Rubriques

vendredi 20 août 2021

John Coltrane : My favorite things

 


Derrière Duke Ellington, un homme rondouillard souffle dans un drôle d’instrument. A mi-chemin entre la clarinette et le saxophone, ce drôle de biniou donne au swing ellingtonnien un lyrisme fascinant. L’Amérique est un peu passée à côté des exploits de Sydney Bechet, il n’eut jamais l’aura d’un Louis Armstrong. Abandonné par sa mère patrie, le saxophoniste soprano, car c’est ainsi que se nomme sa grosse clarinette, se consola dans les bras de Marianne. La France admirait ce lyrisme un peu fleurs bleues, ce chant rêveur et hypnotique. Le pays de Verlaine et Baudelaire vit en lui un poète des sons, un esthète avec qui il vécut une longue histoire d’amour.

Malheureusement, Coleman Hawkins, Dizzie Gillepsie, Thélonious Monk, tous ces géants firent vite oublier la flute enchantée du grand Sydney. Le saxophone soprano disparut donc du paysage musical pendant de nombreuses années, jusqu’à cette date historique. Nous étions dans les derniers jours du duo Coltrane/ Davis, lorsque le trompettiste offrit à son plus grand musicien son premier saxophone soprano. Ce cadeau fut autant pour le remercier que pour se débarrasser d’un instrument qui, selon lui, ruinait les lèvres des trompettistes et saxophonistes. Son embouchure est en effet très fine, ce qui fait vite perdre aux saxophonistes qui l’utilisent trop la solidité des lèvres indispensable à ces musiciens.

Coltrane connaissait bien sûr les classiques que Bechet façonna avec ce grand bâton cuivré, mais il voulut aller plus loin. De l’aveu de Miles, entendre Coltrane jouer du soprano donnait l’impression d’écouter un long et bouleversant gémissement. A partir de là, le saxophoniste pris un malin plaisir à ressortir régulièrement son soprano, même si le saxophone ténor resta toujours son instrument de prédilection. Il l’utilisa un peu sur "the avant garde", mais la folie de ses partenaires ne lui donna pas l’occasion d’explorer l’instrument comme il l’aurait voulu.

Lorsqu’il entre en studio en 1960, la situation est bien différente. D’abord, Coltrane a rencontré McCoy Tyner, le pianiste qui fut pour lui ce que Bill Evans fut pour Miles Davis, c’est-à-dire un catalyseur. Dans son jeu aérien, l’auteur de "blue train" retrouva les espaces où il s’épanouit en compagnie de Monk. Le jeu de Tyner lui laissa les mêmes espaces de liberté, lui ménagea de grandes pages blanches qu’il pouvait remplir de sa brillante prose. Pour compléter ce qui restera son quatet mythique, Steve Davis tient la basse et Elvin Jones s’occupe de la batterie.  Des sessions que le groupe effectua en 1960 naquirent trois albums mythiques, trois pierres angulaires de l’œuvre coltranienne.

Puisque nous parlions précédemment de saxophone soprano, ouvrons le bal avec "My favorite things", dont le morceau titre représente un des plus beaux hommages rendus à cet instrument. McCoy Tyner ouvre le titre sur quelques notes semblant s’inscrire dans la lignée de "kind of blue", la musique ajoutant un peu de solennité à cette mélodie. Puis vient le premier riff de Coltrane, fascinante valse indienne où son instrument chante d’une voie enjouée. Celui qui n’a pas encore écrit "a love suprem" semble donner une âme à son instrument, comme si son souffle insufflait à cette grande flûte une voie presque humaine. « Je veux que ma musique rendent les gens heureux » dit-il un jour , c’est peut être ici qu’il y parvient le mieux. En s’inspirant du tube de Julie Andrew, Coltrane écrit un des points d’orgue du jazz modal. Sa flute enchantée fait danser cet enchainement rudimentaire, comme un serpent hypnotisé par la virtuosité d’un vieux fakir.

En treize minutes, l’enchainement se fait plus sombre et lent, avant de s’accélérer dans une danse euphorique. Quand Trane ne peut s’empêcher de tisser ses somptueux tapis volants, la rythmique martèle le motif central, sur lequel notre Aladin du jazz peut se poser en douceur. "My favorite things" est une merveille que son auteur ne cessera de réinventer par la suite, l’adaptant à toutes ses évolutions.

