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mercredi 15 septembre 2021

John Coltrane : Meditation

 


Le public du Village Gate trépigne d’impatience. Depuis que Coltrane entama son virage avant gardiste, une partie des jazzfans espéraient le retour du quartet mythique. Le public imagina déjà une célébration de l’inventivité charmeuse du Village Vanguard, rêva de voir son héros se relaxer dans de somptueuses valses modales. Malheureusement pour eux, si le trio Garrison/Jones/Tyner est bien présent, c’est une autre assemblée qui dirige les débats. Pharoah Sanders a donné à Trane la formule lui permettant de dompter les dissonances chères à ses disciples. Présent ce soir-là, Sanders a aussi développé un jeu vibrant nécessitant une rythmique plus puissante et souple. Coltrane rappela alors Rashied Ali, un jeune musicien qui a déjà joué avec lui en 1965. Ayant appris la batterie en s’inspirant de la souplesse puissante de Jones, Ali a fait son éducation musicale en écoutant les inventions révolutionnaires d’Ornette Coleman / Eric Dolphy, et bien sûr Coltrane.

C’est donc une orgie d’expérimentations débridées qui se déploie lors des soirées que Coltrane passe au Village Gate. Certains soirs, il accentue le lyrisme d’"out of this word" à grands coups de cornemuse, suit les méditations orientales du sitariste Ravi Shankar, ou décolle dans d’autres galaxies en compagnie d’Archie Shepp et de Sanders. Pour rendre hommage à Eric Dolphy, Coltrane s’essaie à la clarinette basse le temps d’un poignant solo. Galvanisé par le duo Jones/Ali, Trane complète son orchestre avec les indéboulonnables Tyner et Sanders, avant de partir immortaliser sa dernière découverte.

"Meditation" reprend la structure en cinq parties inventée sur "A love supreme". Dès les premières minutes, Coltrane fait du parcours vers la paix intérieure un chemin semé d’embuches. Pour ressentir la puissance de son swing mystique, il faut se laisser emporter par ce torrent saturé. Pour pousser son maître vers une radicalité toujours plus extrême, Sanders multiplie les phrases saccadées et désarticulées, pousse la souplesse des deux batteurs dans ses derniers retranchements. Sanders débute ses chorus à l’endroit où la plupart des ténors le termine. Celui que l’on surnomme déjà le fils, Coltrane étant le père et Ayler le saint esprit, s’obstine à maintenir une intensité que les autres ne parviennent à développer que quand l’excitation leur fait oublier toute notion d’harmonie.

Loin de se laisser impressionner par la folie dissonante de Sanders, Trane lui répond par un thème aussi brulant qu’un solo d’Albert Ayler. Les deux saxophonistes bombardent alors le mur érigé par une rythmique de plomb, avant que Trane ne décolle vers d’autres sommets lyriques. Son chorus rappelle alors que l’intensité mystique de "a love supreme" ne disparait pas dans son chaos excentrique, elle change simplement de forme. Pour soutenir cet envol, Sanders pose son saxophone pour tisser un tapis de percussions compensant les errements d’un Tyner en roue libre. Coltrane semble ne plus entendre un pianiste qui n’a jamais paru aussi éloigné de ses nouvelles lubies.

Perpétuant son ascension solitaire dans un somptueux chorus, il finit par être rejoint par le saxophone de Sanders. "Meditation" est un album qui s’attaque à tous nos repères trop encrés, qui nous force à accepter une nouvelle vision de l’harmonie. Pour l’auditeur trop cartésien, c’est un monde hostile où la violence d’une rythmique dévorant les tempos, la radicalité de Sanders, et l’intensité déchirante de Trane, le flagellent jusqu’à ce qu’il accepte de se plier à ce nouveau mysticisme. Il comprend alors que ce que ses préjugés voyaient comme des blasphèmes sont en réalité des moments de grâce. Converti à ce nouveau dogme musical, Tyner parvient par moment à trouver le chemin d’une nouvelle beauté, ses enchainements sur "Consequences" sonnent alors comme une révélation.

