée une musique qui ridiculise sa soi-disant liberté, montre au free que quatre musiciens soudés iront toujours plus loin qu’une somme d’individualités égoïstes.

Destruction virtuose de tous ses repères jazzistiques , dynamite réduisant sa vieille rigueur en poussière, Nefertiti balaie du même coup toutes les définitions hâtives que l’on pourrait coller au jazz. Sur la pochette de l’album, Miles apparaît comme un dieu à la peau cuivrée, canonisé par son plus grand quintet , sa trompette sonne comme le grondement de Zeus menaçant les hommes du sommet de son Olympe.

Le dernier épisode des séances ayant donné naissance à Nefertiti et sorcerer  ne paraît que des années plus tard , en 1976, alors que cet orchestre est dissous depuis bien longtemps. A l’époque de la sortie de water babies, les auditeurs distraits n’ont pas dû comprendre pourquoi leur trompettiste revenait si brutalement au bop novateur des années Hancock/ Shorter.

Contrairement aux apparences , water babies n’est pas seulement une aumône envoyée à des fans affamés par plusieurs mois de silence. La valse qui ouvre l’album est une véritable ruche , que chaque musicien fait grandir à coup de chorus inspirés. Sur les trois premiers titres , le quintet célèbre les dernières heures de son bop solaire. On retrouve ainsi le grand dérèglement initié sur nefertiti, les musiciens deviennent une nouvelle fois un monstre brûlant incendiant le jazz à coup d’éruptions majestueuses. Les cuivres s’étirent dans un récipient si large et souple, que les parois rythmiques se fondent dans ce liquide divin. Comme pour dire au revoir à une époque qui ne renaîtra plus, le piano adoucit les notes d’une basse gardienne du swing bop.

Après avoir salué ce qu’il fut, la seconde face du disque montre un groupe inventant son avenir. Les instruments traditionnels ne suffisaient plus pour restituer les grandes visions de ce quintet chamanique, les claviers ont donc fait leur grande entrée. On trouve ici la confirmation de ce qui sera initié sur fille de kilimanjaro , avant de s’épanouir sur l’electro jazz d’in a silent way .

Mais , avant d’en arriver là , Miles avait encore un peu de chemin à faire.                  

Miles Davis 8



Quand ce n’est pas sa musique qui s’étiole, sa vie privée prend l’eau comme le radeau de la méduse perdu en pleine mer. Ne supportant sans doute pas le rythme incessant de ses tournées , France délaisse son trompettiste, qui se réfugie dans la poudre blanche pour oublier sa déesse noire. Paranoiaque et nerveux , il sait qu’il ne pourra pas être au niveau de son groupe , surtout avec cette coke qui lui embrume le cerveau et aspire son souffle. Mais Columbia insiste pour que son poulain honore son engagement à Chicago . Les jazzmen n’étant pas égaux aux rockers, il suffit à la maison de disque de menacer de baisser ses royalties, pour que Miles cède.

Dos au mur, il maintient finalement son concert à Chicago , ville sulfureuse où jazz et blues se côtoyèrent au milieu des coupe-gorges. Dans certains quartiers, on se souvient encore de Monk donnant quelques leçons à un musicien lunaire, qui deviendra bientôt Sun Ra. Quelques mètres plus loin, les vagabonds christiques du blues inoculaient les germes du virus magnifique qui allait grignoter le jazz. Chicago est la Mecque de la musique noire, son atmosphère sulfureuse a nourri les premières traces du free jazz, et inspiré le boom boom sacré des grands bluesmen.

Ce symbole ne suffit pas à réveiller Miles, qui pourrait presque ranger sa trompette dans les poches creusées sous ses yeux. Ce soir-là, il a l’allure hagarde d’un Charlie Parker en fin de parcours, le profil pathétique de ses pères noyés dans leurs tourments. Heureusement pour lui, le quintet qui a illuminé ESP n’a rien perdu de sa symbiose télépathique, et son swing est le tuteur qui maintient Miles debout. Le trompettiste a toujours agi comme une digue, il était le gardien interdisant à ses otages de dépasser les limites du bop.      

