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mardi 4 août 2020

nouvelle rock hippie 3

"Réfléchis, tu es un poisson dans un étang. L'étang est en train de s'assécher. Il faut que tu évolues vers l'amphibien, mais il y a quelque chose qui te retient, qui te dit de rester dans l'étang, que tout va finir par s'arranger."
Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines de William S. Burroughs

New York est une ville qui vous écrase sous sa grandeur, les immeubles gigantesques semblent vous enfermer dans un tunnel urbain. Et c’est précisément ce que Clint cherchait, une ambiance froide et menaçante. La musique des Doors lui avait montré la décadence du psychédélisme, elle annonçait l’agonie d’une utopie qui ne pourrait que finir dans le sang. Il ne pouvait plus faire comme si il n’avait rien vu, et continuer à laisser son esprit divaguer sur des mélodies doucereuses.

Sur le chemin qui le menait à New York , Clint a dévoré Junkie et le festin nu , les deux grands bouquins de Burroughs. Ces livres représentent aussi une certaine prise de conscience, ils étaient l’antithèse de « les portes de la perception » , qu’Huxley écrivit quelques années plus tôt. Le récit sombre du festin nu entre en résonance avec une nouvelle qui l’avait particulièrement frappée. Il l’avait vue sur la vitrine d’un marchand de journaux, Rocky Ericson est désormais interné en hôpital psychiatrique.

Comme le chanteur de 13th floor elevator , combien de naufragés du rêve hippie peuplent les hôpitaux américains ? Les partisans du LSD lui faisaient désormais la même impression que les fous qui glorifiant encore le communisme, leur utopie s’écroule sous leurs yeux mais ils s’obstinent à aggraver le naufrage. Burroughs est un peu le Soljénitsyne du mouvement hippie, sa prose est une gifle sensée réveiller les dévots endormis. Mais, comme pour le communisme, on trouve vite un alibi à cette fascination pour la défonce. Les brebis égarées n’avaient pas l’esprit assez ouvert, leurs trips étaient perturbés par la violence de la société.

Et puis Burroughs ne parlait pas de LSD, mais d’héroïne, son frère maléfique. Les freaks t’expliquaient donc que l’héro était une « mauvaise drogue », qu’elle te maintenait dans une léthargie morbide, alors que le LSD t’ouvre au monde. Ces mêmes charlatans ne savaient t’expliquer pourquoi ceux qui la prenaient régulièrement ne redescendaient jamais de leurs délires. Les faits divers sont pleins de ces freaks qui, détruits par un mauvais trip, tuent sanguinairement leurs amis, quand il ne se jettent pas par la fenêtre.

Et , à cause de ces conneries , le petit peuple ne manque pas de nourrir une paranoïa sanglante. Encore récemment, un type a tué sa fille après l’avoir surpris au lit avec un hippie. Voilà aussi pourquoi, dans certains états, porter les cheveux long est presque aussi dangereux que ce rendre à une réunion du KKK quand on est noir. Le beauf ricain a une réflexion assez primaire, quand on lui montre un danger il tire dessus sans se poser de question.

Mais , encore une fois , on te répondra que tout ce cirque n’est dû qu’à une société pas assez ouverte. Pour les hippies le monde n’est rien de plus qu’un orchestre désaccordé, et le LSD est le métronome chargé de rebâtir une symphonie harmonieuse. En cela,  il sont encore proches de ces communistes qui t’expliquent que , si l’on meurt de faim à Moscou , si les goulags sont surpeuplés, et que le peuple est opprimé en URSS , c’est parce que le pays n’est pas assez communiste. 

Lorsqu’il pense à tout cela, un inconnu repère le roman qu’il tient négligemment.

« Avec le look que tu as tu lis Burroughs ? Tu dois être moins stupide que la masse rêveuse. »

La dessus, le grand brun au teint livide fouille dans sa poche. Lou Reed est exactement le genre de type que vous ne voudriez pas croiser au coin d’une rue. Sa démarche nonchalante révèle une sexualité ambiguë, son regard froid vous pétrifie sur place, et son cynisme est digne des junkies les plus pourris par la came. Clint est sur ses gardes , le type va sans doute sortir un cran d’arrêt , histoire de lui soutirer de quoi payer sa prochaine dose.

Mais Lou se contente d’allumer une cigarette, et feuillette le livre qu’il a pris des mains de son interlocuteur.

« Burroughs est le plus grand génie depuis Céline, un grand poète de la pourriture humaine. Et dire que mon groupe galère à cause des mêmes crétins incapables d’être touché par son génie. »

«  Ton groupe joue quand ? »

Clint avait posé cette question instinctivement, il sentait que ce personnage étrange représentait ce qu’il cherchait.

Lou le regarde, et rit nerveusement.

«  Mais c’est pas possible tu as volé tes fripes à un de ces crétins c’est ça ? Dans la ville aucun type dans ton genre n’aurait cherché à revoir un fou comme moi ! Tu m’amuses, pointe toi à la Factory demain. »

Lou ne donna pas plus d’information que ça, et partit rapidement avant que Clint n’ait pu lui demander le chemin. Le lendemain, chaque personne à qui il demandait la route le regardait avec un mélange de mépris et de dégoût, comme si il avait demandé l’adresse du bordel du coin. Lassé de ces réactions Clint avait fini par insister auprès d’un vieux beatnick. Il aura fallu que les deux hommes en viennent aux mains pour que son interlocuteur lui donne enfin l’adresse de la Factory.

