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dimanche 22 novembre 2020

Tom Petty 1


 

Tom , je te présente Elvis.

Tom Petty n’a que 8 ans quand son père l’emmène sur le tournage d’un nanar du king. Il y a des rencontres qui marquent un destin, des personnages dont le charisme universel marque même les esprits juvéniles. C’est l’histoire qui se présente à Tom à travers ce jeune rocker, dont les déhanchements scandalisent les mères de familles, et font rêver leurs filles.

Dans une Amérique où votre couleur de peau détermine encore votre culture, vos chances de réussite, et les lieux que vous fréquentez, Elvis est le premier remède au poison ségrégationniste. Aussi discutables soient-ils, ses films initiaient la jeunesse blanche au mojo des grands martyrs noirs. Il parait qu’un homme nait deux fois, que l’esprit s’éveille souvent des années après que le corps ait quitté le placenta.

C’est donc sur ce plateau, lorsqu’il serra  la main du Dieu Elvis, que le petit Tom commença à devenir le grand Petty. Et aucun Michel Ange n’était là pour immortaliser cette grande page de la bible rock. Quelques années plus tard, Tom Petty forme ses premiers groupes. Sous l’influence de Bob Dylan et d’Elvis, Tom joue un rock teinté de country folk, le tout avec la verve des grands groupes de rythm n blues.

C’est en 1974 que Tom Petty rencontre Mike Cambell et Benmont Trench. Le voyant comme un sous Springsteen, la France ne peut comprendre l’importance de cette rencontre. Les compositeurs sont comme les baguettes de leur batteur, ils ne fonctionnent que par paires. John Lennon ne sera jamais aussi bon que quand il composait avec Paul Mccartney , et je ne parle pas des Jagger/ Richard , Perry/Tyler … 

Le mythe du génie solitaire est une escroquerie, même Dylan a eu besoin du clavier d’Al Kooper pour propulser la prose de like a rolling stone vers des sommets Baudelairiens. Le noyau dur de ce qui sera les heartbreakers se fait d’abord appeler Mudcrutch, et prend la route pour rejoindre la Californie. Ce pèlerinage n’est pas anodin, ces musiciens étant aussi de grands fans des Byrds.

Originaire de Californie, le groupe de Roger Mcguin était à la pointe du lien qui se créait entre l’Amérique et l’Angleterre. Fans des Beatles, les Byrds ont utilisé les trouvailles des fab four pour propulser le folk de Dylan au sommet des charts. Si le grand Bob leur grilla la priorité, profitant du retard de ses fans pour sortir un Mr Tambourine man électrique très proche de leur version, le premier album des Byrds a quasiment fait naître le rock Californien.

Mr Tambourine man et Sweatheart of the rodeo , voilà les deux albums qu’il faut avoir écouté pour réellement comprendre Tom Petty. Les heartbreakers sont des enfants du California sound , leur musique baigne dans ses influences anglaises , s’épanouit dans ses contrées country folk.

La terre promise se montre d’abord hostile, et Tom Petty devant galérer un an avant de décrocher son premier contrat. Au fil des concerts , il commence à se faire un nom , le public restant scotché face à ce rocker à la voix Dylanienne. Lorsqu’une maison de disque accepte enfin de les engager, mudcrutch devient the heartbreakers.

Un premier album est rapidement enregistré, et il ne passe pas inaperçu. Le premier album est essentiel, c’est la carte de visite qui décidera de l’avenir d’un groupe. Si rares sont ceux qui atteignirent la perfection dès le premier essai, un premier album raté est souvent fatal. Des Stooges aux Doors , de ACDC à Neil Young , les grands groupes ont souvent entamé leur carrière par des disques explosifs. Le premier disque doit être une déclaration de guerre, le coup de clairon annonçant l’assaut d’un groupe pour conquérir le bastion rock.

Lors de l’enregistrement d’un premier album, les producteurs sont souvent trop hésitants pour imposer leurs vues, certains ne savent même pas quelle musique leur groupe joue. On se souvient par exemple de ce pauvre homme qui, pensant que les mother of invention était un groupe de rythm n blues , les emmène au studio pour produire un album « dans le vent ». Lorsqu’il entend les premières notes de Freak Out , il se précipite vers le téléphone , et annonce à ses supérieurs que ce ne sera pas tout à fait du rythm n blues.

Pas beaucoup plus à l’aise que devait l’être leur premier producteur, les heartbreakers se contentent de jouer ce qu’ils jouaient sur scène. Si leur énergie dépasse de loin le coté hippie des Byrds, Petty suit à la lettre leur plan d’attaque, en mêlant rock anglais et américain. La formule est la même, mais les ingrédients la composant ont radicalement changé.

1976 , c’est l’année de Patti Smith , des Ramones , et de Born To Run de Springsteen. Coté Anglais , Led Zeppelin a donné naissance au hard rock , qui ne cesse de déployer son armada électrique. 1976 est l’année de l’intensité , la grande crise de nerf d’une décennie qui sent déjà que sa fin est proche. Alors Tom Petty remet son héritage à jour, donnant une claque au Buffalo Springfield à travers un rock around with you épileptique.

L’auditeur a à peine le temps de respirer que Breakdown transporte ses enceintes dans les bayous qui virent naitre Petty. Un riff comme celui de Breakdown semble ressusciter tous les fantômes du blues , c’est un miracle qui se produit une poignée de fois par décennie. Mais les heartbreakers sont assez malins pour emballer cette force rugueuse dans un refrain irrésistible, comme si les Beatles collaient le refrain de baby you can drive my car sur le riff de Manish Boy.

Loin de cacher l’efficacité de son rock encore brut de pomme, cette capacité à créer des refrains mémorables souligne la cohésion d’un groupe affuté par des mois de galère. Après le blues, les heartbreakers saluent Lynyrd Skynyrd à travers le boogie Strangered in the night. Le blues se fait ensuite plus lascif sur fooled again , il nous transporte au temps béni du début des seventies. Mais c’est surtout quand il flirte avec un folk rock plus pur que Petty sonne le plus pop.

Placé au milieu de l’album, Mystery man annonce le son plus soft qui fera sa gloire. Cerise sur le gâteau californien, les heartbreakers achèvent ce premiers essai sur « american girl » , un hymne si proche des Byrds qu’on le croirait sorti de leurs tiroirs. Roger Mcguin ne s’y trompera pas lorsque, quelques mois plus tard, il reprend ce titre en concert. Tom Petty vient ainsi d’entrer dans l’histoire par la grande porte.