Ce soir à Chicago , il ne peut plus retenir quoi que ce soit , et ses musiciens brisent sa digue fragilisée à grands coups d’improvisations explosives. Les standards de son répertoire ne sont alors qu’une base , un vague repère qu’il faut dépasser. Libéré de la peur de se perdre, l’orchestre plonge dans sa brume rythmique, noie la faiblesse de son trompettiste dans sa buée épaisse.

Goliath du beat, Tony Williams est un cœur qui palpite et s’apaise, lance la charge et s’emballe dans sa chevauchée héroïque. Si Miles hait le free, ses musiciens s’y vautrent avec une joie trop longtemps contenue. Au milieu de ce déluge, Miles chorusse modestement, sa sobriété sonne ici comme un aveu d’impuissance. Notre homme sait reconnaitre le génie quand il l’entend, il sait percevoir ces moments historiques qu’il ne faut pas troubler. Ce soir, son orchestre écrit la bible du jazz moderne,  crée une grande gélatine éblouissante, qui nourrira des générations de musiciens. Son addiction a beau embrumer son cerveau, le trompettiste sonné ne peut s’empêcher d’absorber cette matière divine comme une éponge à swing. 

Après ce show dont il fut autant le spectateur que l’acteur, Miles se réfugie de nouveau chez son père. Ce retour aux sources devient un réflexe, dès que la drogue menace de l’amener auprès de son défunt parrain Charlie Parker. Là, il se soigne de la façon la plus radicale, et passe des jours complétement cold turkey ( en manque). Sans aucune assistance, Miles subit les tourments d’un corps réclamant son poison, baigne son lit de sueurs froides.

Il faut une volonté exceptionnelle pour résister à l’appel d’un tel vice , mais Miles sera un des rares jazzmen à y parvenir. Dès que ses tourments s’apaisent, il travaille son jeu comme il ne l’a plus travaillé depuis des années. Ses musiciens l’ont eux mêmes incités à travailler plus, mais il pensait que cette discipline freinerait son inventivité lors des improvisations.

Lors de l’émergence du free, il s’est calfeutré dans le bunker rassurant d’un bop plus ou moins modal. La dernière fois que Miles fut à la pointe de l’avant-garde, c’était sur Kind of blue , un disque qui a déjà 6 ans. Si il ne voulait pas devenir un autre gardien du musée poussiéreux du jazz, il devait dépoussiérer son souffle mystique.

Quand il entre de nouveau en studio , c’est avec une inventivité et un souffle décuplés par la joie de découvrir une nouvelle voie. Sorti en 1966, Miles Smile n’est pas l’acte de soumission d’un vieux briscard désireux de rester dans le coup. C’est au contraire un Etna capable de faire passer n’importe quelle explosion free pour une gadoue bouillonnante.

Le free est une épée qui plane au-dessus de la tête de notre trompettiste, depuis qu’Ornette Coleman en a aiguisé le tranchant. Au lieu de jouer sur le même terrain que les sagouins brouillons qui tentent de le détrôner, Miles a trouvé un carcan assez souple pour donner forme à ce fluide. D’abord, il enregistre avec la spontanéité qui fit naître , cookin , steaming , working , relaxin , quintet d’albums mythiques, qui sert de maître étalon à chacune de ses nouvelles œuvres. Sans surprises , son orchestre retrouve ainsi sa symbiose parfaite , et ne tarde pas à faire monter un magma qui menace de le submerger.

Mais le travail acharné de Miles a porté ses fruits , et notre homme ne se prend que deux fois les pieds dans son tapis doré , avant d’enregistrer Mile’s  Smile d’une traite. Il a assoupli son carcan sonore, et le duo basse batterie forme une paroi donnant forme à la gélatine free produite par les improvisations. Le disque démarre en fanfare, les cuivres explosent et éparpillent leurs débris de swing, avant que la rythmique ne cadre rapidement cette force abrasive.