Coltrane a désormais besoin d’affronter le chaos pour exprimer toute la richesse de ses émotions. "Meditation" ne se comprend pas, il se ressent, c’est une flamme qui brule l’auditeur jusqu’à ce qu’il puisse ressentir sa bienfaisante chaleur. C’est un  langage hermétique exprimant des émotions qui finissent par vous bouleverser. C’est un acide qui vous libère de vos préjugés pour vous permettre de ressentir toute l’intensité de la vie.         

lundi 13 septembre 2021

John Coltrane : A Love Supreme


En 1964, Coltrane commença à se lasser de sa formation en quartet. Cette formule a tant fait, ses explorations furent si folles, qu’il a désormais l’impression qu’il a fait le tour de ses possibilités. Dans le même temps, sous l’influence de sa femme Alice, il se mit à la méditation. Les bras et les jambes croisés, la tête penchée dans une posture de soumission à un être supérieur, Coltrane n’entend alors plus que le rythme de sa propre respiration. Sans être athée, le saxophoniste ne s’est jamais plié à un dogme conventionnel. Quand il se figea dans ces poses méditatives, une paix relaxante prit possession de son âme. Il eut alors l’impression qu’une force divine le libérait de ses démons, une force qu’il remercia ensuite chaque jour.

Il fut convaincu que c’est aussi elle qui lui donna la force de se libérer de ses addictions, alors que celles-ci menaçaient sa carrière et sa vie. Il vit dans la méditation un moyen de communiquer avec dieu, l’apaisement que lui procura cet exercice étant pour lui une preuve de son pouvoir bienveillant. Il voulut donc faire de sa prochaine œuvre l’expression de sa reconnaissance éternelle, le témoin de son amour suprême. Pour cela, il invita Archie Shepp à amplifier l’écho de son souffle mystique sur "Acknowledgement". L’ambition de Trane s’exprime dès la présentation des titres de "A love supreme", qui semblent s’enchainer comme les chapitres d’une nouvelle bible. Quand l’album sort, en 1964, sa pochette est loin d’annoncer son immense succès.

Le visage figé et impénétrable, Coltrane fixe gravement l’horizon, la noirceur de son regard semblant exprimer une concentration extrême. Comme pour l’inscrire dans un passé aussi inoubliable que lointain, la photo illustrant la pochette est d’une austérité fascinante. Coltrane ressemble ainsi à l’icône d’une nouvelle religion, il devient l’apôtre d’un swing mystique. Le premier chapitre de cette nouvelle bible, acknoledgement, signifie littéralement reconnaissance. Notre Jeanne d’Arc fut touchée par la grâce en 1957, et des cœurs mystiques répètent son cri de reconnaissance : A love supreme. A love supreme….

Ces psaumes sont introduits par un chorus d’une grave solennité, avant que la basse et le piano n’impriment le rythme de la procession. Tyner et Trane entrent ensuite dans une symbiose parfaite, le chorus du premier se nourrissant des échos hypnotiques du second. Alors qu’aucune parole n’a encore été prononcée, le saxophone semble déjà psalmodier le refrain qui sera bientôt repris de façon plus explicite. Les cymbales de Jones invitent enfin Garrison à réciter un prêche qui marqua à jamais la mémoire de tout mélomane.

Autour de sa phrase dévote, un groove subtil se met en place, la frappe puissante de Jones se mêlant aux chorus mélodieux de Tyner. Coltrane s'élance ensuite dans une improvisation parfaitement calculée, remplissant tous les espaces à coups de petites phrases lyriques. Le bassiste termine la procession sur une note résonnant comme l’écho d’un dernier sermon prononcé dans une église baroque. "Resolution" démarre ensuite sur un chaos de notes pétillantes, une improvisation où les musiciens cherchent un moyen de rassembler les accords qu’ils enchainent de façon désordonnée. Passée cette introduction folle, les musiciens parviennent à raccrocher leurs wagons. Tyner calme tout le monde avec une superbe partie pianistique, ouvre la voie à un nouveau marathon coltranien.