Galvanisé par le succès de leur premier album en Amérique , les heartbreakers enregistrent un second essai plus radical. Comme son prédécesseur, come and get it semble avoir été enregistré live. Particulièrement hargneuses, les guitares lancent des flèches rythm n blues dont le tranchant ne s’émousse pas au contact de la douceur du synthé. 

Et c’est bien la force des hearbreakers, leurs riffs chevauchent les mélodies pop du clavier comme des hussards perchés sur leurs chevaux somptueux. Benmont Tench n’entre pas en compétition avec le tranchant des riffs, comme peuvent le faire les bourrins influencés par John Lord. Il ne noie pas non plus ses collègues dans un grand chamalow sonore , son rôle est aussi modeste qu’essentiel et il ne dépassera pas le cadre qu’on lui a assigné. Son jeu est celui que tous les claviéristes devraient adopter, il donne au rock de ces collègues une couleur chaleureuse, les enveloppe dans des mélodies séduisantes.

Le travail de Benmonth Tench resplendit sur I need to know ,où ses quelques notes gracieuses suffisent à illuminer le refrain. Il faut dire aussi qu’un disque comme come and get it imposerait la discrétion au plus exubérant des claviéristes. Ceux qui se contentent de quelques paroles fleurs bleues pour ranger les heartbreakers dans le rang des groupes pour midinettes, sont sans doute les mêmes qui considéraient les Beatles comme un groupe de pop gentillette. Comme le groupe de John Lennon, les heartbreakers produisent des riffs fabuleux, leurs accents pop ne sont qu’une façon de vendre leur rock n roll.

La finesse est une puce qui irrite les beaufs, ceux qui refusent de voir ce qui se cache derrière les apparences. Ils ne comprendront pas que derrière le mince filet pop de ses refrains tubesques , Petty cache ce qui restera son disque le plus rythm n blues. Grandiose final d’un festival de riffs cinglants , my baby is a rocken roller  a un arrière-gout de satisfaction. A l’image de ce clin d’œil aux stones, come and get it montre une bande d’excités fans des Byrds s’encanaillant en flirtant avec le rythm n blues anglais.

Sorti en 1978 , come and get it devient vite disque d’or aux Etat Unis. A travers lui, le rock semble avoir choisi son avenir. Alors que les dinosaures de stades commencent à se fossiliser, alors que les gloires américaines des sixties disparaissent, Tom Petty est un des premiers représentants d’une nouvelle génération de rocker.

Ce ne sont pas les grands hommes qui font l’époque, mais l’époque qui fait les grands hommes. Alors que les vieilles gloires n’en finissent plus de mourir, alors que le rythm n blues se débat dans un dernier râle d’agonie, Petty annonce l’armistice. A bas les torpilles affirme-t-il en couverture de son troisième album, ne souillez pas la belle histoire des seventies avec des débâcles aussi lamentables que Who are you ou back and blue. Cette génération est en coma artificiel, et ce sont les hearbreakers qui vont débrancher la machine. Après un tel meurtre, Tom Petty ne pouvait que devenir le symbole des eighties naissantes.

Damn the torpedoes est d’abord le fruit de la rencontre entre les heartbreakers et James Lovine. Le producteur a commencé sa carrière en participant à l’enregistrement de born to run, le plus grand album de Springsteen. Il est ensuite devenu le fossoyeur des seventies, en contribuant largement à la naissance de ce que certains nomment le post rock. Après la séparation des Beatles, c’est avec lui que Lennon enregistre ses trois premiers albums solos. Le Beatles demandera d’ailleurs à Lovine de participer à « fame » , le tube plastique soul de David Bowie.

Sa carrière rencontre l’histoire quand il produit easter , le disque pop de Patti Smith. Grâce à lui, la prêtresse punk devient une pop star, le symbole d’une rébellion punk prenant d’assaut les radios. Fort de ce succès, Lovine coule le rock des Heartbreakers dans son moule grandiloquent. Le chant est mis en avant, les légers échos donnant à Petty le titre de Dylan des seventies.

La filiation n’a d’ailleurs jamais été aussi flagrante qu'à l’heure où le grand Bob vient de sortir Street Legal, où il vampirise le son de ses fils spirituels. Du coté des heartbreakers , le fossé séparant damn the torpedoes des deux albums précédents est vertigineux. Finis les riffs un peu gras, le grand défouloir où le rythm n blues rencontre le folk des Byrds.

Autrefois discret, le synthé ouvre l’album sur un sifflement mélodieux. Pris dans cet emballage lumineux, la guitare place ses arpèges chaleureux, ses solos décollant avec grâce à la fin des refrains. Si les heartbreakers furent un symbole des années 80, c’est qu’ils étaient plus malins que la plupart de leurs contemporains. Ici, la rythmique n’est pas laissé à un automate sans âme, l’énergie n’est pas sacrifiée sur l’autel des charts.

La batterie est plus véloce que jamais, elle est le battement qui permet aux autres de ne pas s’assoupir sur les refrains les plus pop. Chaque titre de cet album est un tube, un parfait compromis entre douceur pop et énergie rock. Avec damn the torpedoes , Tom Petty sort de l’impasse dans laquelle le rock s’était empêtré depuis la seconde moitié des seventies.

Refusant de s’enfoncer dans la même gadoue passéiste que ses ainés, Tom Petty tue le père à coup de mélodies pop rock. En plus d’annoncer officiellement le début des années 80 , damn the torpedoes place Tom Petty dans un sillon qu’il creusera seul. Alors que le pop rock va devenir plus pop que rock, que les guitares étoufferont dans une guimauve synthétique, Petty sera le seul à garder cette fraicheur. Les morts gouvernent les vivants, et l’énergie du vrai rock n roll continue de s’épanouir dans ses mélodies nostalgiques. En voulant séduire son époque, Tom Petty a produit une œuvre intemporelle.          

mardi 17 novembre 2020

Ornett Coleman : Free Jazz



 « Le jazz est l’un des arts les plus créatifs actuellement »

Cette phrase est de Kooning , grande figure de l’art abstrait , et jazzfan obsessionnel. Sa femme racontait ses heures d’exil créatif, durant lesquelles les disques de Coleman Hawkins , Lester Young , et autres barons du swing faisaient vibrer les murs de son atelier. L’homme inondait ses toiles d’éclats colorés, grandiose énergie visuelle guidée par le swing bop.