Les cuivres de orbits sont comme une nuée de piranhas tentant de briser les parois de leur aquarium. Puis vient la composition de Miles, circle , où l’on retrouve le charme de sa trompette mystique et sensuelle. La mélodie du maestro semble jouer une autre partition que les notes cristallines d’Herbie Hancock , elles forment pourtant un breuvage auditif sublimé par le calice somptueux forgé par le duo basse / batterie.    

La suite sera une série d’éruptions jazzistiques chirurgicales, un magma de swing guidé par des parois en fusion. Au contact de ce brulant liquide, le récipient prend une nouvelle forme sans se percer, le rythme ondule comme un serpent ardent. Cette musique est si riche que rien ne peut la contenir, ses formes s’enchaînent si vite que notre cerveau ne peut s’en imprégner.

Alors l’auditeur est condamné à redécouvrir ces splendeurs à chaque écoute, son cerveau ne pouvant mémoriser la moindre mélodie. D’ailleurs, ne sachant pas que le  micro n’est pas éteint, Miles lance à son producteur «  Teo rejoue nous ça ». On sent son sourire à travers sa voix sereine. Conservé à la fin de l’album, sa requête admirative semble nous inciter à écouter Miles smiles encore et encore, dans l’espoir de capturer un peu de sa beauté fuyante.         

dimanche 25 octobre 2020

SENSER : Stacked up (1994)

 


Comment un tel album a-t-il pu, en tout cas en France, sortir en 1994 dans une quasi indifférence générale, hormis quelques bonnes critiques dans des magazines musicaux "alternatifs" comme Rage et un noyau de fans conquis d'emblée (disons juste un succès d'estime mais sans commune mesure avec par exemple le premier album de Rage Against the Machine ou même d'Asian Dub Foundation) ?

Les britanniques de Senser proposent avec "Stacked up" une fusion totale et parfaite entre métal, punk, hip hop, rock industriel, ambient, électro voire un zest de psychédélique 70's par moment (j'ai même entendu de la flûte sur un ou deux morceaux, petits clin d'oeil à Sweet Smoke et Jethro Tull ?) avec pas mal de samples parfaitement utilisés.

Il y a aussi un petit côté revendicatif et enragés à la fois dans les textes et dans le chant qui rappelle à la fois Rage Against The Machine (qui aurait juste rajouté un peu de techno/électro dans sa partition) mais aussi quelques groupes anarcho-punk anglais, en tout cas dans l'esprit.

"Stacked up" alterne avec bonheur morceaux ravageurs et titres plus cool, avec même quelques passages planants.

"State of mind", "Age of panic", "Eject" et "Whats's going on ?" sont des modèles du genre portés par un chanteur des plus convaincants et d'une chanteuse qui intervient sur certains passages/refrains et titres plus mélodiques ("Peace").

"Age of panic" est carrément d'anthologie ! Difficile de résister à ce morceau ! C’est dans ce domaine que le groupe est le plus à l’aise. Toutes les barrières et classifications musicales explosent littéralement dans ce titre : rap, métal, punk, électro...tout est mélangé, tout vole en éclat !

Sur "The key" Senser alterne sur un même titre les deux facettes du groupe. Dans un genre un peu différent "Stubborn" est également réussi.

La guitare a, à la fois un côté métal très aiguisé, tranchant au niveau des riffs, et un côté psychédélique très "seventies" qui fait un parfait contrepoids aux aspirations davantage électro hip hop.

Je dois admettre qu'il y a quelques passages un peu faibles – notamment ceux qu’on peut qualifier d’électro planante et légèrement psychédélique pas toujours très réussi - (mais largement compenser par les titres phares) et que le groupe aurait pu enlever deux ou trois morceaux qui n'apportent rien mais dans l'ensemble « Stacked up » est une véritable réussite que l'on prend plaisir à écouter même 25 ans après sa sortie, avec encore une fois une diversité intéressante et surtout une ambiance générale assez particulière et que j'apprécie vraiment.

Un des meilleurs exemples de mix parfaitement réussi entre électrique et électronique. Et tout simplement un des meilleurs albums de rock "fusion" des années 90's, décennie qui en compte pourtant beaucoup d'autres de bon niveau.