Lorsqu’il franchit la porte du bâtiment, il comprend immédiatement ce qui provoquait le dégout des passants. Warhol avait créé un environnement semblable à son art , froid , artificiel , la provocation en plus. Celui qui représente la société de consommation dans ses œuvres, sans que l’on puisse deviner si il s’agit d’une glorification ou d’une dénonciation , vient de créer l’antithèse du flower power.

A la Factory , on côtoie un ramassis de travelos et de loosers assommés par la « mauvaise drogue ». Tous sont là comme des produits dans un rayon, ils attendent que Warhol les fasse sortir de leur médiocrité.

Ce soir-là pourtant, l’artiste traverse la pièce , droit comme une poutre , et n’adresse même pas un regard à ses ouailles. Arrivé sur la scène, où un groupe est éclairé par une lumière blanche éblouissante , il présente l’attraction de la soirée.

« Mesdames , Messieurs , voici l’œuvre que j’offre au rock n roll. Le Velvet Underground ! »
Ce nom ne peut que lui rappeler des souvenirs, c’est celui d’un livre qui a choqué toute l’Amérique à sa sortie. Décrit comme « pornographique » , le bouquin racontait crûment les déviances cachées dans les boîtes sado masochistes. Cet univers, le groupe le mettait en scène et en musique. Embarqués dans un rite décadent, des danseurs armés de fouets entamaient une danse érotique, leur déhanchement suivant le rythme nonchalant de Venus in furs. Cette mélodie ne vous emmenait pas dans un décor féerique, mais dans un cauchemar atrocement réaliste.  

Même la beauté glaciale de Nico avait quelque chose d’inquiétant, comme si elle représentait l’attraction pernicieuse de l’héroïne. Quant à sa voie androgyne, elle complète le tableau dérangeant dressé par le groupe. Après cette introduction glaçante, Lou prend le micro et commence son récit désespéré. L’underground vient de trouver son Dylan, celui qui racontera la gueule de bois post peace and love.

Heroin est le poème rock ultime, sa prose a la force de certains passages de l’étranger de Camus. Je pense notamment au moment où l’agresseur de l’étranger sort un couteau qui l’éblouit, et où la description est si réaliste que le lecteur plisse les yeux. Heroin fait le même effet. On devient littéralement cet homme qui « plante une épine dans ses veines » et « ne sait plus si les choses sont les mêmes », on ressent son désespoir et sa fuite dans une transe narcotique. Avec ses effets sonores, Cale travaille les décors dans lesquels évoluent les personnages Reediens, il invente un psychédélisme glacial et menaçant.

La prestation était éblouissante , c’est le rock nettoyé de ses errements niais. A la fin du concert, Lou fait signe à Clint d’approcher, et lui demande son avis.

«  Je n’ai jamais vu un truc pareil ! Le rythme renoue avec les prémices du blues, tout en lui donnant une noirceur ultra moderne. Et puis ton texte sur « heroin » en dit plus en trois minutes que Burroughs en 100 pages ! Tu as raconté la décadence des sixties. Mais, fais attention, il est encore trop tôt. Aujourd’hui, personne ne veut voir la réalité en face et, si tu leur montres aussi violemment, ils ne te le pardonneront jamais. »

Pour la première fois , Lou Reed montre un sourire franchement épanoui. Ces mots, ce sont ceux qu’il aurait voulu voir en gras sur tous les journaux dignes de ce nom. Les plus grands génies sont aussi d’affreux mégalomanes, et Lou n’est pas une exception à la règle.

« Le premier disque a fait un bide, j’ai révélé une chose que personne ne voulait voir. Mais on va bientôt virer notre pute boche et son mac prétentieux, et là on pourra produire le disque le plus violent que le rock ait porté. »

Lou n’eut pas le temps d’accomplir ses menaces. Déçus par la catastrophe commerciale que fut the velvet underground and Nico , l’égérie allemande et le publicitaire guindé prirent quelques vacances. Clint est dans le studio quand le groupe enregistre White Light White heat , et il peut constater que les déclarations de Lou Reed n’étaient pas des paroles en l’air.

Le disque, et surtout son morceau titre, montre une symbiose sismique, un mariage parfait entre la radicalité sonore du groupe et la prose décadente de Reed. La mélodie du morceau titre faisait littéralement monter cette « chaleur blanche » jusqu’à votre boite crânienne, pour la secouer à grands coups de Boogie épileptique. Malheureusement, ce déluge magnifique représente déjà la dernière éruption d’un cratère prêt à s’éteindre.                     

jeudi 30 juillet 2020

nouvelle rock Hippie 2

Top 10 tracks Rock Psyché - Dynam'Hit Webradio & Magazine

Il est bien plus facile d'être un enfant, un fou, qu'un homme adulte harmonieux. 
Aldous Huxley ; Contrepoint (1926)

Dans le véhicule , entre deux descentes d’acide , on parle plus de littérature que de musique. Huxley lisait les bonnes pages de son prochain livre, un essai à la gloire de l’acide. Pour lui, le progrès est en train de créer une humanité hystérique, enfermée dans un monde artificiel.

« La création de bébés sous cloches de verre dans le meilleur des monde n’est pas totalement une invention. Je n’ai fait que suivre la logique des événements récents. En créant une pilule contraceptive, l’homme a mis le doigt dans un engrenage dangereux. Séparer l’acte procréateur du plaisir sexuel ne peut que mener à créer des bébés dans les laboratoires. L’homme s’est radicalement coupé de la nature, il réinvente les lois biologiques.

Libérée de son rôle de procréateur, la femme pourra elle aussi passer 8 heures par jour à s’abrutir dans un bureau. Il faudra alors permettre à toutes ces femmes d’obtenir une descendance quand elles le souhaiteront, et ce peu importe les lois de la fertilité. L’enfant deviendra ainsi un produit, que l’on fabriquera selon l’idée que la plupart se font de la perfection humaine. »

Huxley eu alors un petit rire nerveux, comme si cette perspective l’amusait autant qu’elle l’effrayait.