Si la suite de l’album est un peu moins brillante, le quartet plane tout de même au-dessus de la mêlée. Socle d’acier du groupe, Steve Davis permet à chacun de prendre son solo lors d’une brulante reprise de "Summertime". "Everything we say" annonce quant à lui une inspiration que Trane ne tardera pas à approfondir. Le souffle qui mit le feu au bop s’y fait plus doux, caresse les tympans pour mieux marquer les esprits. Un peu moins original, "but not for me" n’en déploie pas moins un superbe swing bop.

De ce premier album, on retiendra surtout une superbe valse indienne et la classe d’un quartet au sommet de son art. Le Bechett du jazz modal ne fait pourtant qu’annoncer le début de son nouvel âge d’or.           

samedi 14 août 2021

John Coltrane : Giant Steps

 


Miles ne put plus retenir celui qu’il voyait désormais comme un élément essentiel de sa musique. En quelques mois, les progrès fulgurants de Coltrane ont totalement comblé le fossé qui le séparait de Miles. L’auteur de "Lush Life" demanda alors sa liberté, sa notoriété commençait à grandir et il souhaitait se consacrer pleinement à sa carrière. Miles parvint à le retenir en lui trouvant un manager capable de lui dénicher des concerts réguliers. En échange de ce coup de pouce, il demanda simplement à son saxophoniste de participer à l’enregistrement du prochain album. "Kind of blue" devint donc le dernier disque du duo Coltrane/Davis, même si Trane rejoindra ensuite son ancien patron sur deux titres de l’album "Someday my prince will come".

Je ne m’attarderai pas sur "Kind of blue" et la période modale de Miles, j’ai déjà eu l’occasion d’en parler en détail dans le numéro de Rock In Progress qui lui est consacré. Quelques jours après sa participation au chef d’œuvre de Miles, Coltrane entama les sessions de "Giant Steps". Il venait alors de signer un contrat avec le label Atlantic. Fondé en 1947, la maison de disques s’est d’abord spécialisée dans le rythm'n blues, avant de se convertir au jazz moderne grâce à Dizzie Gillepsie. En 1956, le label entra de plain pied dans l’avant-garde en signant Charles Mingus. De cette collaboration naquirent trois des plus grand chefs d’œuvre du bassiste : "the clown", "pithecanthrop erectus" et le plus traditionnel "blues and roots".

"Giant steps" s’inscrit clairement dans la série de chefs d’œuvre du jazz moderne qu’Atlantic produisit à cette époque. Dans le studio, le saxophoniste commença à se démener avec deux nouvelles compositions. "Giant steps" et "Naima" formèrent le cœur de l’album à venir, mais leurs enchainements alambiqués menèrent d’abord Coltrane dans des impasses. Sur les deux premières séances, aucune harmonie ne se dégagea de cet improbable enchainement de notes. Mais Coltrane n’est pas du genre à abandonner pour si peu. Au fil des sessions, une harmonie se met progressivement en place. Trois ratés plus tard, les versions définitives sont enfin mises en boite. Ayant trouvé la clef de voute de sa nouvelle musique, Coltrane enregistre les cinq autres titres sans difficulté.

"Giant steps" s’ouvre donc sur le morceau qui lui donne son titre, où le saxophone se déchaine comme un lance flamme carbonisant les repères du bop. Dans sa course folle, il pulvérise le record de vitesse détenu jusque-là par Charlie Parker. L’oiseau ne planait pas à plus de 450 notes par minute, alors que Coltrane parvient à en aligner plus de 540. Cette vitesse rapproche au maximum les notes, leurs permettant ainsi de fusionner dans de grands monolithes protéiformes. La critique parla de « tapis de son », mais c’est plutôt un torrent qui se dessine ici. "Giant steps" s’ouvre sur un thème assez classique, la rythmique ronronnant discrètement pour ménager le déferlement cuivré à venir. Une fois sa vitesse de croisière atteinte, Coltrane multiplie les modes sans perdre sa fluidité, il change le cours de son torrent sans qu’il ne déborde dans de grandes inondations cacophoniques.

Countdown et Mr PC  poursuivent ce travail de Poséidon du swing, les chorus formant autant de tsunamis broyant les digues de la tradition jazzistique. La révolution coltranienne fut également une révolution mélodique, "Cousin Marie" flirtant avec le groove du funk, plusieurs années avant que celui-ci ne régénère la musique de Miles Davis. Plus apaisé, "Spiral" creuse le sillon modal de "kind of blue". Cet apaisement trouve son apothéose sur "Naima", hymne à l’amour où l’énergie virtuose de Coltrane fait place à un lyrisme minimaliste.