Cette fois, le saxophoniste laisse libre cours à sa virtuosité hyperactive, développe un chorus foudroyant parcouru de soubresauts spectaculaires. Il répète ensuite le thème dans une coda majestueuse, prouvant ainsi que l’agitation du début était parfaitement calculée. "Pursuance" transforme la dévotion du début d’album en exaltation collective. Jones introduit le titre sur une explosion rythmique digne de "The drum things". Pour répondre à ce bombardement, Trane jette ses accords telle une nuée de kamikazes sur ce destroyer rythmique. Ses assauts explosent le rythme, ouvrent la voie à une magnifique hystérie collective. Les notes de Tyner s’agitent alors comme des marins fuyant un bateau mortellement touché, la batterie crépite comme un moteur sur le point d’exploser, avant que Coltrane ne donne à ce désastre un ton magnifiquement dramatique.

Gracieux final, "Psalm" est avant tout l’expression de la foi d’un homme remerciant dieu pour l’inspiration qu’il lui procure. "Psalm" est un poème mystique, une série de vers dont les accords forment les rimes. Le duo saxophone / batterie s’engage dans un dialogue mystique, monte au ciel dans un impressionnant crescendo lyrique. Pour terminer son sermon sur un écho divin, le saxophoniste ajoute quelques parties de cymbales et d’archet à son final déchirant.

Depuis sa sortie, "A love supreme" est presque systématiquement cité parmi les plus grand albums de tous les temps. Ce disque est la plus grande preuve du génie d’un compositeur, dont la virtuosité n’a désormais d’égal que le pouvoir de fascination de son mysticisme. Devant "a love supreme", l’athée le plus convaincu se met à croire en une force supérieure, l’auditeur le plus hermétique au jazz se convertit à cette grâce cuivrée. C’est un poème écrit dans une langue universelle et une religion dépassant tous les dogmes, c’est l’expression de l’âme humaine et une façon de la transcender.             

lundi 6 septembre 2021

Tool : Lateralus (Spirale et troisième œil)

C'est très difficile de décrire la musique composée par Tool, mais une chose est certaine, une fois qu'on a touché à leurs œuvres, il n'y pas de retour possible. "Lateralus" est le troisième album studio du groupe : après un "Undertow" agressif, un "Ænima" angoissant, prenant et envoûtant, Tool revient pour nous livrer là un album plus sophistiqué sur le plan technique, plus psychédélique et peut-être plus aérien. Techniquement, et sur le plan de la complexité de composition, "Lateralus" est sans doute un de leurs albums les plus aboutis (avec "10,000 Day"s et "Fear Inoculum"). L'album en lui-même est très bien construit, l'ordre des pistes s'enchaîne à merveille, d'un début plutôt agressif vers une fin plus psychédélique et aérienne (j'y reviendrai).

L'album commence donc sur le titre "The Grudge", un morceau très efficace, et sur le plan vocal un des morceaux les plus aboutis de Maynard (on retiendra son cri de 25 secondes à la fin du morceau), un ensemble très rythmique avec un mélange basse/batterie extrêmement bien construit (la présence de la basse sert presque de fil directeur à la progression du morceau, elle met en avant les quelques transitions qui marquent les ruptures entre les différentes séquences du morceau : cf. la progression de l'intro, le retour au mouvement d'intro en milieu-fin de morceau,...), et un jeu de guitare d'Adam Jones toujours dans l'expérimentation des sonorités parfaites de sa Gibson Les Paul : bref, un excellent début d'album.

Vient le premier interlude, ou morceau de transition : "Eon Blue Apocalypse". Et on en avait besoin, car après un morceau plutôt agressif et très lourd rythmiquement (au sens mélioratif du terme), une rupture calme ne fait pas de mal.