On imagine mal ce kamikaze, qui détruisait les formes, les éparpillait en une nuée de pastilles colorées, se délecter du feeling plus « soft » du Miles des années 50-60. La trompette de Miles était un drôle de poisson mystique, qui passera bientôt dans les eaux plus agitées du jazz fusion, avant de céder au free après des années de refus obstiné.

Bref , on imagine plus facilement Kooning travailler sous l’influences des charges rageuses du baron Mingus que bercé par le tapis sonore du duo Coltrane Davis. On imagine encore mieux cet homme, qui explosa toute notion de beauté visuelle, faire trembler son pinceau sous les secousses de Ornette Coleman.

Dès son premier album, les modernistes ont vu chez ce saxophoniste le messie, et ne tardèrent pas à lui inventer un titre de noblesse. Le voilà donc canonisé « père du free jazz », et tout le monde n’a pas la même vision de ce que ce « free » signifie. Les plus politisés voient dans ce terme une volonté de revenir à une musique plus inventive, et donc plus noire. Beaucoup de musiciens noirs considèrent que « les blanc ne savent pas improviser », que ce serait une aptitude réservée à ceux qu’ils méprisent tant.

Ce ne sont pas les années que plusieurs d’entres eux passèrent, planqués derrière un rideau, à entretenir le swing d’une bande de poseurs blancs, qui va contredire cette interprétation. Ce qu’il faut bien appeler le « jazz blanc » était en général plus écrit, comme si ils voyaient dans cette musique moderne le moyen de rajeunir le génie des grands compositeurs classiques.  

Ornette Coleman a produit trois albums sans se préoccuper de l’étiquette qu’on avait collé à sa musique, avant de véritablement donner un sens au mot free jazz. Prenant ses dévots au mot, il annonce la couleur dès le titre de ce quatrième album. A côté du titre de ce « free jazz » , une peinture de Kooning s’apparente à un avertissement visuel du choc auditif à venir.

Si les géants du bop créent de nouvelles structures musicales, Ornette Coleman explose ces prisons mélodiques dans un déluge paranoïaque. Dans le studio, son quartet fait face à un autre qu’il a monté pour l’occasion. Les hommes n’ont aucun plan d’attaque, aucun repère susceptible de les mener vers des chemins trop balisés. 

C’est alors une grande bataille musicale qui s’engage, les cuivres du premier quartet répondant aux roucoulements vindicatifs que lui envoie le second. C’est un nouvel art de la guerre qu’écrivent ces deux forces belliqueuses, la mitraille de la seconde section de trombones attendant que la fumée des tirs adverses se disperse pour répondre avec autant de force.

Puis, progressivement, les tirs s’échangent entre les membres d’un même groupe, mutinerie superbe évitant miraculeusement la débâcle de la cacophonie. Général de cuivres, les instruments à vents annoncent les assauts de cette armée de dingues. Une fois galvanisé par de tels cris de guerre , chaque musicien devient incontrôlable , et laisse sa spontanéité s’exprimer à grands coups de solos tonitruants.

On vous avait prévenu dès la pochette, ce miracle de spontanéité à la grandeur explosive de l’œuvre qui l’illustre. Cette inventivité va si loin, que Sun Ra sera obligé de visiter d’autres univers pour dépasser ce monument d’improvisation. Free Jazz fut enregistré d’une traite , sans coupes ni artifices d’aucune sorte, et donne enfin une définition claire de ce qu’est le jazz dit free.        

 

jeudi 12 novembre 2020

Miles Davis : fin

Le break dure depuis déjà cinq longues années lorsque la musique revient taper à la porte de Miles. Son neveu venait alors de rentrer chez lui avec son premier orchestre, et demandait à son célèbre oncle de jouer avec eux. Durant ces cinq années de retraite notre vétéran n’avait plus touché à sa trompette, qui prenait la poussière sur une table , noble excalibur qu’il croyait enterré pour toujours.  

D’ailleurs , Miles était devenu un spectateur de l’évolution de la musique , qu’il regardait avec un mélange d’amusement et d’exaspération. Le Métal et la pop faisait subir au rock ce que le rock fit subir au jazz. Il ne comprend d’ailleurs pas pourquoi tout le monde met une frontière entre ces deux médiocrités, pour le marketing sans doute. Si l’on regarde bien, ces deux musiques ont en commun d’être immédiatement « consommable » tant l’étendue de leurs sonorités est limitée. En se privant du feeling des grand bluesmen, les métalleux se sont lancés dans un grand concours de violence nihiliste. C’est à celui qui trouvera le son le plus violent, la puissance la plus assourdissante.  En principe, la pop semble faire le contraire, arrondissant les angles pour séduire le plus grand nombre.

Mais la musique n’est pas l’art de l’intensité mais du contraste, ses rythmes et ses montées en puissance sont le canevas de ses plus grandes fresques. Or, la pop et le métal des eighties en sont dénués, leur son est plat comme l’encéphalogramme de la grenouille. De ce côté-là, le rock n’a pas eu de chance en se faisant tuer par une telle médiocrité. Les jazzmen ont subi la même marginalisation , mais leurs meurtriers se nommaient John Lennon , Bob Dylan, ou Keith Richard , ça avait une autre gueule que Osbourne , Dio , et Harris.

On ne détaillera pas trop le bœuf familial que Miles fit avec les amis de son neveu. Ses lèvres ramollies se fatiguaient rapidement, son souffle n’était plus aussi juste, mais ses réflexes n’étaient pas perdus. Tous ces trucs appris tout au long de son parcours étaient encore là , bien en place , et palliaient au manque d’entrainement de son souffle vénéré.

Quelques mois après cette révélation, « the man with an horn » débarque dans les bacs des disquaires, mettant ainsi fin à plusieurs années de silence discographique. Pendant l’enregistrement, Miles a retrouvé son agilité musicale, ses cinq ans de retraite ne l’ont pas rouillé. Plus modernes, les musiciens qui l’entourent le poussent vers des contrées plus pop. Cette mise à jour tourne malheureusement au fiasco sur le morceau titre, qui ronronne comme un tube de Procol harum.