Le souffle intimiste de l’auteur de "Blue train" est d’une beauté saisissante, ses notes se prolongeant voluptueusement, comme si le temps n’avait pas prise sur une telle beauté. Comme subjugué par une telle classe, la basse et la batterie marquent discrètement le rythme. Coltrane affirma par la suite que Naima fut une de ses plus grandes réussites, c’est en effet une des plus belles ballades de l’histoire du jazz.

"Giant steps" s’inscrit entre le bop et ce qui arriva après sa mort. Le jazz modal annonçait une nouvelle ère que Giant Steps confirma. C’est surtout l’œuvre d’un musicien qui maitrise désormais tous les registres au point de les réinventer, d’un virtuose capable de briller sur tous les tempos.                  

John Coltrane : Soultrane

 


Malgré son engagement avec Blue Note, Coltrane n’en a pas tout à fait fini avec le label Prestige. Durant l’année 1958, le saxophoniste effectua plusieurs sessions d’enregistrements, dont le résultat sera réparti sur des albums dont les sorties furent étalées de 1958 à 1960. Le cas Coltrane divisa alors la critique en deux camps. D’un côté, les traditionalistes haïssaient ses bavardages effrénés. Ils affirmèrent que le swing est une beauté fragile, une force qui s’épanouit dans de grands espaces. Dans toute musique digne de ce nom, les silences comptent autant que les notes jouées. La beauté musicale nait de cet art d’élargir et de réduire les espaces entre les notes, d’inventer une nouvelle logique temporelle. Pour les traditionalistes, Coltrane ne laissait pas assez d’espace pour créer une mélodie digne de ce nom, toute beauté étouffait sous sa virtuosité prétentieuse.

D’autres voyaient déjà dans cette vivacité les prémices d’un nouveau jazz, une façon de repousser des barrières obsolètes. Ces deux visions furent incarnées par le duo John Coltrane / Miles Davis, qui devint vite l’alpha et l’oméga du jazz moderne. Parmi la multitude d’albums tirés des sessions de Coltrane pour Prestige, on retiendra surtout l’excellent "Soultrane". Composé majoritairement de classiques du jazz et du répertoire populaire, "Soultrane" est un parfait résumé de ce que fut le swing coltranien. Ses titres furent enregistrés en quartet avec Arthur Taylord et les indéboulonnables Red Gardland et Paul Chamber.

Placé en ouverture, "Good bait" est l’œuvre du maître du bop Todd Dameron. Le titre s’ouvre sur un rythme de valse, une mélodie baroque à partir de laquelle le saxophone de Trane prend son envol. Quand ses chorus s’accélèrent, on pense inévitablement à Charlie Parker, qui se serait fait une joie de virevolter en compagnie d’un musicien si vif. Entre passé et futur, le quartet de Coltrane se réapproprie ce classique du bop, en fait un autre jalon de son parcours. Red Garland et Paul Chamber partent dans une improvisation, où une rythmique abrupte que n’aurait pas reniée Thélonious Monk côtoie la sobriété douce de Bill Evans. Après cet intermède, Coltrane décolle vers des sommets de virtuosité. Loin de se bruler les ailes, notre Icare du swing virevolte à une vitesse ahurissante, avant d’atterrir majestueusement sur le thème qui ouvrit le titre.

Après avoir laissé libre court à son excentricité, le saxophoniste enfile de nouveau le costume de l’interprète appliqué. Si "I want to talk about you" suit scrupuleusement la mélodie écrite par Billie Ekstine, le jeu lumineux de Gardland et la douce pulsation de Chamber suffisent à sublimer le chant cuivré de Trane. Celui-ci se lâche ensuite sur "You say you care", un thème de music-hall qu’il embarque dans un crescendo impressionnant.

Vient ensuite "Theme for Ernie", sompteux spleen cuivré saluant la mémoire de Lester Young. L’album se clot sur "Russian lullaby", une chanson d’Ella Fitzgerald que le quartet explose dans un grand feu d’artifice bop. Comme pour amadouer la mélodie, Red Garland la caresse de ses notes gracieuses. Cette volupté monte au ciel comme une fusée, avant que la cymbale d’Arthur Loyd n’annonce le premier bouquet pyrotechnique. Coltrane prend alors un malin plaisir à exploser ce qui fut une ballade pleine d’élégance. Le jeu très rythmé de Trane s’agite dans de grandioses spasmes, tels les battements d’ailes d’une libellule hystérique.