Malheureusement après cet album une partie du groupe, notamment Heitham Al-Sayed le charismatique chanteur partira fonder Lodestar,  l'autre partie autour de Kirsten Heigh restant dans Senser mais ni les uns ni les autres n'arrivant à enregistrer un album de ce niveau.

samedi 24 octobre 2020

Miles Davis 7

 


Le compte rendu du live au Philarmonic hall , que j’ai évoqué précédemment , était en réalité tronqué. Non seulement l’orchestre de Miles n’a pas joué que des ballades , mais il a parfois atteint la puissance de son live à Antibes. Publiés ensemble, les deux facettes de cette prestation auraient ressemblé aux deux parties d’un documentaire austère. Four and more et my funny valentine forment donc deux œuvres indépendantes, qui représentent les deux facettes du nouveau quintet.

Le tri opéré sur les deux disques grandit chaque titre, qui se retrouve ainsi imbriqué dans une œuvre unique. Four and more met surtout en lumière un saxophoniste qui était jusque-là caché par la virtuosité de ses collègues , le grand George Colemann. Ecrasé par ses partenaires sur les albums précédents, l’homme devait en plus subir les railleries d’un chef qui n’appréciait pas sa discipline scolaire. Tous les jours, Colemann répétait pendant des heures, reproduisant certaines partitions jusqu’à ce que le génie de leur auteur pénètre son ADN musical. A chaque fois qu’il le voyait faire, Miles ne pouvait s’empêcher de lui lancer un agressif : « je ne te paie pas pour ça ».

Il faut rappeler que Milestone fut improvisé à 80 % , Miles ayant juste griffonné un semblant de partition derrière des tickets de métro. Vous imaginez la concentration et le génie qu’il a fallu à ses précédents musiciens pour bâtir un chef d’œuvre à partir de plans aussi vagues. Enregistrer avec Miles, c’était comme tenter de traverser l’atlantique dans une barque et sans boussole, le trompettiste tenait à laisser ses musiciens dans ce flou. Pour lui, une cohésion devait sortir de ce manque de repère, la seule façon de s’en sortir était d’écouter les autres jouer et de s’adapter à eux.

Colemann , lui, avait besoin de se créer ses propres repères , de façonner des réflexes capables de le tirer de n’importe quelle situation. Four and More lui permet pour la première et unique fois de montrer le résultat de son travail acharné. A chaque chorus, son souffle vertigineux plane entre les battements de la batterie, comme un aigle zigzaguant entre des sommets vertigineux. Notre intello du sax a fini par trouver le secret du feeling Milesien, et recrache sa découverte avec une justesse millimétrée.

Chacune de ses notes sonnent comme une évidence, ses chorus sont d’une pureté sans reproche. Tout dans cette prestation est juste, presque trop d’ailleurs. En travaillant à ce point, Colemann sonne comme une bande préenregistrée, qu’un ingénieur activerait au moment opportun. On salue la perfection de la prestation, mais il manque le petit accident de parcours, la folie qui fait dévier un morceau vers des sonorités inattendues.

Le public est comme une jeune fille, il ne supporte pas de sentir les efforts que l’on fait pour le séduire. Alors il applaudit poliment, puis se tait pour apprécier cette brillante dissertation musicale. A défaut d’être réellement magique, Colemann fut tout de même brillant, et four and more rend justice à cet honorable rocky du swing.

Après la sortie de ce live, Miles décide tout de même de changer de saxophoniste. On lui propose Eric Dolphy , humble free jazzeux qui perpétue la révolution lancée par Ornette Colemann. Mais Miles a besoin d’un saxophoniste capable de pousser ses compositions plus loin , pas d’un sagouin vomissant sur son bebop révolutionnaire. C’est donc Sam Rivers qui est choisi, son parcours dans la grande histoire du bop rassure le trompettiste.