Prélude au désastreux « you’re under arrest » , le morceau titre plonge pour la première fois Miles dans la médiocrité qu’il fut si habile à subvertir. Si notre homme a su donner un vernis lumineux au rock et au funk, la pop dégouline sur sa musique en une diarrhée visqueuse. Les fans peuvent tout de même se rassurer avec le reste de l’album.

Revenu de ses explorations free , leur trompettiste favori déploie son souffle encore timide dans une jungle moins touffue. On peut voir dans ses chorus nonchalants, dans ce free qui coule désormais comme une cascade dorée, une réunion de ce qu’il est et de ce qu’il fut. Certains passages donnent l’impression que ses parrains disparus fêtent son retour dans un grand slow free.

Si il n’est pas parfait, « the man with an horn » contient tout de même assez de beauté pour être surnommé « rebirth of the cool ».

Après le retour mitigé de « the man with an horn » , Miles reprend les choses à zéro. Plus intimiste que les stades d’Osaka, la petite salle de Boston, qui accueille son retour, lui permet de reprendre contact avec son public. Sorti sous le titre « we want Miles » , le concert nous replonge dans la jungle funky que Miles ne cesse de réinventer depuis les années 70. On entre toutefois dans un univers plus rassurant et tranquille que ceux de Angharta et Pangoea. La trompette revient enfin colorer généreusement des décors moins agités, elle chorusse avec la classe de ses jeunes années. Rajeuni par ce retour inespéré, Miles se trémousse au rythme de ses chorus somptueux. Nouveau monument poussiéreux au milieu de cette fête funky, « my man’s gone now » le ramène à l’époque de ces grandes compositions orchestrales. Quelques minutes plus tard, c’est l’ambiance du Milton qui ressuscite à travers une perle écrite en 1958. A mi-chemin entre ses dernières inventions, et un passé dont il ne peut se défaire, we want miles semble transformer son auteur en grand musée du jazz. Avec cet album , les amateurs d’avant-garde durent rester sur leur faim , les autres furent rassurés de constater que le temps n’a pas émoussé le swing Milesien.

La composition c’est comme le vélo , ça ne s’oublie pas. Pour Miles , ce processus est instinctif. Son cerveau se gorge de sons et de mélodies , qu’il met en forme tel une grande manufacture musicale. Pendant ses années d’exil, son usine interne s’est mise en hibernation, et il aura fallu un album et quelques concerts pour la réveiller. Pour créer il ne faut penser qu’à ça, et nourrir son cerveau des nutriments qui feront grandir son œuvre. Voilà pourquoi, après quelques tours de chauffe, Star People marque le véritable retour aux affaires de son auteur.

Ce disque est d’abord le fruit de la rencontre entre Miles et John Scotfield. Le guitariste ravira bientôt les derniers amateurs de rock , lors d’un concert mythique en compagnie de Gov’t mule. Pour Miles , il forme un duo révolutionnaire avec Mike Stern. Aussi épris de blues que de jazz , Scotfield développe un jeu plus incisif et économe, qui astique les chromes des rythmes funky. Ecoutez ses solos dans les passages les plus apaisés, c’est le feeling sacré de Hooker , BB king et autres clochards célestes.

Gill Evans a la lourde tâche d’élaborer un plan permettant à la trompette de Miles de s’harmoniser avec ce feeling venu de Chicago. Après que l’orchestre ait fini de jammer Gill emporte les bandes chez lui , et passe des heures à réécouter les solos. A force d’écoutes attentives , il parvient à transformer ces chorus en grandes harmonies guitares / sax. Le chef d’orchestre n’a plus qu’à ponctuer les harmonies concoctées par Evans.

Mon âme de rocker me fera toujours préférer ces moments où , comme pour ne pas gêner le blues de son guitariste , la rythmique funky se tait pour le laisser exprimer son spleen. Il faut tout de même avouer que , si l’on avait gardé que ces moments glorieux , ce disque aurait sonné comme une chute de studio de l’Allman brothers band. Il faut donc saluer un synthé encore swinguant, qui danse sur le rythme dans une pop exigeante et légère. Il ne faut pas non plus oublier speak , ce slow voluptueux, qui montre que l’ombre de Coltrane plane encore sur l’œuvre de Miles. A la production Téo Macero met de l’ordre dans le génie de son poulain pour la dernière fois.

Son travail est encore irréprochable, une production claire comme une vitre neuve, à travers laquelle les compositions rayonnent comme une nuée d’étoiles. 

Sur une pochette sombre, notre parrain du jazz affiche une mine grave. Sa trompette en guise de mitraillette, Miles laisse désormais les basses œuvres synthétiques au claviériste Robert Irving. Les sifflements de ce claviériste, alliés à une production très moderne, font entrer le jazz dans les eighties.

Dans l’ensemble, Decoy est dans la lignée de Star People, la guitare plus anguleuse astiquant des chromes aux formes plus arrondies. Ce son plus soft montre l’intérêt que Miles porte à la pop moderne. Si Decoy est encore nourri par le duel entre la rythmique funk et le feeling bluesy de Scotfield, certains passages rappellent presque les soufflés mal gonflés de Supertramp. Vieux leader ramolli, Miles semble parfois tomber dans la facilité d’une pop décadente. On peut encore se rassurer en savourant ses chorus, qui sont enfin revenus au sommet de leur swing nonchalant, mais la médiocrité de l’époque commence à poindre derrière ce chant sublime.

Nous y voilà , celui qui a toujours su sublimer son époque se vautre dans sa guimauve puante. Au départ, Miles voulait réarranger quelques succès à la mode. Dans cette liste d’étrons à transformer en or, on retrouvait entre autre le human nature de toto , et time after time de Cindy Lauper. Les premières séances avancent bien, le groupe faisant tranquillement couler sa daube dans une diarrhée répugnante.  Sans doute écœuré par le grand égout musical qu’est devenu son orchestre, Miles doit interrompre les séances pour soigner sa santé déclinante.