Ce qui fut annoncé lors du passage de John dans l’orchestre de Monk se concrétise enfin ici. En entendant "Russian lullaby", Ira Gliter parle pour la première fois de « sheets of sound » (tapis de sons). Voilà pourquoi "Soultrane" est un passage incontournable de la légende coltranienne. En saluant le passé, Trane parvint enfin à imposer son jeu comme une étape majeure de l’histoire du jazz.

Ces fameux tapis de sons n’ont pas encore atteint le sommet de leur splendeur, mais l’on commence déjà à en parler avec plus de respect.              

vendredi 13 août 2021

John Coltrane : Blue Train

 


Dès son arrivée au studio Blue Note, Coltrane fut traité comme un roi. Le label lui laissa d’abord la liberté de choisir les membres de son orchestre. Pour l’épauler, il sélectionna deux souffleurs bien connus du milieu bop. Au trombone, il désigna Curtis Fuller, qui fit ses premières armes au côté des frères Adderley. Issu de l’orchestre de Dizzy Gillepsie, Lee Morgan tint la trompette. Pour la section rythmique, Coltrane conserva le contrebassiste Paul Chamber, qu’il associa à la frappe virile de Phily Jo Jones. Ce dernier fit ses classes dans l’orchestre de Charlie Parker, avant de rejoindre Miles Davis en 1955.

Une fois la formation en place, John Coltrane répète longuement, jusqu’à atteindre les sons qu’il a en tête. Contrairement à Prestige, Blue Note paie les répétitions des musiciens, ce qui convient bien mieux à la méthode de travail du saxophoniste. Contrairement à son ex patron Miles, Coltrane a besoin de chercher sa voie pendant de longues minutes, il n’est à l’aise qu’après avoir frôlé la perfection au terme de longs moments d’improvisation. Conscient qu’elle assiste à un moment historique, sa maison de disque lui précise qu’il peut enregistrer autant de prises qu’il le souhaite. "Blue Train" et "Lazy Bird" seront donc enregistrés en trois prises, ce qui tranche avec un certain purisme jazzistique.

Nombreux sont ceux qui tinrent à ce que le jazz reste une musique improvisée, un instant éphémère capté sur le vif. Avec "Blue train", Coltrane affirma au contraire que le disque de jazz est une œuvre qu’il convient de peaufiner. Il utilisa donc une technique nouvelle pour isoler le solo de piano effectué sur la seconde prise de "Blue train" (le titre). Notre docteur Frankenstein du swing le greffa ensuite à une troisième prise qui lui parut plus réussie.

Le résultat est une merveille capable de convertir les auditeurs les plus réfractaires au swing bop. Les cuivres ouvrent le bal tels des clairons annonçant une cérémonie solennelle. Le piano souligne la grandeur d’un riff qui résonne encore dans nos esprits quand Trane entame son solo. Comme touché par la grâce, le saxophoniste oublie toutes ses hésitations, ses notes pleuvent comme une merveilleuse mitraille. Les arpèges s’étendent sans fin, fascinant monologue que le tromboniste et le trompettiste ne rejoignent que pour donner plus de corps à ce discours. Drew et Chamber ménagent ensuite un entracte où la finesse virtuose du premier donne un peu de douceur à la rythmique carrée du second. Le groupe s’unit enfin dans un final reprenant l’irrésistible riff d’ouverture.

"Moment’s notice" renoue ensuite avec un bebop plus léger, une énergie insouciante rappelant les clubs où cette musique naquit. Porté par une rythmique crépitant comme un feu de joie, les cuivres virevoltent comme une troupe de voltigeurs. Tentant encore une fois de battre des records de vitesse, Coltrane enchaine les arpèges avec une agilité déconcertante.

Si "Lush life était construit" pour exhiber la virtuosité du saxophoniste, "Blue train" est un véritable travail de groupe. Sur "Locomotion", c’est d’ailleurs Philly Jo Jones qui prend le contrôle des opérations. Ses breaks explosifs sont le charbon permettant à la locomotive Coltrane de lancer la machine sur un train d’enfer. Ses chorus font des étincelles sur les rails posés par la contrebasse, les notes cristallines du piano graissent les rouages de cette belle mécanique. Un riff s’imprime au milieu de cette course effrénée, un motif pétaradant qui s’inscrit durablement dans la mémoire de l’auditeur.