« Le LSD est peut être notre dernier espoir de ne pas devenir une société où l’homme devient un produit standardisé. Sous l’influence de l’acide, l’esprit humain retrouve sa spontanéité, il renoue avec le monde. »

Sur cette leçon, Clint gobe un nouvel acide, alors que le précédent n’a pas fini d’agir. La dernière chose que notre héros entend, c’est le cri de Ken Kesey annonçant l’arrêt du véhicule à Austin. Il se réveille après un sommeil qui lui parait avoir duré une éternité. Transporté dans une salle aux couleurs flashy, Clint est scruté avec admiration par un homme à l’allure bizarre.

Avec sa barbe de Mariashi et son regard agité, Rocky Ericson ressemble à un freak perdu dans le désert un soir de mauvais trip. Le voilà qui se met enfin à parler après une période d’observation gênante.

« Mec tu as eu un de ces trip ! Tu nous a parlé toute la nuit d’un monde horrible, où les hommes naissent sous des cloches de verres, et où les pauvres sont condamnés à mourir sous terre. »

Là-dessus, Rocky tend ses bras dans une posture mystique, la lumière entoure son corps comme une auréole divine.

« Il faut te libérer de tes mauvaises ondes, sinon l’acide ne fera que révéler tes tourments. Avec le 13th floor elevator , on a créé la musique capable de libérer les âmes contrariées comme la tienne. »

Rocky emmène ensuite Clint dans une cave humide et lugubre, une pièce si peu entretenue qu’elle ressemble à une grotte souterraine.  Autour du groupe, des cruches en terre cuite sont disposées dans un cercle qui semble suivre le procédé d’un rituel voodoo. Rocky prend place au milieu de ses musiciens, le batteur imprime un rythme répétitif , vite rejoint par les boucles fascinantes créées par la guitare.

Placés dans les jarres, les micros restituent des sons défigurés par les échos , un magma déformant les sons comme l’acide brouille les formes. Cette musique berce Clint comme une onde purificatrice, c’est la création du trip musical parfait. Ne pouvant se retenir plus longtemps, il court vers le chanteur en hurlant.

« Il faut immortaliser ça sur disque ! Cette musique va réveiller le monde ! C’est l’incarnation du trip parfait ! » 

Sur ces mot , Ericson se dirige tranquillement vers l’image trônant au fond de la pièce. Clint avait d’abord pris cette peinture entourée de cierges pour une icône païenne, il s’agissait en réalité du premier disque du groupe.

« Garde le en souvenir de ton passage chez nous. »

Après lui avoir tendu l’album, Rocky regarde une nouvelle fois dans le vague, et commence à raconter la genèse de son groupe.

R.E :  La sortie de ce disque nous a créé tout un tas de problèmes avec les flics , on nous trouvait trop subversif , notre promotion du LSD menaçait une Amérique qu’ils croient parfaite. » 

C : Il faut dire que les Beatles eux même eurent des problèmes après que Lennon ait dit qu’ils étaient plus populaires que le christ. Alors je n’ose imaginer ce qu’a pu subir un groupe comme le tien, dont la musique est si proche d’un trip sous acide. 

RE :  Ils nous ont fait la totale , harcèlement pour des motifs douteux , garde à vue pour des motifs ridicules… Mais là n’est pas le plus grave. 

C :  Que veut tu dire par là ? 

R.E : Qu’on vit dans un pays où un type peut se faire tabasser en pleine rue sans que les flics qui l’ont amoché ne soient inquiétés par la justice , alors qu’un artiste allant trop loin risque presque sa peau. On vit dans une fédération bâtie sur des principes hypocrites. Ces principes sont surtout la pommade que l’on passe aux pauvres, pour leur faire accepter ce qu’on leur inflige. Pour le Vietnam on parle de la beauté du sacrifice pour la patrie, l’héroïsme de ces hommes luttant pour les valeurs universelles. Tout ce que l’on voit en réalité, c’est des pauvres massacrant des pauvres. Les riches ont les relations qui leur permettent d’éviter de subir les horreurs vécues par les soldats. 

C : Parce que tu crois que leur situation ici est plus enviable ? On leur promet une reconnaissance qu’ils n’auraient jamais autrement, alors les types courent. 

R.E : Mais justement ! On les habitue à cette fatalité. La télévision est une nouvelle étape dans cet abrutissement des masses laborieuses. La caméra ne montre pas la réalité, elle permet de construire une vision de cette réalité. On te montrera toujours le brave flic, défenseur de l’ordre public , luttant au péril de sa vie contre une foule haineuse. Si le type était passé quelques jours plus tôt, il aurait vu la cause de ces émeutes, il aurait filmé ces ghettos moisis et sans opportunités. 

C : Pourtant votre musique n’est pas politique. 

« Tu rigoles ? Que peut-on faire de plus politique que ça ? On éveille le grand cinéma intérieur que devrait être chaque cerveau humain, on l’encourage à se libérer des conventions. Alors oui, on n'impose pas de voies , on ne dessine même pas de doctrine , mais on montre que la réalité actuelle n’est pas une fatalité. Il faut inventer des choses folles , des trucs qui semblent sortir d’une autre planète , ça transporte les gens sur les hauteurs où l’establishment ne pourra pas les récupérer. Le quotidien est l’opium du peuple autant que la religion, sort le peuple de ses habitudes morbides et tu lui montres déjà une voie vers sa libération. »

Après avoir prononcé ces mots , Rocky Ericson se lève , et tend à Clint l’affiche d’un concert du Paul Butterfield blues band.