A son retour, il change totalement de plan, et John Mclaughlin revient croiser le fer avec John Scotfield. On ne saura jamais quelle folie a poussé notre trompettiste à se soumettre à la médiocrité du top 40 , mais il est déjà trop tard pour reculer. Les dernières compositions viennent donc se greffer aux reprises précédemment enregistrées, et you’re under arrest débarque dans les bacs des disquaires. Sali par la fange pop des premiers titres, le swing de l’orchestre fond comme une guimauve. You’re under arrest est sans doute le disque le plus lamentable de la grande carrière de Miles. En intro, la voix de la pin-up sting annonçait déjà le désastre. C’est un disque à la mode produit par un homme dont l’œuvre demeurait intemporelle, un fruit pourri dans un panier de pommes dorées.

Après ce fiasco, Miles décolle pour le Danemark. Le pays souhaite lui remettre un prix pour honorer l’ensemble de sa carrière. Les prix sont la dernière médaille du travail des artistes qui s’étiolent. Al Pacino a eu l’oscar pour son rôle dans un mélodrame cul cul , Iggy Pop reçut le titre de chevalier des arts et lettres au moment où il baragouinait ses chansons françaises , mais ces loques artistiques attendrissaient toujours des milliers de vieux nostalgiques.

Pour Miles , cet enterrement sera le théâtre de sa dernière renaissance. Pour son arrivée, l’orchestre de la radio Danoise a composé une longue suite symphonique, qu’il joue face au maître. Cette grande pièce montée redonne à Miles le goût des grandes suites épiques. Cette grandiloquence, il l’avait aimé à travers les compositions des grands musiciens classiques, avant de la réadapter sur Porgy and Bess et Sketches of Spain. Lorsque vient le dernier morceau, il ne peut s’empêcher de chorusser au milieu de cette symphonie honorant son parcours. La première graine de sa dernière grande œuvre vient ainsi d’être plantée.

Quelques jours après l’évènement, Miles retourne au Danemark,  où il a réservé un studio. Il se met alors à réadapter le requiem que ce pays lui a composé. Ramené à plus de mesure par cet objectif impressionnant, sa trompette retrouve la douceur de la grande époque. Gardien de la modernité de cette musique, les claviers passent d’atmosphères solennelles proches des messes d’in a silen way , à un swing robotique.

De passage dans la ville John Mclaughlin apporte son toucher hypnotique à cette symphonie futuriste. Intitulée Aura, cette pièce montée rachète tous les errements l’ayant précédé.  On renoue ici avec les grandes symphonies modernes écrites par Gill Evans , la froideur synthétique remplaçant la chaleur de ses décors espagnols.

Mais Columbia ne s’intéresse plus à son vieux jazzman , et traine à publier ce chef d’œuvre. Ecœuré par un tel mépris, Miles trouve refuge chez Warner, mettant ainsi fin à une collaboration de plus de 30 ans. Il signe ensuite une poignée d’albums honorables, sans atteindre le niveau d’Aura , que Columbia finit par publier en 1989.

Moins de trois ans plus tard, le souffle qui a fasciné des générations s’éteint. Certains hommes ont une vie si riche , que la mort doit regretter d’emporter de tels géants. Alors que ses contemporains n’ont pas survécu à leurs excès , Miles est resté pendant plus de trente ans le musicien le plus inventif du 20e siècle .           

 

mercredi 11 novembre 2020

SOUNDGARDEN : Badmotorfinger (1991)



Après deux disques tout à fait corrects et plutôt intéressants mais loin d’être extraordinaires « UltraMega ok » et « Louder than love », qui aurait pu penser que Soundgarden allait sortir un des albums les plus marquants des années 90, pourtant riches en pépites, car rien ne laissait présager un tel brûlot, une telle déflagration ; et pourtant Badmotofinger est assurément l’un des enregistrements les plus excitants de cette décennie. 

Comme pour Alice in Chains, Soundgarden a été catalogué un peu rapidement et un peu facilement de grunge ; bien sûr l'album est sorti en pleine période grunge, bien sûr le groupe était originaire de Seattle mais mettre une étiquette grunge à Soundgarden est fort réducteur (même s'il y a évidemment des influences et des connections avec des groupes comme Nirvana ou Mudhoney).


Cet album est une vraie bombe sortie en 1991, du vrai métal alternatif, on sent les influences indéniables de Black Sabbath et surtout de Led Zeppelin mais des influences « modernisées », un son assez proche parfois de celui d'Alice in Chains, musicalement ça apporte quelque chose de nouveau, c'est à la fois lourd et puissant (même quand le rythme s'accélère Soundgarden garde une énergie qu'on qualifiera volontiers de pesante), c'est compact, cohérent, d'un bloc, où chaque musicien est là où il doit être, tel un ensemble d'abord au service du collectif.
Et puis bien sur il y a la voix assez époustouflante de Chris Cornell, qui semble souvent à la limite quand il la pousse au maximum mais qui s'avère redoutable (malheureusement il nous a quitté fin 2017).


Que des bons morceaux sur ce premier grand disque de Soundgarden, que des titres qui accrochent.
Difficile d'en sortir un du lot car il n'y a quasiment aucun temps faible (j'ai malgré tout une petite préférence pur « Jesus christ poses », « Searching with good eye closed » et bien sur les trois titres qui ouvrent l'album et qui donnent le ton (« Rusty cage », « Outshined » et « Slaves et bulldozer »). C'est clairement novateur par rapport à ce que ce qui se faisait dans les années 80 y compris dans le métal même si bien sûr en 1991 Nirvana avait déjà sorti Bleach mais dans un relatif anonymat et en cette année là la vague grunge était encore balbutiante et confidentielle. Comme si les eighties n'avaient pas existé et qu'on revenait aux vrais bases du rock (attention loin de moi l'idée qu'il n'y a rien eu de bon dans les années 80 !!).
On peut également citer « Drawing files » avec son côté boogie, un rock virevoltant  avec de très bons cuivres.

Pour moi c'est le meilleur album du groupe, meilleur que le suivant « Superunknown », davantage renommé mais essentiellement connu pour son méga tube, la ballade « Black hole sun » .
En tout cas l'un des groupes les plus intéressants des années 90 et qui a su apporter quelque chose de nouveau à ce qu'on pourrait appeler faute de mieux "métal alternatif", tout en gardant les bases des pionniers ; on peut même dire qu'après la première vague du hard rock de 69/70 puis celle de la N.W.O.B.H.M du début des années 80, celle des années 91/94 avec en premier lieu Alice in chains et Soundgarden puis à un degré moindre Machine Head et Korn a contribué à renouveler et à apporter quelque chose de neuf au métal. Et assurémment dans ce renouvellement salutaire Soundgarden occupe une place majeure.