Coltrane nous refait ensuite le coup de "Lush life" (le titre), son saxophone troquant sa fougue contre un lyrisme digne de Miles Davis. "Lazy Bird" permet ensuite à chaque musicien de saluer l’auditeur, les solos se succédant avec une cohérence remarquable.

Encore aujourd’hui, beaucoup voient "Blue train" comme l’ultime aboutissement de l’œuvre coltranienne. Réduire John Coltrane à ce disque reviendrait toutefois à résumer les Beatles à "Revolver". "Blue Train" referme la période « classique » de son auteur, cette réussite l’incite désormais à aller plus loin. Il tentera bien de participer à quelques sessions d’enregistrement sous la direction de Cecil Taylord ou Ray Dropper, mais le costume de musicien de studio devint trop étroit pour lui. C’est à ce moment qu’il est rappelé par le seul homme encore capable de le diriger. Le retour de Coltrane dans l’orchestre de Miles Davis ne dura que quelques mois, mais ces quelques mois changèrent à jamais la face du jazz.           

jeudi 12 août 2021

John Coltrane : Lush Life

 


Entre deux concerts au "Five spot", Coltrane dirigea ses premières sessions d’enregistrement. Celles-ci s’effectuèrent en deux parties, accompagnées par un personnel hétéroclite. Parmi cet assemblage, on peut surtout signaler la présence de Art Taylord, qui travailla régulièrement avec Coltrane entre 1957 et 1959. Fait rare pour l’époque, Coltrane décide de se passer de pianiste sur presque tous les titres qui constituent cet enregistrement. Cette décision fut sans doute influencée par Sonny Rollins, qui tenta une expérience similaire sur les albums "Tenor madness" et "Way out west". Doutant encore des capacités commerciales de son poulain, Prestige ne sortit le résultat de ces séances qu’en 1961, au moment où son auteur partait déjà vers d’autres galaxies musicales.

Ecouter Lush Life donne l’impression d’assister à la naissance d’un nouveau monde, de se trouver devant les balbutiements d’une révolution qui bouleversa la nation jazz. Libéré de toutes contraintes, Coltrane tente de tisser ses premiers tapis de son. Ses broderies sont encore un peu approximatives, son jeu trop lent l’oblige à ralentir le rythme pour relier ses chorus entre eux. Malgré ses limites, le jazz coltranien s’affirme déjà comme une invitation au voyage. "I love you" s’ouvre sur un chorus de saxophone sonnant comme un charmeur de serpent indien, avant que les percussions ne flirtent avec les rythmes d’Afrique.

Encore limité techniquement, Coltrane parvient tout de même à remplir chaque espace, à illuminer chaque silence. Sur le slow "Like someone in love", son souffle sait rester véloce sans être agressif, c’est un torrent déchainé qui s’écoule voluptueusement. Coltrane est déjà le Proust du jazz, d’une phrase il écrit une fresque, donnez-lui quelques secondes et il y met ce que certains se contentent d’aligner sur un album. Ses notes ne sont pas encore assez rapides pour fusionner, elles dévalent la pente du rythme comme un éboulement merveilleux. Coltrane fait de chaque chorus une attaque torrentielle, son souffle ne s’apaise que pour relier ses déchainement entre eux, comme les scènes d’un grand film.

La section rythmique se contente de déballer un swing carré et sobre, un projecteur rythmique braqué sur le futur héros du jazz moderne. Sur "Trane slow blues", la basse et la batterie posent discrètement les rails sur lesquels roule ce TGV du saxophone. La machine cuivrée tourne alors à plein régime, dessine de foisonnants paysages autour de cette route rythmique. Après trois premiers titres qui forment une sympathique entrés en matière, nous entrons dans le cœur de cet album. Lush life (le titre) fut arrangé par Billy Stayhorn, le fidèle arrangeur et compositeur de Duke Ellington. Ce titre annonce aussi l’arrivée du pianiste Red Garland, qui sera un maillon essentiel du prochain album.