«  C’est leur premier passage à San Francisco. Tu as déjà croisé les groupes de ce coin ? »

« J’ai entendu jouer le Grateful Dead lors des acides test , mais leur musique n’a rien à voir avec la votre. »

« Et bien tu vois , Jerry Garcia est le portrait type de ces folkeux crasseux. Je l’ai croisé une fois il y’a quelques jours , il ne sait parler que de Dylan. »

« Dylan est quand même le guide de notre génération, parler de lui c’est parler de la révolution en marche. »

« Il l’a toujours nié, il sait mieux que quiconque que cette admiration est contre-productive. Oui Dylan est important, mais ses mots n’ont fait qu’entamer un processus de libération qu’il faut poursuivre. »

Là-dessus , Rocky se lève une nouvelle fois , et met délicatement en marche le tourne disque poussiéreux qui trône au fond de la cave. Aussitôt, un blues exotique sort de ses enceintes , la complainte se lance dans une fresque délirante.

« Tu vois, c’est la musique du futur. Si les folkeux entendent ça, on va assister à un vrai raz de marée.  Bloomfield a goûté à l’acide, il s’en est servi pour réinventer le mysticisme blues. Finies les lamentations de ramasseurs de coton ! Le blues va devenir la base d’un chant révolutionnaire ! L’hymne d’une génération qui va sauver l’humanité de la folie. »

Cette déclaration n’empêchera pas les deux hommes de passer la soirée à alterner entre les classiques d’howlin wolf , et le dernier album du Paul Butterfield blues band. Les deux artistes se complétaient magnifiquement, comme si le vieux Wolf avait consciemment écrit l’intro du blues psychédélique de ses descendants.

Ce soir-là, Clint compris que ce n’était pas seulement le blues qui s’apprêtait à changer de visage, mais la pop toute entière.      

lundi 27 juillet 2020

Nouvelle rock épisode 1 : les portes de la perception

The harsh reality behind the Merry Pranksters 'Magic Trip' | MPR News

« Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. » Baudelaire

Clint marche depuis des heures , sans réellement connaitre son but. L’important n’est pas de savoir où l’on va, mais de pouvoir continuer à marcher. Le décor qui l’entoure le rassure, il lui rappelle les grands espaces chers à Kerouac, les déserts montagneux parcourus par Dalva. Homme plein de contraste, Clint pense autant aux épopées fantastiques de Jim Harrison et Kerouac , qu’aux vieux westerns de John Wayne. Il s’attend à voir une diligence traverser à toute vitesse le décor, poursuivie par une armée de peaux rouges sanguinaires.

Il marchait au bord d’une route plantée au milieu de nulle part, une bande de béton qui semble s’être égarée au milieu de ces décors. Un grondement qu’il connait bien se fait entendre, c’est le rugissement menaçant d’une harley. La moto s’arrête juste devant lui, et le soleil dessine l’ombre monumentale de la brute qui la conduit. Les cheveux long et crasseux de l’homme lui donne des airs de barbare, dont l’apparence menaçante est renforcée par une barbe mal entretenue, et un regard plein de méfiance.

« Tu ne fais pas partie de ces crétins pacifistes au moins ? »

Cette question ramène Clint quelques jours en arrière, quand il participa à une des premières manifestations contre la guerre du Vietnam. Tout se passait presque sereinement, les manifestants chantaient les textes de Dylan et Baez devant des policiers plus amusés que tendus. Les chaînes de télés propageaient les images de cette jeunesse pacifiste, mais le conflit n’était pas encore assez avancé pour que ces réunions inquiètent le pouvoir. La violence n’arrivera que quelques années plus tard, quand l’Amérique se noiera dans ses ambitions impérialistes, envoyant ainsi des centaines de ses jeunes à l’abattoir.

Si l’ennemi paraît trop fort, alors la population devient pacifiste par lâcheté, elle se range du côté de celui qu’elle considère comme le plus redoutable. L’état répondra à cette prise de conscience par la terreur, et finira par faire tirer sur les manifestants quelques années plus tard. Tant que la majorité de la population n’avait pas une vision négative du conflit, les jeunes pouvait bien rêver de paix et d’amour sur tous les campus d’Amérique.

Pourtant, la première manifestation de Clint sera une des exceptions à la règle. Au bout de quelques minutes, des rugissements de moteurs troublent l’harmonie des protest song , et les cris d’horreur se répandent au bout du cortège. Les Hells Angels n’ont pas supportés cette réunion, elle heurte leur patriotisme niais. C’est donc une armée de colosses brandissant des queues de billard qui s’abat sur une foule de jeunes rachitiques.

Abasourdis par cette scène, les policiers ne savent comment réagir. L’esprit cartésien de ces chiens du pouvoir ne peut raisonner de manière autonome. Comme pour les militaires , le képi comprime leurs cerveaux , qui ne peuvent agir sans qu’on leur désigne un ennemi à détester. Des centaines de jeunes pacifistes se sont donc fait tabasser, devant le regard vitreux des farces de l’ordre.

La solidarité beatnick ne tenant pas longtemps face à l’instinct de conservation, Clint a fui aussi loin qu’il a pu. Il a ainsi fait des centaines de mètres, ne s’arrêtant que pour dormir un peu , tout ça pour se retrouver en face de ce qu’il fuyait. Heureusement, le colosse qui lui fait face n’a pas l’air décidé à cogner, il le sort simplement de ses réflexions par un beuglement animal.