La troisième piste de l'album est "The Patient", peut-être le morceau qui m'attire le moins sur l'album, non pas qu'il soit mauvais - il est très bon - mais je trouve qu'il sort du lot parfait que compose le reste de l'album (il aurait pour moi plus sa place sur Ænima pour son côté oppressant et légèrement dérangeant). Le morceau est, selon moi, très axé sur l'harmonie chant/guitare, Maynard/Jones (cf. la fin du morceau surtout), sinon on retrouve à son habitude chez Tool une base rythmique très solide, où chaque note de la ligne de basse de Justin Chancellor est posée au millimètre pour s'harmoniser avec la batterie de Danny Carey : bref, un morceau très réussi mais qui je pense n'a pas sa place (à cet instant du moins) dans l'album.

Vient le second interlude, "Mantra", morceau que l'on peut lire à l'endroit comme à l'envers (une musique palyndromique...), qui se voudrait dans une deuxième lecture de l'album comme le lien entre les deux parties constituantes : le corps et l'esprit (je ne développerai pas cet axe de seconde lecture de l'album).

Cinquième morceau : "Schism". Là, c'est du lourd, du très lourd. Je n'vais pas pouvoir décrire le morceau, sensation indescriptible, je frissonne à chaque écoute, l'une des meilleures lignes de basse de Chancellor, et une outro à couper le souffle. Niveau complexité de composition, on atteint des sommets : 47 changements de Time Signature* tout au long du morceau, mais là où est le génie du groupe, c'est que contrairement aux autres groupes de progressif qui créent des morceaux techniquement incroyables et, en terme de composition, sidérants mais qui n'ont pas grand intérêt au delà d'exposer la qualité technique des musiciens, "Schism" va chercher dans la complexité sans la faire remarquer à l'auditeur (je vais pas non plus dire qu'on à l'impression d'écouter du 4/4 pendant 7min, mais on ne ressent pas les changements de signatures rythmiques aussi aisément que la plupart des morceaux de Metal Progressif, ce que je trouve presque propre à Tool).

Morceaux suivants, "Parabol"/"Parabola", qui marquent réellement un tout, un long morceau de 9min découpé en deux : la partie calme, la partie réellement Metal. Un morceau ultra mélodique, très rythmique, et au risque de me répéter, le chant de Maynard est encore sublime. Ce morceau est une merveille, l'intro de 3min permet de profiter de l'album tout en se reposant de la claque monumentale que nous a livré "Schism", et la deuxième partie du morceau marque une rupture techniquement très réussie, et qui sera le point de départ d'un enchaînement de morceaux plus violents, une tournure que choisit de prendre l'album qui se trouve très justifiée.

Huitième morceau : "Ticks and Leeches". La démonstration technique de Danny Carey par excellence sur "Lateralus" (on s'imagine aisément un homme à 400 bras jouer l'intro). Un bon morceau peut-être un peu long sur la fin, la partie très riffée-mélodique entre guitare et basse joue sur la longueur pour marquer la transition et la progression du riff sans qu'on la ressente ; je pense que c'est le défaut majeur sur ce morceau (bien que cela dépende de l'appréciation de chacun pour la longueur progressive, personnellement, celà ne me pose aucun problème).

Neuvième étape d'un album sans erreurs (ou très peu) : "Lateralus", chef-d'œuvre monumental de composition. Le morceau est vocalement construit sur la suite de Fibonacci** (le refrain aussi en soi, riff en 9/8, 8/8, 7/8, 987 étant un nombre de la suite). Des jolis riffs de guitare, une basse plutôt mélodique en opposition au morceau précédent plutôt axé rythmique pour la basse (surtout dans la première partie), un jeu de batterie hors du commun (Danny Carey n'est définitivement pas humain), et un solo de guitare (ce qui est assez rare dans les morceaux de Tool) très réussi, mélodiquement parfait avec des effets Wha très bien choisis. Bref, ce morceau est un chef-d'œuvre du groupe, mais l'album n'est pas fini, et vient la partie que je préfère.