Miles ne sait pas que, si les musiciens sont approximativement du même âge, Rivers est beaucoup plus sensible aux nouveautés free jazz. Qu’importe, le trompettiste pense avoir enfin trouver son équilibre musical , et emmène ce nouveau quintet à Tokyo.

Lors de son arrivée, le pays de Kurosawa va assister au combat sans merci de deux avant-gardes . Le duel entre free et bop sera sanglant, et Miles s’imposera comme un leader aussi redoutable que le grand Toshiro Mifune dans le château de l’araignée. Miles a vite compris que son saxophoniste était un vendu à la solde de la racaille free jazz, et qu’il devait imposer son autorité pour maintenir le saint bebop. Cette fois, il ne s’éclipse plus lorsque ses collègues s’embarquent dans de grandes improvisations. La présence du trompettiste pendant les envolées rythmiques incite ses musiciens à plus de retenue, chaque dépassement du cadre bebop serait vu comme un péché mortel.

Alors la section rythmique ménage ses effets , entretient les espaces entre lesquels Rivers peut placer ses improvisations bavardes. Généreuse ponctuation , la trompette de Miles sont les barrières qui donnent au quintet son swing , elles empêchent Rivers d’emporter cette musique dans les eaux troubles d’une musique que l’on dit « libre ». Alors à l’image de « so what » , les titres sont joués avec une rigueur de métronome , les formes musicales sont gravées avec l’assurance d’un Rodin en train de sculpter son penseur.                                                                        

Un orchestre de Jazz est une dictature, elle ne peut marcher que comme cela. Ce soir-là, Miles a imposé un cadre qui a permis à une erreur de casting de ne pas devenir une erreur de parcours. Live in Tokyo peut paraître un peu scolaire par rapport aux deux feux d’artifice précédents , mais sa rigueur est un nouveau coup porté à une époque qui boude de plus en plus les structures musicales trop affirmées. N’ayant pas trouvé sa place dans une formation qu’il n’aurait pas dû intégrer, Sam Rivers quitte le groupe dès la fin de cette prestation honorable.

Qu’importe, cette fois Miles sait qu’il a trouvé le saxophoniste qu’il cherchait depuis le départ de Coltrane. Cela fait quatre ans qu’il attend que Wayne Shorter quitte enfin les Jazz Messenger d’Art Blakey, si bien que trois musiciens ont dû assurer l’intérim. Mais cette fois, Shorter accepte de le rejoindre, et la sauce prend rapidement entre ce nouveau-venu et le noyau dur de son quintet                                                                       

Wayne est comme Miles , un poète du jazz , qui joue peu pour laisser ses échos se mélanger en une symphonie brumeuse. Pour eux , un musicien ne doit pas jouer tout le temps. Si la mélodie ne nécessite que trois notes , ces musiciens joueront ces trois notes là , et pas une de plus. Miles n’est d’ailleurs jamais aussi bon que quand il ménage ses effets, et ce saxophoniste va lui permettre de perpétuer le culte de la sobriété qui fait sa grandeur.

A Berlin , le duo Shorter Davis montre pour la première fois son feeling minimaliste. Les chorus ne mitraillent pas, ils s’étirent, chaque note s’éteignant lentement avant qu’une autre ne perpétue son écho. La rythmique swing avec la même force sauvage , mais les cuivres planent au dessus de cette pampa comme deux perroquets aux couleurs majestueuses. Chaque titre est comme sublimé par ce renouveau du cool, cette symbiose où chacun s’épanouit sans éclipser les autres.

Eternel témoin de la grandeur des quintets Milesiens , so what étire son beat binaire , dans une improvisation où Herbie Hancock réinvente le swing atomique de Count Basie. Le clou du spectacle est planté avec Walkin , désintégration du feeling bop par la seule force du souffle Milesien. Après cette prestation, il est urgent de retourner en studio.

« Tenez Monsieur Miles. »

Wayne Shorter apporte à son patron les quatre compositions qui formeront le noyau dur du prochain album. Celui si met fin à des années de rejet des studios. Il a fallu tout ce temps pour que l’auteur de Milestone avale la trahison de « quiet night » , et accepte de retourner en studio. Pour se protéger des rapaces , le trompettiste a trouvé refuge à Los Angeles , où les sessions débutent.