« Tu rêves ou quoi ? »

Dans ses réflexions, Clint avait presque oublié son interlocuteur.
« Désolé , je marche depuis des heures et mon esprit a tendance à s’égarer ».
Il laisse un blanc, comme pour donner plus d’impact à son mensonge.
« Je n’ai pas réellement de convictions, je cherche juste à échapper à la folie du monde ».
La réponse était assez vague pour qu’il la lance avec conviction, et assez précise pour que l’angels y trouve ce qu’il voulait entendre. Un sourire simiesque se dessine d’ailleurs sur le visage de la brute.

« Tu es le deuxième que je ramasse sur cette route, à croire que tous les paumés s’y donnent rendez vous. Je m’appelle Barney , et je voyage avec ce mec qui veut écrire un livre sur les hells angels. »

Là-dessus , le passager du side car lui tend une main tremblante.
« Hunter S Thompson pour vous servir. » Cet homme porte ses contradictions sur son corps chétif. Blanc comme une faïence, il semble revenu de l’enfer, la terreur est aussi présente sur son visage que son regard psychotique. C’est le danger et la fébrilité réunis dans un seul homme, une violence larvée qui a trouvé à qui parler.

Après cette courte présentation, Barney lance une invitation que Clint n’ose refuser.
« Monte derrière, un type aussi bizarre que vous deux s’est pointé au QG, vous devriez bien vous entendre ». C’est ainsi que Clint vit le périple qui donna à Thompson son teint livide, la marche destructrice des Attila des temps modernes. Sur le chemin, Barney croisent de nombreux congénères, et ces rassemblements provoquent souvent des conflits sanglants.

Tous ne le savent pas, mais on ne peut défier un angels sans s’attirer la vengeance de toute l’organisation. Ces brutes provoquent et, si le type en face à le malheur de riposter ,  c’est une armée de bikers qui le massacre à coups de chaîne de fer ou de queue de billard. Les femmes ne sont pas épargnées, et nos deux voyageurs assistent médusés à une série de viols collectifs d’une sauvagerie écœurante. Lester Bang se souviendra d’ailleurs longtemps du soir où, invité dans un hôtel où les angels faisait escale , il assista au lynchage d’une jeune femme épuisée par son asservissement. Ramassée sur la route, elle était devenue l’esclave sexuelle d’un gang qui n’est pas réputé pour ses mœurs de gentlemen. Paru dans creem , le récit de l’événement n’écornera même pas le mythe bidon qui entoure le  gang.

Les angels sont comme la bonne société qu’ils haïssent, ils ne peuvent être heureux qu’en montrant leur supériorité. Ce sont des taureaux qui ont agrandi les limites de leur enclos, sans se libérer des mœurs pourris d’une société violente et arriviste. Mais même les cauchemars les plus traumatisants ont une fin, et la moto de Barney s’arrête enfin devant un camping-car coloré.

« Voilà , c’est ici que je te laisse , ce mec devrait bien s’entendre avec toi. On l’a croisé il y’a quelques jours et, vu son look, on était prêt à le faire morfler. Mais le type nous a dit qu’il avait la meilleur dope de toute l’Amérique, un truc qui te fait décoller dans le cosmos. »

La dessus, Barney regarde le camping-car avec une nostalgie qui force presque l’empathie, c’est la première fois qu’un sentiment humain semble s’imprimer sur cette face de brute.

« Alors on a accepté de lui fournir de l’essence en échange de quelques pilules bleues. Je te laisse la surprise pour ne pas gâcher ton premier trip mais je t’envie. Sur ce, je repars sur la route avec Thompson, amuse toi bien. »

Le gladiateur s’éloigne sous le regard hagard de celui qu’il a déposé ici au bout d’un périple infernal. Une voix sort rapidement Clint de son état végétatif.
« Hey mon frère ! Prêt à passer l’acid test ! »

L’invective a été lancé par un homme rondouillard et à moitié chauve, une sorte de Coluche du désert plein de bonhomie. L’homme poursuit son monologue sans que son interlocuteur ait pu répondre.

« Je m’appelle Ken Kesey , et j’ai trouvé le remède au mal  du monde lors d’un passage à l’armée. Mon boulot était simple, je prenais les drogues que l’on me proposait sous les regards inquisiteurs de scientifiques assermentés. On m’a fait goûter de tout, des substances dont je ne me rappelle plus le nom mais qui me laissaient le plus souvent assommé. La plupart des acides qu’on me filait étaient de véritables calmants pour chevaux ! Des trucs qui t’abrutissent plus violemment qu’un discours présidentiel ! Il parait même qu’ils injectent une partie de cette merde dans le réseau d’eau , histoire de maintenir la population sous contrôle. »

Clint n’en revient pas, il a face à lui l’auteur du plus grand livre de tous les temps. Il a dévoré vol au dessus d’un nid de coucou lors du festival de Newport, et les histoires de Dylan lui paraissant bien futiles à coté de cette fresque libertaire. Après son monologue, Kesey embarque rapidement son hôte dans le véhicule. A peine assis face à un groupe de folk planante nommé grateful dead , un vieil homme tend à Clint son premier acide.

« Ouvrez les portes de la perception jeune homme. »

Un tel ordre ne se refuse pas, surtout quand il est lancé par l’auteur du meilleur des mondes. L’acide fait rapidement effet, et le transporte dans un autre monde. D’un coup, la musique se transforme en énergie vitale qui irrigue son corps d’ondes bienfaisantes,  les formes se brouillent dans un torrent de couleurs hypnotiques, et les notes de musiques dansent dans un torrent de lumière.