The Masterpiece of Lateralus, The Holy Trinity : (Disposition/Reflection/Triad). Un enchaînement de trois morceaux qui forment un tout, avec un début aérien, très mélodique, puis une longue partie angoissante mais si belle, et une dernière partie purement instrumentale violente et brutale. Le chant de Maynard est peu présent sur ces trois morceaux, mais instrumentalement, je n'ai presque jamais entendu quelque chose d'aussi bien travaillé (à l'égal de "Shine On You Crazy Diamond" (Pink Floyd), ou toute la partie mélodique de Schuldiner sur "Symbolic" (Death)), la Wal Bass de Chancellor est ultra présente pour nous dévoiler toute la qualité de son jeu, du mélodique au rythmique, de l'expérimentation ambiante au groove, la Les Paul d'Adam Jones toujours parfaite, en recul par rapport aux autres morceaux car elle sert d'accompagnement pour une fusion guitare/basse, et le jeu de Danny Carey encore une fois hors normes (il n'est clairement pas humain). Cette composition est envoûtante du début à la fin, on rentre réellement dans la spirale émotionnelle et toute la profondeur que nous offre cet album, un orgasme auditif, indescriptible : il faut l'écouter pour le croire. Malheureusement toutes les bonnes choses ont une fin, et cet album n'est pas éternel. On retrouve après 79min de pur voyage expérimental la dure réalité des choses, nous ne sommes que mortels, et l'univers dévoilé par Tool n'est pas le nôtre.

P'tite conclusion : c'est sans doute l'album avec lequel il faut commencer pour comprendre Tool, comprendre que ce n'est pas quelque chose d'ordinaire, que ce n'est pas descriptible, que Tool est une expérience. Ceci est un avis purement subjectif, c'est le ressenti que j'ai à chaque écoute de cet album, mais qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, Lateralus ne nous laisse pas indifférent.

* La signature temporelle est une convention de notation utilisée dans la musicale occidentale pour spécifier le nombre de battements contenus dans chaque mesure et la valeur de note équivalente à un battement.


** En mathématiques, la suite de Fibonacci est une suite d'entiers dans laquelle chaque terme est la somme des deux termes qui le précèdent.

jeudi 2 septembre 2021

SLOY : Plug (1995)

 


Après les Thugs, Skippies, Kill the Thrill, Davy Jones Locker, et sans doute avant encore quelques autres très bientôt, je continue mon tour d'horizon de groupes de rock français des années 90, disparus trop tôt, n'ayant pas eu la reconnaissance suffisante et demeurant trop méconnus à mon goût. Voici un autre "spécimen" des plus intéressants ; Sloy est un trio de Béziers émigré à Rennes, jouant une musique entre pop rock énergique, noise, et rock alternatif (voire même une touche post-punk sur certains titres et notamment pour le son de guitare) ; vraiment original et avec un côté délibérément loufoque qui rend le groupe irrésistiblement sympathique.
C'est vif, frais, spontané et vocalement assez délirant. Avec un côté déstructuré qui donne une vraie touche particulière au groupe.
« Plug » est le premier de leurs trois albums, le groupe ayant juste sorti précédemment un maxi EP 4 titres « Fuse » en 1994.
Premier album et coup de maître ; déjà le disque est produit par Steve Albini, l'un des producteurs phares du rock alternatif des années 90 (Nirvana, Pixies, PJ Harvey, les Thugs*...).
Ensuite Sloy se distingue par une certaine originalité, un style propre dans ses compositions qui en font un groupe définitivement à part. Et les diverses influences - voir plus loin - sont tellement bien digérées que le mélange se transforme en cocktail explosif.
John Peel himself, grand manitou du rock en Grande Bretagne et animateur radio sur la BBC, avait fait l'éloge de "Plug", invitant même la formation à participer à une de ses fameuses "Sessions". A l'époque Sloy n'est que le septième artiste ou groupe français à y être convié. 