Miles Davis 14

 Entre temps , Miles est de retour au Philarmonic Hall de New York. La ville fut son berceau artistique, le foyer dans lequel il a grandi musicalement. La grosse pomme savoura la beauté de son jazz modal, avant d’être assommée par la perfection du quintet contenant le duo Shorter / Hancock. Ce soir, le trompettiste lui présente les premiers extraits de ce qui deviendra on the corner.

 En remplaçant Mcclaughlin par Carlos Garnett et Régis Lucas , Miles a commis une erreur fatale. Notre homme ne veut plus de guitar hero emmenant son orchestre dans une grande chevauchée sanguinaire. Le coté plus expérimental de l’album qu’il est en train d’enregistrer exige des musiciens plus disciplinés, qui ne sortent pas du cadre qu’on leur a dessiné. Résultat, les deux guitaristes se contentent d’entretenir un groove rudimentaire, ils suivent un beat binaire sans vie et agaçant. Réduit lui aussi à une sobriété mortifère, le saxophoniste semble ressasser éternellement le même chorus.

En voulant maintenir son orchestre sur la rythmique formant la base de son premier album, Miles le cloue au sol. Si l’échec de ce concert doit beaucoup à sa paire de guitaristes vaguement Hendrixiens, c’est l’ensemble de son orchestre qui se contente de ce-rase motte vaguement funky. La pédale wawa de Garnett tente bien de donner un peu de vie à ces gargouillements endormis, mais c’est comme faire du bouche à bouche à un cadavre.

Sortie sous le titre « Miles Davis in concert » , cette prestation montre un trompettiste enfermé dans sa rigueur castratrice. Sans surprise, les fans de rythm n blues fuiront ces gargouillements lourdauds , et les jazzfan ne supporteront pas ce brouhaha sans feeling. Les deux ont raison , et l’échec de ce concert a sans doute déteint sur le plus abouti on the corner.

« J’ai encore besoin de toi pour le concert au Carnegie Hall »

Après son travail sur on the corner , David Liebman avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus. Il n’appréciait pas tellement cette vision abstraite de la musique, ce chaos où chaque musicien part dans son délire. Mais il a entendu le résultat des sessions de « on the corner » , et ses hésitations lui ont paru ridicules. Il n’est toujours pas fan de cette musique folle, mais il est conscient que c’est la voie du futur.

«  Je ne suis pas fan de ta musique , mais il faut avouer qu’il se passe quelque chose avec cet orchestre. »

C’est avec ces mots que David Liebman se jette aveuglément dans le bain free d’un orchestre épuré. Depuis son passage au Philarmonic Hall de New York , Miles a compris que ses musiciens avait besoin de plus de liberté. Il leur a donc libéré de l’espace, en disant adieu à son « salon indien », et en s’occupant lui-même des rares interventions du clavier.

Débarrassé de ces serpents à sonnettes, AL Foster martèle ses fûts avec la violence sauvage d’un gorille funky. En écho à ce martellement menaçant, les percussionnistes entretiennent un groove tribal. Issu du blues, Pete Cosey revisite l’héritage bouillant d’Hendrix, balance des riffs en forme de mantras acides.

Grand frelon au milieu de cette ruche menaçante, Liebman envoie ses chorus comme autant de dards perçant cette masse groovy. Le dernier jour, Azard Lawrence vient insuffler un peu de spiritualité à cette jungle hostile. Le concert paraît sous le titre grand magus , et fait totalement oublier les piteuses expérimentations l’ayant précédé.

Avec ce live , Miles perpétue son travail de subversion de la culture pop. Si l’on sent, à travers les transes les plus électriques, un hommage évident à l’œuvre Hendrixienne , les musiciens semblent visiter les terres qu’il n’a pas eu le temps de découvrir. On sait que notre trompettiste prévoyait d’enregistrer un disque avec l’enfant Voodoo , mais le grand Jimi s’est brulé les ailes avant que le projet n’aboutisse. L’ombre du dieu de la six cordes plane sur ces improvisations foisonnantes , comme si son esprit s’exprimait à travers ce magma free.

Le meilleur hommage que l’on pouvait rendre à Hendrix , c’était de partir de son œuvre pour aller plus loin , et Miles semble être le seul à y parvenir.

Après la sortie de grand magus , le vaisseau ultra free jazz de Miles se pose à Osaka. La ville Japonaise est presque une métaphore de la musique que Miles joue ce soir-là. Grande ville commerçante, c’est un vaste champ d’immeubles ultra modernes, au milieu desquels trône le somptueux châteaux d’Osaka.  

 Construit au seizième siècle, sous le règne des grands shoguns, le monument semble avoir été déposé là par des martiens revenant d’un grand voyage dans le temps. Ses buildings ultra modernes, Miles les construit à grands coups de rythmes épileptiques. Plus tribales que jamais, les percussions voient leurs échos amplifiés par les tremblements agressifs d’un clavier en pleine convulsion. Là dessus, la guitare rugit et lâche de grandes morsures stridentes. Bête sauvage planquée dans un groove touffu, elle tue enfin le fantôme d’Hendrix dans des chorus effrayants.

Au milieu de cette jungle, Miles fait furieusement penser à Sun Ra guidant sa secte solaire vers des univers inconnus. Sa trompette électrique siffle comme un gigantesque boa chassant au milieu de cette jungle menaçante. Peu emballé par cette avant-garde sauvage, David Liebman a été remplacé par Sonny Fortune.

Loin des gazouillements de son prédécesseur, Sonny est un des derniers mohicans bop tentant de s’épanouir dans cette hostilité free. Si il se fait souvent submergé par le tsunami électrique de ses collègues , les quelques interventions de l’alto ont le charme nostalgique du vénérable château d’Osaka. Comme pourrait le dire un philosophe japonais, une musique reniant son passé est aussi fragile qu’un aveugle sans son chien.

Après un second concert à Osaka, Miles sent le poids des années faire plier son corps d’athlète. Lui le sportif accompli, le trompettiste au souffle inépuisable, le gladiateur du jazz relâchant la pression des tournées en honorant la gueuse locale , paie la note de son incroyable vie.  Certains soirs, sa démarche est moins souple, ses articulations endolories limitent son souffle divin.