Allongé sur le sol , Clint est comme un enfant sauvage, et toutes ses certitudes s’effondrent. Libéré de la réalité, le monde lui apparait enfin comme une éternelle source d’émerveillement, et son périple ne fait que commencer.         



samedi 25 juillet 2020

GANAFOUL : Full speed ahead (1978)

Formation :
Jack Bon : chant, guitare
Jean Yves Astier : basse, chant
Bernard Antoine : batterie



En matière de hard rock et plus généralement de rock les années 70 sont pour la France un quasi désert (avec seulement Téléphone, Magma, Ange et quelques autres). 
Avant Ganafoul – hormis Variations, les pionniers, trop méconnu – le hard rock français se résumait au néant ; grâce à Ganafoul puis Shakin’ street (il y avait certes aussi des groupes comme Bijou ou Little Bob story, plus rock que hard même si assez proches de Ganafoul finalement) il commençait tout juste à apparaître un peu même s’il faudra attendre Trust et la NWOBHM – qui a influencé tant de groupes de l’hexagone (Sortilège, H Bomb, Blasphème...) – pour voir le métal français réellement se développer. 
A cette époque, pour un groupe qui débute, les problèmes sont multiples : trouver un label, trouver des concerts voire des tournées, globalement arriver à se faire connaître (presse, radio) d’un public qui ne jure que par les groupes étrangers. Ganafoul, comme précurseur, a eu d’autant plus de mérites. Si le hard français a enfin démarré à la fin des seventies Ganafoul y a donc joué un rôle non négligeable.
 Le groupe évolue entre blues rock et hard, dans une formation trio ce qui n’est pas anodin. « Full speed ahead » est le 2e album des lyonnais, sorti en 1978, juste après « Saturday night » , et c’est peut-être le meilleur. Du hard teinté de blues comme c’était souvent le cas dans les années 70 (disons que ça se rapproche assez de Foghat, Status Quo, d’AC/DC et d’Aerosmith première période – évidemment loin de moi l’idée de dire que Full speed ahead est du niveau de Rocks ou Toys in the attic et également de groupe comme Dr Feelgood), Jack Bon le guitariste étant également un fan de Johnny Winter et Rory Gallagher. Assez proche aussi de Little Bob Story, qui à la même époque a sorti un album sur le même label que Ganafoul (Crypto), un amour commun du rock et du blues.
 9 titres sans prétention mais bien ficelés très « blood sweat and tears » (du sang de la sueur et des larmes), surtout de la sueur ici. Les meilleurs morceaux : « Nothing more » (avec son très bon refrain) , « Dealing your love », « Far from town » du très bon boogie rock et à un degré moindre « King size kiler » ; Ganafoul montre qu’il a un sens de la mélodie et des refrains, tout en restant énergique. Quant à « Trying so hard », c’est la traditionnelle ballade blues rock, archétype de ce style très en vogue des années 70, comme il y en a du des centaines ; ni meilleure ni pire que d’autres, juste dans la moyenne, en tout cas pas un des titres phares de l’album mais qui a toutefois parfaitement sa place ici.
Le groupe s’est surtout fait connaître en faisant la 1ere partie AC/DC en 79 et c’est en quelque sorte peut-être l’apogée de du groupe mais avec « Side 3 » l’album suivant Ganafoul va lentement décliner ne parvenant pas à d’adapter à la nouvelle vague du métal qui déferle (avec notamment des albums comme British steel ou Killers qui révolutionnent le hard) et à négocier le tournant des années 80. 
Rappelons encore qu’en 1978 il n’y a Ni Trust, Océan, Voie de fait, Warning, Speed Queen…juste Shakin street à ses tout débuts (76-77), qu’il faut un minimum se remettre dans le contexte de l’époque pour apprécier ce Full Speed Ahead à sa juste valeur. 
Rappelons enfin que cet album a été classé 3e meilleur disque de rock français de 1978 par les lecteurs du magazine Best derrière Téléphone et Ange. Un album à connaître pour qui s’intéresse à l’histoire du rock en France.


Tin House : éponyme



Tin House - Tin House (2011, Vinyl) | Discogs

Il est celui qui transforma le psychédélisme, l’exilé venu chercher en Angleterre la reconnaissance que son pays lui refuse. Dans la salle Londonienne, le corps d’Hendrix se secoue violemment au rythme du blues destructeur de Purple Haze. Les murs tremblent comme si le monde s’apprêtait à s’effondrer, comme si cette décharge allait détruire toute trace du passé.

En coulisse, Eric Clapton est assommé, le monstre qu’il a créé est en train de lui échapper sous ses yeux. C’est lui qui, dans le groupe de John Mayall, inventa le culte du guitare hero, et une nouvelle façon de jouer le blues. Cet homme venu de nulle par semble détruire toute sa crédibilité, il le fait passer pour un petit bourgeois récitant les leçons de ses héros misérables. Clapton doit désormais suivre le mouvement, ce qu’il fera avec brio en créant Cream.

Hendrix a aussi traumatisé le rock américain, il a montré que trois hommes peuvent sonner comme une armée de musiciens. La leçon fait des disciples. Elle se perpétue à travers le rock psychotique de blue cheers , le hard boogie de grand funk railroad, ou le blues enjoué de ZZ top. En Floride , les musiciens de Tin House tentent eux aussi de suivre la voie du blues moderne. Dans leur garage, ils improvisent à partir des grands classiques de l’experience , et reproduisent les riffs du tout jeune led zeppelin 1.

Comme Bonham , le batteur déclenche des secousses sismiques , amplifiées par une basse au grondement menaçant. Plongé dans ce bain brûlant, la guitare hurle sa joie sauvage lors de solos déchirants. Le groupe est repéré dès ses premiers concerts, et devient le plus jeune groupe signé sur un label. Sur de son succès, son label parvient à les faire participer au Festival de Bethlo.