« First animal », sorte de noise expérimental qui débute l'album, est déroutant et peut désarçonner l'auditeur non averti.
Puis vient « Pop » le « tube », le délire, un titre excellent qu'on peut passer en boucle, une voix hallucinante de folie, épileptique, désarticulée, sorte de croisement improbable entre Devo (ou Talking Heads) et Jesus Lizard, bruitiste et farfelu à la fois. Un titre assez extraordinaire qui survole l'album et qui accroche sans être commercial (et qui vaut à lui seul l'écoute de Plug), une envie irrépressible de sauter en l'air. Je pense même que c'est l'un des morceaux les plus jouissisf et fous de l'Histoire du Rock français, ni plus ni moins...
Avec « Game », « My Flies », et le très réussi « Bad news » on est dans un registre noise rock, plus brut, plus expérimental.
« Exactly », « Many things (to wear) » et surtout « Old faces » (presque punk celui-là) sont les meilleurs titres après « Pop » et ils montrent le potentiel indiscutable du groupe.
Sloy sortira encore deux bons albums ("Planet of tubes" et "Electrelite") avant de tirer sa révérence à la fin des 90's.
A noter que le groupe a joué trois fois en live à l'émission « Nulle Part Ailleurs » sur Canal +, qui en ce temps-là avait une programmation musicale des plus excitante.
En tout cas Sloy reste l'un des groupes français les plus passionnants des années 90. Et un groupe qui musicalement sort du lot.
Soulignons également que depuis quelques années, deux ex musiciens de la formation, Armand Gonzalez (chanteur-guitariste) et Virginie Peitavi (bassiste) se sont retrouvés autour du groupe 69, projet davantage minimaliste et expérimental, pour plusieurs albums des plus intéressants.

*Même si les Thugs gardent une impression mitigée de l'enregistrement et de la production réalisée sur "Strike".

mercredi 1 septembre 2021

John Coltrane and Johnny Hartman

 


Après avoir séduit les traditionalistes les plus butés, Coltrane dû conquérir le grand public. Bob Thiele lui demanda alors de se dégoter un crooner capable de faire pleurer dans les chaumières. Aussi artificielle que soit cette démarche, elle fut d’une logique incontestable. Le grand public préférera toujours entendre un chanteur miauler ses lieux communs sur l’amour et la vie, que se concentrer sur les enchainements brillants mais alambiqués d’un grand instrumentiste. La foule trouve souvent les mélodies instrumentales trop abstraites, elle refuse de s’élever au-dessus de ses préoccupations quotidiennes. D’ailleurs, pendant que la popularité de Coltrane resta cantonnée au jazzfan, le jeune Johnny Hartman passa à la télé alors qu’il n’était encore qu’un illustre inconnu. Sauf que, tel Sinatra, il chantait des refrains bien éculés, des bluettes affreusement cucul.

Le seul événement qui justifie que l’on se souvienne du nom de Johnny Hartman est précisément le jour où Coltrane le convoqua pour enregistrer John Coltrane and Johnny Hartman. C’est pourtant bien le saxophoniste qui s’efface au profit du jeune cuistre qu’il invite. Pour ne pas empiéter sur ses chants populaires, il le laisse enregistrer seul en compagnie de sa section rythmique. L’auteur de "lush life" rajoute ensuite ses parties de saxophone grâce à la toute jeune technique du re-recording. Le plus grand saxophoniste enfile donc le costume de musicien de studio pour jeune chanteur à midinette, limite ses interventions pour laisser McCoy Tyner souligner le lyrisme du chanteur.

Cette grandiloquence boursouflée est semblable à tant d’autres miaulements des années 50/60. Ce qu’exprime ce genre de crooner, c’est les préoccupations hédonistes d’une Amérique ivre de sa puissance culturelle et économique. Le rock'n roll commence à pointer le bout de son nez, et un  Hollywood en plein âge d’or fait rêver le monde entier. Déjà un peu dépassé en 1963, le monde que chante les Hartmans est celui de Gene Kelly dans le film "Chantons sous la pluie", un univers rêveur et poétique.  