Or, si il y’a bien un sentiment que Miles refuse de susciter, c’est la pitié. Il ne sera jamais comme certains de ces notables de la musique, qui n’en finissent plus de crever , et promènent leur sénilité de grabataire devant des foules attendries. Alors, sentant l’inévitable déclin de sa mortelle carcasse, Miles décide de se retirer du monde de la musique.           

samedi 7 novembre 2020

Miles Davis 13


Pour rester à la pointe de l’avant-garde , Miles récupère désormais les futurs rénovateurs du jazz. C’est ainsi que Chick Corea et Dave Holland , qui révolutionneront bientôt le mouvement free au sein du quartet circle , intègrent son orchestre. Le trompettiste les a choisis pour leur capacité à improviser à partir de rien, à transformer l’imprévu en accident génial. Le nouveau quintet , qui enregistre ce live evil , partage cette capacité à sublimer l’imprévu.

Le Fender Rode de Keith Jarett dysfonctionne ? Il transforme son sifflement atmosphérique en interlude spatial sur funky tonk. Cette inventivité donna lieu à un vaste débat : face à de tels alchimistes les coupages de Teo Macero étaient-ils nécessaires ? Certains estiment que le producteur a abusé du scalpel, coupant les digressions trop longues, dans le but de respecter le format 33 tours. Beaucoup de critiques sont de grands enfants , ils réclament toujours ce que l’on a refusé de leur donner. C’est le même problème avec Berlin de Lou Reed , the sun moon and herb de Dr John , et autres albums doubles devenus simples après l’intervention de certains producteurs.

Concernant live evil , ces jérémiades capricieuses sont vite balayées par la fraîcheur de cette musique. John Mclaughlin est de nouveau invité à se joindre à ces alchimistes du free, qu’il lance sur les rails fumant de son boogie funk. Si vous trouvez déjà cette ouverture tonitruante, si vos oreilles s’affolent face à cette vague groove, dites vous que ce n’est qu’une mise en bouche.

La suite est un festival ininterrompu d’éruptions électriques, une avalanche de notes à peine apaisées par quelques rêveries atmosphériques.  Et c’est là que Teo Macero est essentiel, ses coupages empêchent l’oreille de s’endormir sur de potentielles longueurs. En taillant ainsi dans cette masse copieuse, le producteur ne garde que le nerf de cette grande charge groovy. De cette manière, l’éruption à laquelle on assiste ne souffre d’aucune faiblesse, l’auditeur est secoué en permanence par cette avalanche de notes charnelles. 

Devoir de mémoire et appât du gain oblige, l’intégralité des enregistrements ayant donné naissance à cet album seront finalement publiés dans un coffret luxueux. Leur écoute donne l’impression de retrouver le premier manuscrit de ce qui devait devenir un grand roman. C’est lourd, indigeste, et ça casse un peu la magie de l’œuvre achevée. Mais la rigueur maniaque de certains psychopathes était enfin rassasiée. En un mot comme en mille, on ne conseillera jamais assez aux fans de Miles de se contenter de ce live evil tel qu’il fut publié en 1972.

 Mesdames et Messieurs, nous arrivons maintenant face à un des plus gros ratés de l’histoire. Lorsque l’échec commercial d’On the Corner a été annoncé, des cadres auraient dû perdre leur poste, certains auraient dû changer de métier, c’est le minimum quand on s’est rendu coupable d’une telle erreur de jugement.

Revenons-en au fait. Nous sommes en 1972 et, alors que live evil vient de sortir, Miles Davis a renoué ses liens avec Paul Buckmaster. Violoncelliste de formation classique, Buckmaster gagne sa vie en se mettant au service d’un rock progressif en plein âge d’or.                                          

Lors des rencontres entre les deux hommes , Buckmaster initie Miles à la musique de Stokhausen. Pionnier de l’électronique, ce compositeur a fait du hasard une véritable méthode de composition. Pour ses premières œuvres, il choisissait une série d’indications vagues, qu’il donnait à un musicien placé dans une « cellule musicale ». En plus de ces abstractions sonores, Miles cherche à mettre sa musique à la portée des jeunes fans de rock et de rythm n blues. Il conçoit ainsi un scénario capable de faire cohabiter abstractions électroniques et groove funk rock.

Pour cela, Miles convoque dans le chaos le plus complet un orchestre composé de trois claviers, quatre guitares, plusieurs batteurs, et une section de percussionnistes. Pour épicer le tout, il rajoute ce qu’il appelle son « salon indien », c’est-à-dire une poignée de musiciens maniant sitars et tablas.

Mis dans une situation inconfortable , l’orchestre ainsi créé s’éloigne rapidement des compositions que Buckmaster a préparées pour l’occasion. La section rythmique et les guitares tissent un groove irrésistible et fiévreux , pendant que la section électronique noie son stress dans des expérimentations délirantes. 

Convoqué à la dernière minute alors qu’il était dans la salle d’attente de son docteur, le saxophoniste David Liebman doit jouer sans casque. Alors qu’il ne peut entendre ce que le reste de l’orchestre joue, on lui envoie juste le son d’une section rythmique incroyablement discontinue, et on lui annonce que sa note majeure sera le mi bémol.

Le musicien s’exécute, et c’est encore Teo Maceiro qui doit coller les pièces du grand puzzle que Miles vient de concocter. Il fait encore un travail fabuleux, et parvient à fusionner l’avant-garde la plus pointue et le groove le plus séduisant. Les rythmes discontinus et les ambiances électro indiennes lavent le funk de ses tics prévisibles. En échange, le groove de la section rythmique nous permet d’admirer les délires les plus abstraits.

Au milieu de ça, notre saxophoniste incapable d’entendre ses partenaires joue comme si sa cécité avait éveillé son sixième sens. Débarrassé de l’obligation de suivre le troupeau, ses chorus déchirants répondent de façon surréaliste à un synthé qu’il n’entendait pas, dans un grandiose dialogue de sourd.

On the corner est un disque destiné à une jeunesse avide de pop aventureuse et de rythm n blues , mais Columbia n’a rien compris. Comme unique promotion, la maison de disque envoie l’album à quelques radios spécialisées dans le jazz. Le public réactionnaire de ces stations ne comprenant rien à ce délire éléctro/ funk , l’album fait un bide.