Grande date oubliée de l’histoire du rock , ce rendez-vous annonçait ce que sera le rock n roll moderne. Fort du succès de leur premier album, les frères Allman tiennent la tête d’affiche en compagnie de Mountain et Johnny Winter. Le country blues sudiste côtoyait ainsi le proto hard rock de Leslie West , et le rock n roll puriste de Johnny Winter ressemblait à une apothéose orgiaque. L’albinos venait de sortir deux disques dépoussiérant le rock n roll des origines. Quelques jours plus tôt, son jeu supersonique avait éclipsé led zeppelin , qui l’avait embauché sur une tournée Américaine.

Et pourtant, malgré le statut de ces nouveaux géants du rock , Tin House allait être le grand héros de la soirée. Dans les coulisses, Leslie West et Johnny Winter sont scotchés par ce trio déchaîné, qui balance ses torrents acides devant un public reconnaissant. Winter prend rapidement ces jeunots sous son aile, et en fait l’attraction ouvrant ses concerts.

Leslie West tente de faire de même, mais le management du groupe siffle la fin de la récré. Le groupe doit rapidement enregistrer son premier disque, si il ne veut pas être enseveli sous la montagne de chefS-d’œuvre de ses contemporains. Les producteurs sont confiants, ils se dirigent pourtant vers une des pires débâcles de l’histoire de la musique.

Sorti en 1970, le premier album du groupe ne se vend qu’à 250000 exemplaires, un nombre ridicule pour l’époque. Beaucoup trop cru pour surfer sur la vague engendrée par led zeppelin , tin house (l’album) représente la régression d’un psychédélisme sorti de ses rêves utopiques.  

I want your body ouvre le délire sur un rock vicieux, une énergie à la Bo Diddley boosté aux hormones. 30 weight blues vient ensuite déformer ce bon vieux chicago blues, il le plonge dans un bain d’acide qui rend sa nonchalance hypnotique. Les rythmes binaires servent de rampe de lancement à des solos pleins de fuzz , une éruption Hendrixienne qui vous propulse dans le cosmos.

Good to be a king , silver star , personal gain , give me your lovin, endamus finalmus , tous ces titres suivent le même plan d’attaque. La rythmique forme un pylônne  imposant, sur lequel la guitare bâtie un édifice gargantuesque. Ces rocks ont l’allure menaçante d’un château planté au sommet de la plus haute montagne, ils écrasent le rock psychédélique de leur grandeur destructrice.

Un disque pareil serait devenu un classique, si il avait bénéficié d’une production digne de ce nom. Ne jouant qu’en première partie de Johnny Winter , Tin House s’est fait écraser par la notoriété de son protecteur. L’albinos finit par achever le trio en 1974, quand il récupère son flamboyant guitariste. Tin House était le véritable phénomène heavy rock de l’année 1969, et ce seul disque le montre dans toute sa grandeur sauvage.

 On en viendrait presque à regretter que Johnny Winter ne soit pas resté au Texas.


Sun Ra : Magic City


Magic City : Sun Ra, His Solar Arkestra: Amazon.fr: Musique

Né en 1914 , le jeune Herman vie d’abord une enfance paisible. Bon élève, il montre très vite des dons pour la musique. Dès l’adolescence, il lit des partitions, et peut rejouer une musique entendue la veille. Sa vie bascule une première fois en 1942, lorsque la folie des Japonnais fait entrer l’Amérique dans la seconde guerre mondiale. Herman est un pacifiste convaincu, et sa foi catholique l’incite à refuser de participer au conflit.

Réformé pour « trouble schizophrène », le jeune homme passe quelques jours en hôpital psychiatrique. Comme le décrivait Ken Kesey dans « vol au-dessus d’un nid de coucou », ces établissements ne soignent souvent rien d’autre que l’anti-conformisme. Le fou est d’abord celui qui refuse de voir la réalité de façon conventionnelle, et les hôpitaux psychiatriques tentent de lui imposer ce conformisme. Si certains lâchent totalement la rampe , c’est autant à cause de la pression de la bonne société, que par la faute d’une supposée maladie.  Au milieu de ces rejetés de l’Amérique, Sun Ra entre dans un sommeil agité , une révélation lui apparaît en songe.

Au réveil, il affirme que des martiens sont venus à lui, pour le supplier de quitter ses études. Selon eux, Herman doit diffuser sa musique pour sauver le monde de la décadence. A sa sortie d’hôpital , il part pour Chicago , et commence à jouer en compagnie de quelques bebopper locaux. Le Be bop est encore au sommet de son swing primitif, mais Sun Ra ne peut continuer à jouer cette vieille tradition très longtemps.

Entre deux concerts , il passe son temps dans une bibliothèque maçonnique , où il découvre l’univers mystique qui sera le sien. Il se défait alors de son nom, qui était trop lié au passé d’esclave de sa famille, et se renomme Sun Ra. Les concerts de bebop lui on permit de s’entourer d’un big band qu’il nomme l’arkestra , avant de partir vers New York.

Nous sommes déjà au milieu des années 60 , les Merry Prankers ont diffusé le LSD dans toute la ville, et les premiers freaks découvrent le charme du rock psychédélique. Débrouillard, Sun Ra parvient déjà à diffuser ses premières œuvres via un label qu’il vient de créer. Porté aux nues par les beatnik , Sun Ra débarque sur scène en se présentant comme un extraterrestre envoyé sur terre. Cette affirmation surréaliste parait presque crédible quand , déguisé en dieu égyptien , Sun Ra lance ses premières notes.