En bref ce disque est plus l’œuvre du chanteur entouré par un groupe de session qu’une véritable production de Coltrane. Le saxophoniste se contente d’ailleurs de suivre la ligne tracée par le chanteur, comme si il traduisait ses lamentations puériles dans un langage un peu plus élaboré.  La section rythmique se cale elle aussi sur le ton langoureux de ce sous-Sinatra, se frotte à son chant avec la tendresse d’un gros chat. Les musiciens ne servent ici qu’à galvaniser un chanteur manquant cruellement de personnalité, Coltrane ne se permettant de souffler que quand son invité reprend sa respiration. Le papier peint sonore tissé par les musiciens laisse tout de même entrevoir quelques merveilles, comme le solo de Tyner sur "you are so beautiful", ou la verve rythmique du duo Jones/ Garrison sur "lush life".

Mais la retenue dont font preuve ces virtuoses est frustrante, on a l’impression d’assister à une série de pièces où le rideau se baisse avant que l’on ait pu apercevoir le moindre décor. Les musiciens craquent enfin sur "autumn serenade", titre où Coltrane reprend enfin sa place de leader. Il commence alors à abandonner Hartman pour tracer sa propre voie. Suivant leur chef de file dans sa course rebelle, le duo Jones/ Garrison imprime un tempo afro cubain permettant à son saxophoniste de retrouver un peu de son originalité harmonique. Pour ne pas paraitre largué, le chanteur module sa voix pour suivre la richesse du vocabulaire coltranien. La scène est aussi pathétique qu’une course opposant un âne à un pur-sang, les artifices de ce vendeur de camelote se noient dans le torrent coltranien.   

"Autumn live" a au moins le mérite de rappeler à Johnny Hartman ce qu’il est, c’est-à-dire un clown censé ameuter les passants. John Coltrane and Johnny Hartman est aussi un produit d’appel, il entre dans la série de compromis que les artistes ont tendance à faire pour garder un minimum de popularité.

Cet album est aussi le dernier volet d’une trilogie qui permit à Coltrane de gagner le respect de ses détracteurs, tout en lui laissant le temps de remettre un peu d’ordre dans sa vie privée. Ayant retrouvé sa sérénité après avoir acquis le respect du public, il peut reprendre sa quête où il l’avait laissée.  

mardi 31 août 2021

John Coltrane : Live at the Village Vanguard

 


Ouvert en 1936, le Village Vanguard fut d’abord un haut lieu du blues. Leadbeally marqua la salle de son empreinte, nombre de ses descendants venant perpétuer le souvenir de son swing éploré. Devant eux, une troupe de poètes vinrent trouver dans leurs accords la matière capable de nourrir leur muse. Le jazz et le blues n’évoluant jamais très loin l’un de l’autre, la salle est vite conquise par les géants du bop. Art Tatum, Thelonious Monk, Charlie Parker, puis Albert Ayler et Cecil Taylord, c’est toute l’histoire du jazz qui défila entre ces murs.

Ultime foyer de résistance, dernier temple d’une culture en perdition, le club tourna encore à la fin des eighties, alors que le jazz semblait bel et bien mort. Avant de poser ses valises dans ce haut lieu, Coltrane enchaina les concerts à un rythme effréné. Loin de réciter son répertoire, il profita de la scène pour tester de nouveaux enchainements. La souplesse de ses titres les plus modaux en firent des esquisses idéales, de beaux brouillons qu’il put peaufiner dans de grands chorus de plus de 20 minutes. Les journalistes présents ces soirs-là saluèrent le nouveau roi du jazz, tressèrent ses lauriers à coups de critiques dithyrambiques.

John Coltrane enchaina alors les formations, passant du quintet au sextet, accueillant les visites d’Eric Dolphy et le swing poussiéreux de Wes Mongomery. Au fil de ces prestations, il vit progressivement la scène comme un moyen de briser le carcan de la tradition. L’auteur de "blue train" voulut alors faire de ses expériences une œuvre à part entière, enregistrer des titres qui se créeraient en direct devant le public. Lorsqu’il exposa son projet à Impulse, Bob Thiele venait d’en devenir le producteur.