Dès le début , Miles sent qu’il doit beaucoup à son saxophoniste , dont les partitions renouent avec une grandeur qu’il semblait avoir perdue. C’est comme si, à force de jouer tous les classiques de son leader , le saxophoniste avait trouvé les clefs du feeling milesien , et permettait à ses collègues d’entrer dans ce temple. 

Ses compositions chaleureuse renouent avec la beauté bienfaisante de kind of blue. Il est impressionnant de constater à quel point les autres musiciens se sont adaptés à ces compositions modales. Chacun d’eux sonne comme une partie d’une rutilante machine à swing, ils atteignent la même sagesse  collective que le duo Aderley/Coltrane  concentré sur la mélodie de flamenco sketches.

Alors que son quintet atteint une symbiose impressionnante, Miles annonce les changements à venir. Premier pavé dans la mare, les rythmes funky de eighty one annonce les premières éruptions d’un jazz en fusion. Cette nouvelle orientation mettra encore quelques années à se confirmer et, en attendant, le disque sort sous le titre ESP. Le titre veut dire Extra sensorie perception . C’est l’expression de la reconnaissance d’un Miles qui a enfin retrouvé la symbiose sans laquelle son génie étouffe.

Miles Davis 6

 


Comble de l’ironie, l’orchestre que Miles détestait tant le lâche au pire moment. Alors qu’il est engagé pour plusieurs concerts à New York, ses musiciens décident de partirent vers des engagements plus rentables. Seul Jimmy Cobb lui reste fidèle, mais on ne tient pas une scène avec un batteur et un trompettiste. Miles doit donc annuler plusieurs engagements, et payer plus de 25 000 dollars de réparations aux propriétaires des salles. Satisfait par ses dernières prestations, le Blackhawk de San Francisco se montre plus compréhensif, et laisse à Miles le temps de monter un nouvel orchestre.

Quand John Coltrane apprend ses déboires, il lui conseil de contacter le saxophoniste George Coleman. Ce dernier a un jeu plus sobre que le grand Trane , mais chacune de ses notes à la chaleur chère à l’auteur de « a love suprem ». Coleman est rapidement engagé, et devient ainsi la première pièce d’un jeu de piste qui mène à la naissance du nouveau quintet. Coleman propose donc d’intégrer Ron Carter à la basse. Ce dernier n’est pas un inconnu, Miles l’a déjà rencontré lorsque celui ci étudiait son instrument. A l’époque, Carter lui avait avoué son admiration pour « kind of blue » , le disque que Miles venait de sortir. « On a l’impression que la pureté de ce swing nous nettoie de nos névroses. » Cette phrase prononcée par l’apprenti bassiste l’avait marqué , un homme aussi touché par son œuvre ne pouvait que finir dans son orchestre.

Des auditions s’ouvrent ensuite pour trouver le successeur de Jimmy Cobb , ainsi que le pianiste capable d’adoucir la rythmique. Un jeune homme de 17 ans s’installe alors timidement derrière la batterie, et entame les premières mesures de so what. Le titre n’est pas choisi au hasard,  c’est un mid tempo qui nécessite autant de finesse que d’énergie rythmique. Trop influencés par certains titres de sa période modale, plusieurs batteurs s’étaient plantés en imprimant un rythme trop mou , de peur de paraître trop brutaux. Tony Williams ne commet pas cette erreur , au contraire , sa frappe autoritaire accélère le swing du morceau sans le dénaturer.

Miles est littéralement ébloui, il sait que ce jeune homme-là est un des plus grands musiciens que la batterie ait connu. On ne le dira jamais assez , si le trompettiste dessine les formes et les couleurs , le batteur pose le cadre. Et Miles sait qu’il a trouvé ici le contour idéal pour ses solos, il se voit déjà chorusser au milieu des grands espaces laissés par le feeling de ce jeune prodige.