Encore lié au Be bop , sa musique part dans des structures folles ,  pose les bases du free jazz, qu’il pousse encore plus loin que ne le fera Coltrane ou Miles Davis. De 1965 à 1968 , Sun Ra et son orchestra vivent en communauté fermée , et ne sortent que pour livrer des prestations hallucinées, devant un public qui ne comprend pas ce qui lui arrive.

Sorti en 1968 , Magic City est le fruit de cet enfermement mystique. A force de jams délirantes , l’arkestra est devenu le prolongement de l’esprit formidablement tordu de son créateur. A la première écoute, ce disque vous repousse violemment, il détruit tous vos repères musicaux. La compréhension d’une telle musique ne peut être totale, ses notes sont comme des cerfs fuyant quand le voyageur approche trop.

On pense pouvoir se laisser bercer par l’écho du piano, vite rejoint par des percussions swingantes, sur fond de synthé spatial. La mélodie est presque charmeuse,  et donne l’impression d’entrer dans un bebop martien. Puis la tension monte, les flûtes se font plus stridentes, le synthé plus menaçant.
                              
Magic City est un volcan aux éruptions soudaines, une pièce dont on reconnait la cohérence sans pouvoir prévoir ses prochaines envolées. Les notes s’approchent et s’éloignent , le rythme ralentit pour accélérer brusquement, le décor se fait primitif puis futuriste.

Magic city embarque le jazz sur une autre planète, il a le charme mystérieux de Brazil ou l’armée des 12 singes. Sun Ra est le Terry Gilliam du Jazz , il emmène l’auditeur dans un monde aux règles étranges. Gilliam semblait réinventer la narration , mélangeant les évènements dans un chaos étonnement cohérent, Sun Ra fait la même chose avec ses notes.

Passé les premières réticences, ce disque devient une véritable obsession. Le primitif d’un rythme tribal brise soudainement la quiétude d’un jazz atmosphérique, nous donnant ainsi l’impression de faire un bon de 1000 ans en quelques notes. On commence alors à se demander si ce n’est pas notre société trop évoluée qui nous empêche de s’immerger totalement dans ce chaos magnifique.

La grande force de Sun Ra et l’arkestra se trouve aussi là, cette complexité semble née du hasard, comme si la musique était logiquement partie dans ces contrées inconnues. Il suffit donc de se laisser porter par cette folie douce pour ressentir toute la grandeur de ce chaos visionnaire.    
                                                                                                                                                                                     

dimanche 19 juillet 2020

Wire : Pink Flag


Wire - Pink Flag (1977, Green Labels, Vinyl) | Discogs

Nous sommes en 1977 et , après avoir conquis les Etats Unis , le punk atteint son apogée en Angleterre. Dirigée par Johnny Rotten , la déferlante punk anglaise est plus violente , plus politisée , et plus nihiliste que sa version américaine. Les clash n’ont pas encore sorti london calling , et appellent à la révolution sur des rythmes Ramonesques.

Les anglais n’ont pas connu leur Patti Smith ou leur Tom Verlaine , et ils se servent du mouvement pour crier leur rage. Le pays est en pleine crise, et le chômage devient une fatalité pour une bonne partie de la population. Ajoutez à cela les émeutes dans les quartiers de Brixton , où les noirs ne supportent plus le harcèlement policier , et vous obtenez le terreau dont se nourrit les sex pistols et leurs contemporains.

Le punk anglais n’était pas seulement une tarte lancée au visage d’un rock prétentieux, c’était le cri de rage de la génération du vide. Musicalement, le mouvement ne pouvait en rester à cette rage juvénile, il fallait proposer une porte de sortie.

Et c’est précisément ce que représente ce Wire , disque maudit d’une bande de visionnaires minimalistes. Wire sonne comme le plus américains des groupes anglais, pour eux l’esthétique punk n’est pas une formule figée. Boucles hypnotiques répétitives, les titres qui composent pink flag sonnent comme Television tentant de ressusciter le minimalisme froid du Velvet.

Pink Flag prend le punk à contrepied pour mieux le transcender, il passe par des chemins détournés pour réinventer sa verve minimaliste. Les rythmes sont lents, hypnotiques , ils ressemblent à un nouveau minimalisme industriel. Puis les instrumentaux anarchiques viennent déchirer ce chaos synth punk , et on finit par se demander où wire veut en venir.

Les titres les plus violents entrent dans un véritable tourbillon de cris rageurs, ils forment des hymnes vindicatifs portés par des riffs pesants. Pink Flag pose les bases d’un certain élitisme punk, une symphonie aride et minimaliste.

« fragile » et « mannequin » inventent une pop destroy , les mélodies sont réduites à leur plus simple expression. Quand il hausse le ton, wire se rapproche d’un mélange détonnant entre le rock gothique des damned, et la folie juvénile des ramones.

Malgré sont faible succès , Pink Flag représente une première révolution pour le mouvement punk. En montrant la voie vers un minimalisme ambitieux, le groupe a évité au punk de devenir un nouveau conformisme. De Costello aux Clash , des Pogues aux jam , tous contribueront ensuite à élargir le spectre musical du mouvement.

Après avoir annoncé cette nouvelle ère , le chaos rageur de ce disque continuera de résonner dans les hurlements dépressifs du grunge. Avec Pink Flag, Wire a fait au punk ce que les Stooges firent au psychédélisme, il l’a enterré vivant.  

Chaos anticonformiste, Pink Flag est proche de son époque sans s’y conformer, il donne des pistes pour l’avenir sans tracer de lignes claires. C’est un disque qui propose des solutions sans imposer un plan , son foisonnement l’a toujours protégé de toute récupération.

Voilà pourquoi, plus de trente ans après sa parution, il sonne encore comme si il avait été enregistré hier.