 

Quelques semaines plus tard, Herbie Hancock sort head hunter. Le disque est si proche d’on the corner , qu’il semble sorti du même moule. Sauf que sa maison de disque fait preuve de plus de discernement, et diffuse l’album sur des stations dédiées au rock et au rythm n blues. Résultat , toute une jeunesse se précipite sur l’album , qui fait un carton. A l’époque, la seule réaction des cadres de Columbia aurait été de se dire « C’était donc ça ! »           

 

                                                                                                                          

Miles Davis 12


Après ce long intermède en studio, revenons quelques mois en arrière. Nous sommes en 1970, quelques jours avant la sortie de Bitches Brew, dans le mythique Fillmore. Ceux qui me lisent régulièrement doivent se dire que cette salle de San Francisco est un passage obligé dans beaucoup de mes articles. Cette salle était, pour le rock, le lieu où naissent les légendes. Lors de son passage, Miles a le charisme du dernier mohican jazz au milieu de sauvages rockers. Il est le dernier jazzman populaire, celui qui a su absorber le cancer du rock pour renforcer son œuvre.

Refusant de servir d’introduction à Steve Miller , Miles Davis arrive volontairement en retard , obligeant ainsi son successeur à monter sur scène avant lui. La première fois, le gérant de la salle est furieux. Connu pour son caractère bien trempé, Bill Graham est connu pour avoir traité Jagger de « petit con », après que celui-ci ait refusé de faire un rappel. Heureusement, quand le trompettiste prend place, sa colère disparait instantanément.                                     

Faire une avant-première de Bitches Brew est impossible, les couleurs électroniques de Teo Macero sont impossibles à reproduire sur scène, et aucune partition n’a été écrite. L’orchestre de Miles n’est plus une entité monolithique voguant vers des terres inconnues, mais une tribu de musiciens où chacun nourrit les délires abstraits de l’autre.

Le clavier bourdonne comme un frelon métallique, la trompette et la batterie envoient leurs chorus comme des boules de peinture explosant sur le mur de l’avant-garde. Cette grande toile pleine de lumineuses taches sonores dessine des paysages proches de la magic city de Sun Ra. Imaginez la surprise de ces rockers, se prenant en pleine face les délires synthético jazz du trompettiste mystique. A côté de ce qu’ils entendent, même les Mothers of invention méritent de se renommer Mother of conservation. C’est que Miles a repris l’inventivité de leur rock chéri, et le subvertit dans une électro jazz futuriste.

Pour se mettre les sauvages qui constituent le public dans la poche, le Quintet laisse Mclaughlin s’épanouir sur le boogie funky « Willie Nelson ». Bill Graham est ravi, ce spectacle a des airs de bataille historique. Après cette prestation, Miles ne lâche plus notre colosse de la trompette. 

Depuis sa dernière prestation, le fillmore a déménagé au Roseland Balroom, mais a gardé son grandiose attirail sonore et lumineux. Le light show crée une bulle marécageuse, à travers laquelle percent les ombres des musiciens, telles des âmes voodoo. Pour percer le mur du son créé par ses virtuoses électriques, Miles a remplacé Wayne Shorter par le saxophoniste Steve Grossman.

 L’orchestre entre entièrement dans le bain du free , détruisant toute les barrières imposées par son propre répertoire. Les morceaux mutent , fondent , et se mêlent dans une grande transe électro jazz. On pense encore à l’arkestra , tant ces nouveaux mages du free créent un gigantesque trou noir , qui absorbe l’esprit de l’auditeur . Secoué par des claviers délirants, le saxophone perce cette masse synthétique  dans une série de déchainements épileptiques.

 D’abord disponible uniquement au Japon, ce concert est sorti en 2003 sous le titre in fillmore west. Les enregistrements montrent un groupe qui emmène le jazz dans le cosmos, une folie qui rend les expérimentations psychédéliques vulgaires.

Pour prendre la mesure du génie de ces cosmonautes du jazz, il faut rappeler que l’oreillette n’existait pas. Assourdi par la puissance sonore de la section électrique de l’orchestre, chaque musicien était comme enfermé dans sa bulle synthétique, sans pouvoir entendre ce que les autres jouaient.  

Revenons encore un peu en arrière , en 1969 , année du festival de Woodstock , et surtout de celui de l’isle de Wight. Il ne faut pas oublier que c’est la première édition de ce grand concert anglais , mis en place en 1968 , qui a inspiré son petit frère yankee. Un an plus tard , alors que les «  quelques jours de paix et de musique » viennent de s’achever , la seconde édition de l’isle de Wight fait pâlir les hippies. Le festival de l’isle de Wight , c’est la grande musique débarrassée de l’idéologie niaise des bisounours amerloques , un récital qui dépasse largement les quelques fulgurances du tas de boue peace and love. Un jour , l’histoire rendra justice à ce véritable « festival du siècle ».

Quand le présentateur demande à Miles ce qu’il compte jouer , celui-ci répond « appelle ça comme tu veux ». Le maitre a lâché son répertoire historique , et ses concerts sont de grands pots-pourris, où l’on reconnait quelques bribes de ce qui deviendra bitches brew. Pour diriger son orchestre , Miles se contentait d’indiquer quelques notes . Capté par la sensibilité infaillible de ses chauves-souris virtuoses, ce signal met en branle une machine folle.

Hommes de la pampa , les musiciens évoluent dans cette forêt sonore avec l’égalité des grands fauves. Le rythme binaire s’enroule parfois autour de la rythmique binaire , somptueux boa enlaçant un arbre rempli de lumineuses vermines. Les musiciens évoluent entre ces cimes avec l’agilité des grands fauves, la souplesse d’écureuils sautant d’arbre en arbre.  Derrières les cimes de ces grands arbres , se cachent l’ombre de celui qui a planté la première graine.

Après avoir enfermé ses délires dans un carcan bop , Miles cède, s’inspire enfin du free d’Ornett Colemann. Dans le contexte de ce festival, ce qui aurait pu être vu comme un aveu de faiblesse devient une autre preuve du génie Milesien. Gigantesque éponge plongée dans un océan free , notre trompettiste a bu son abstraction jusqu’à la dernière goutte , et la renvoie dans un torrent d’harmonie dissonante. Clou du spectacle, Mclaughlin rejoint le groupe le dernier soir , et remet l’orchestre sur les rails fumant de son boogie électrique.