Pour le piano , il convoque Herbie Hanckok , un pianiste que Donald Byrd lui a présenté quelques jours plus tôt. Herbie a un jeu très rythmique, mais plus mélodique que celui de Thelonious Monk. Après quelques minutes d’échauffement, le nouvel orchestre entre vite en studio, et immortalise le bien nommé seven steps to heaven.

Plus enjoué que les grands disques modaux de Miles , 1958 Miles et Kind of blue en tête , seven step to heaven montre un trompettiste régénéré. Cette formation balance un swing plus dansant et libre , la rigueur austère de l’ère Jimmy Cobb fait place à la folie festive du duo Hancock/Carter.  La trompette danse nerveusement, ou s’étire majestueusement, au milieu des décors que peint une section rythmique flamboyante. Après un tel tour de force, Miles n’a qu’une envie, diffuser cette musique aux quatre coins du globe.         

« Quintet de Miles Davis avec … » C’est André Francis , le monsieur jazz de radio France , qui présente la nouvelle formation du roi du bebop. On aurait dû garder ses présentations solennelles, elles sont comme les préfaces des grands romans, un avant-goût qui nous fait rentrer dans l’œuvre. Le présentateur a pris soin de préciser l’âge de celui qui tiendra la batterie ce soir, 17 ans.

Ce soir , Tony Williams sera le garant du swing Milesien , celui qui va donner le ton d’une prestation particulièrement enjouée. Avec lui, la batterie n’est plus une ombre discrète murmurant la direction à suivre. L’heure n’est pas aux ronronnements cuivrés , et il ne retiendra pas ses coups par peur de briser les mélodies.

Ce que le quintet célébre ici , c’est le retour d’un dialogue trompette batterie qui fut longtemps écrasé par le charisme Coltranien.  La pulsation puissante de Williams laisse assez d’espace pour que Miles puisse y loger des chorus brulants. Le trompettiste est particulièrement en forme, il faut dire que la symbiose entre les battements de Williams et les notes sautillantes d’Hancock lui inspire des transes délirantes. Sur Milestone , il retrouve les acrobaties sonores que lui inspira un spectacle de danses guinéennes.

Une rythmique de cette trempe lui permet de faire oublier les rêveries charmeuses de sketches of spains, et de renouer avec une énergie plus proche de son parrain Dizzie Gillepsie. Sa musique a de nouveau l’énergie d’une tribu de danseurs africains, la folie d’un acrobate du jazz mettant la vie de son swing en jeu à chaque improvisation vertigineuse. Impressionné par la prise de risque , le public applaudit chaque improvisation , chaque envolée où le swing peut s’écraser comme un voltigeur ayant perdu ses appuis. 

Les appuis en question n’ont jamais été aussi solides qu’ici , à tel point que les autres musiciens finissent par laisser leur guide s’exprimer dans un grand solo de batterie. Ces pulsations, c’est le cœur guerrier d’une forêt sauvage, la force délicieusement primaire guidée par une intelligence reptilienne. Le batteur frappe d’instinct, accélère et ralentit son tempo rugueux sans avoir l’air d’y réfléchir. Comme guidé par une sagesse venue du fond des âges, Williams évite magnifiquement le piège de la démonstration soporifique, maintient la pression d’un feeling à couper le souffle. Le batteur devient un peintre qui dessine son univers sauvage devant un public ébahi. Celui qui a ressuscité le génie Milesien greffait ainsi sa petite, mais impressionnante, œuvre à celle de son chef d’orchestre. Ce soir-là , à Antibes , un nouveau big band a ressuscité le cool.   

Après un tel voyage , les musiciens sont rapatriés à New York . Ils reviennent de leur voyage la tête pleine de souvenirs et les poches pleines. Durant son périple européen, Miles a payé ses musiciens 200 dollars par concerts. La somme peut paraitre dérisoire à l’heure où les grands du rock (nous sommes en 1964) se font plus de 1000 dollars par prestation, mais c’est plus que n’importe quel musicien ayant joué avec lui. Il faut aussi rappeler que, si les jazzmen sont aussi modestement payés , c’est parce que leur musique ne déplace pas les foules. La plupart des salles où ils jouent les voient comme des « cautions artistiques » , et les font jouer après des groupes de rock, ou des artistes de variété.