Issu du label Decca, il ne connaissait absolument rien à la culture jazz. Cette lacune devint vite une force, le producteur se contentant de faire son travail sans influencer celui de ses musiciens. De leur rencontre à la mort de Coltrane en 1967, Bob Thiele sera un lieutenant fidèle, un mercenaire n’hésitant pas à suivre son maître dans ses quêtes les plus folles. "Live at the village vanguard" représente sa première production pour le label Impulse, c’est aussi un classique incontournable. Lors des quatre nuits où Trane joua au Village, le travail de prise de son fut un vrai cauchemar. Lors de ses quatre concert au Vanguard, Coltrane tourna comme un lion en cage, une machine mise en mouvement par la force de son propre swing.

Lorsqu’il trouva enfin le placement idéal pour ses micros, son bourreau Bob Thiele hérita d’une composition inédite qui n’avait pas encore de titre. En hommage à l’acharnement du producteur, le morceau fut nommé "chasin the Trane". Au final, la majorité des titres que le saxophoniste joua au Vanguard ne furent pas gravés sur d’autres albums avant "Live at the Village Vanguard". Sachant que, poussé par son perfectionnisme, Coltrane ne garda que quatre titres sur la dizaine qu’il joua en quatre jours, un trésor musical a dormi dans les tiroirs d’Impulse pendant de nombreuses années. Placé en ouverture, "Spiritual" est une fresque bouleversante tissée par le saxophone soprano de Coltrane et la clarinette de Dolphy. La basse semble s’éteindre face au chant des deux souffleurs, obligeant Dolphy à souligner le tempo dessiné par la batterie. McCoy Tyner déploie ensuite le tapis rouge à son saxophoniste, lors d’un solo lumineux dont il a le secret. Véritable caresse auditive, ses notes sont une véritable montée vers de nouveaux paradis coltraniens.

Après une introduction aussi lumineuse, Trane exécute un chorus plein de solennité. Conscient que le swingcColtranien vit encore un moment historique, la rythmique se fait la plus sobre possible, comme si la moindre de ses excentricités pouvait foudroyer l’ange Coltrane en plein vol. Inspiré par un air d’opérette, "softly as in morning sunrise" s’ouvre sur une mélodie légère rappelant les débuts de son auteur chez Prestige. Pour ne pas brusquer cette douceur, le batteur a troqué ses baguettes contre des balais, McCoyTyner accentue légèrement la mélodie de son swing de pianiste de bar louche. Passée la tendresse des premières minutes, le soprano de Coltrane sort ses musiciens de leur douce apathie. Sympathique crescendo modal, "softly as in morning sunrise" permit surtout de préparer le public pour le clou du spectacle.

"Chasin the trane" est l’œuvre d’une formation dépassée par ses propres improvisations, de musiciens touchant au sublime sans comprendre comment ils en sont arrivés là. Intégré pour la première fois ce soir-là, le bassiste Jimmy Garrison semble cribler le batteur de ses pulsations viriles. Tel un boxeur poussé dans les cordes de son ring, Elvin Jones répond avec une puissance décuplée par l’urgence de la situation. D’agresseur, Garrison devient l’arbitre d’un combat opposant un batteur chauffé à blanc et un saxophoniste déchainé. Le seul vainqueur de ce combat sera le swing, force irrésistible recouvrant les lutteurs de son aura sacrée.

Groggy par une telle lutte, les musiciens ne se rendent pas compte, lorsque les dernières notes s’éteignent, qu’ils viennent de marquer l’histoire. Sorti durant la même période que ce live, "The futuristique sound of sun ra" exploite une inspiration proche des dernières expérimentations coltraniennes. Interrogé sur ce sujet, Trane n’hésita pas à avouer que lui et l’astro black exploraient à l’époque les mêmes galaxies musicales. Archie Shepp enfonça d’ailleurs le clou en disant tout le bien qu’il pensait de "Chasin the Trane".

"Live at the Village Vanguard" est un instant de grâce éphémère légué à la postérité, un exploit d’autant plus remarquable que même ses auteurs ne comprennent pas totalement comment ils en arrivèrent là.