Avant de monter sur la scène du Lincoln Center , Miles a une grande annonce à faire à ses musiciens.

« Messieurs , ce soir nous sommes bénévoles. Les bénéfices engendrés par notre concert seront intégralement reversés à une association qui milite en faveur du droit de vote des noirs dans les Etats du Sud. » 

L’annonce assomme ses musiciens , et Herbie Hancock est le premier à réagir.

-          Tu veux dire que tu as promis que tous les bénéfices iraient à ces clowns ?

-          Oui.

-          Mais tu es malade ! Alors qu’on commençait tout juste à se faire de l’argent ! Et puis c’est quoi cette connerie de « droit de vote des noirs dans les états du sud » ? Tu crois franchement que quand des connards racistes pendent des noirs aux arbres leurs premiers soucis c’est le droit de vote ? Tu aurais au moins pu nous en parler, on aurait pu te dire que ces malheureux se foutent de voter pour des politiciens blancs qui préfèrent laisser les choses telles qu’elles sont.                                                                     

Si Miles n’a pas fait ce geste uniquement par conviction, il est amusé par ce discours qui consiste à dire que le vote n’aidera pas à combattre le racisme. Ceux qui disent ça sont tellement aveuglés par leur mépris des blancs, qu’ils ne comprennent pas ce qu’est un politicien.

Donner le droit de vote aux noirs dans les Etat les plus racistes, c’est créer une manne électorale sur laquelle les politiciens ne pourront que se jeter. En devenant un électorat, ces hommes acquièrent un moyen de pression que les dirigeants ne pourront ignorer. Mais Miles ne souhaite pas argumenter, il a justement annoncé la nouvelle au dernier moment pour éviter ce genre de débats , et l’organisateur vient déjà le chercher.

Il se contente donc de dire «  Si cela ne vous plais pas vous pouvez partir ». Sans surprise, la conscience professionnelle de son quintet le pousse à prendre place derrière son leader . La prestation démarre par « my funny valentine » qui est avec Stella le point d’orgue de cette soirée. L’harmonie fait avancer la mélodie comme un homme marchand sur des œufs, les musiciens semblent retenir une colère qui menace de tout détruire. La tension entre les musiciens ne s’est pas arrêtée aux portes de la scène, elle accentue la puissance émotionnelle d’un concert uniquement composé de ballades.

C’est exactement le résultat que Miles cherchait à atteindre en contrariant ses musiciens, leur frustration se ressent dans leurs jeux tendus. Toujours aussi brillant , Tony William semble retenir son envie de réduire les harmonies en miette, et cette frappe sèche donne plus de reliefs aux slows envoûtants. La batterie et la basse tricotent un swing rageur, presque Mingussien dans sa violence larvée.

Le piano d’Herbie Hancock a alors la charge d’apaiser les esprits, ses notes ne sautillent plus, elles chantent. On pourrait encore écrire des pages sur ce duo William/ Hancock , qui est aussi brillant quand il se complète que lorsqu’il s’oppose. La violence larvée des martèlements de Williams incite parfois Miles à hausser le ton de ses chorus , tout en gardant la même finesse mélodique. Le batteur n’a pas besoin de baisser le ton pour ne pas troubler l’harmonie, il construit le pilier sur lequel elle s’épanouit.

Miles a accordé son quintet comme un grandiose instrument, la frustration est le diapason qui a permis à chacun de trouver la sonorité qu’il voulait développer. Les musiciens sont sur la brèche, leur colère déteint sur le jeu comme un souffre dont il faut limiter la propagation. Ce souffre donne à ses mélodies la beauté fragile d’un oiseau pris dans le viseur du chasseur , on sent que ce petit battement sensible pourrait s’emballer d’un instant à l’autre.

Le spectateur est ainsi , lui aussi maintenu au cœur d’une tension merveilleuse , comme étonné que la beauté de ces ballades ne finisse pas par être brisée.