Red Gardland s’inscrit dans la lignée du jazz modal qui sera bientôt popularisé par Miles Davis, son jeu nonchalant et mélodieux rappelle la classe sobre de Bill Evans. Devant un clavier aussi classieux, Coltrane montre une autre facette de sa virtuosité naissante. Son swing nerveux se fait nonchalant, il accélère et ralentit le rythme avec une légèreté de funambule. Le saxophone caresse donc le doux tapis harmonieux de Red Gardland dans le sens du poil, se pose sur cette étoffe avec les précautions que l’on doit à une telle beauté.

A sa sortie, on reprochera à ce Lush Life son côté trop scolaire, cette rythmique si répandue dans le jazz de son temps. Si Coltrane n’est pas encore l’explorateur qu’il deviendra par la suite, "Lush life" est assez maitrisé pour poser quelques jalons de sa carrière. Invitation au voyage, douceur mystique sur la mélodie du morceau titre, déchainement de notes qui ne demandent qu’à s’accélérer pour former de splendides étoffes.  

Si ces bandes ne furent pas publiées, le petit monde du jazz sent bien que Coltrane prépare quelque chose de grand. Quelques jours après ces enregistrements, il enchaina les sessions pour d’autres musiciens afin de se débarrasser du contrat le liant à Prestige. Ses obligations remplies, il entre dans le prestigieux catalogue du label Blue Note. Son nom rejoignit ainsi celui d’Art Blakey, de Sonny Rollins, de Cannonball Aderley. Alors que son nom apparait au milieu de la crème du jazz moderne, John Coltrane commence l’enregistrement de ce qui sera son premier chef d’œuvre.              

mercredi 11 août 2021

John Coltrane 5

 


Arrivé dans le studio de New York, Coltrane aperçut une silhouette familière. Quand l’homme vint le saluer, le doute ne fut plus permis. Cette allure rondouillarde, ce physique potelé en forme de haricot, ce ne pouvait être que Coleman Hawkins. Celui que l’on appelle "the hawk" (le faucon) n’est rien de moins que le père du saxophone ténor. Sans lui, les jeunes jazzmen seraient encore en train d’imiter Louis Armstrong. La légende raconte qu’il atteignit le sommet de son art à Paris, lorsqu’il se mit à jammer en compagnie d’un manouche français nommé Django Reinhardt.

Si cette thèse est très répandue en France, rare sont les Américains pouvant imaginer que la plus américaine des musiques instrumentales doive son renouveau à un Français. Ce qui est sûr, c’est que le hawk a joué avec Django en France, ce qui est déjà suffisant pour entrer dans la légende. Lorsque le père du saxophone ténor revint en Amérique, Lester Young vint le défier sur la scène d’un bar New Yorkais. Coleman Hawkins n’aimait pas ce genre de joute instrumentale, mais il ne pouvait se défiler sans passer pour un lâche. Le duel dura toute la nuit et personne ne put dire qui en sortit vainqueur. Le hawk bâtit d’impressionnantes cathédrales sonores, des constructions alambiquées montées avec rigueur.

Lester Young avait un jeu beaucoup plus aérien, ses chorus furent l’opium du peuple jazz, de merveilleux paradis artificiels sonores. Coleman Hawkins avait encore une logique de musicien d’orchestre, il traitait la mélodie avec les égards dues à une grande dame, réduisait ses bavardages au maximum pour mettre en valeur l’effort d’autres musiciens. Lester Young annonçait déjà l’ère des petites formations, les big bands devenaient trop chers et les saxophonistes devaient s’adapter.

Il n’empêche que tous les saxophonistes, dont Coltrane, se sont fait les dents sur le "Body and Soul" d’Hawkins. Ce qui pour lui fut un aboutissement, devint le point de départ de toute une génération qui ne demandait qu’à dépasser ce modèle. La musique, comme la révolution, mange ses enfants. C’est exactement ce qui se passa lors des séances de "Monk’s music". En réunissant le maitre et l’élève, Monk annonçait le début de l’ère moderne. Si Hawkins se jette sur les silences avec l’agilité d’un oiseau de proie, il ne cherche pas à faire plus que souligner la beauté du thème, ses chorus se contentent de sonner comme le prolongement logique des mélodies. Ses interventions ont le charme suranné de vieux meubles, la beauté respectable des grandes créations d’antan.

Puis vient le moment où le pianiste annonce le début de la révolution : « Coltrane ! Coltrane ! »

John zigzague alors entre ses cassures rythmiques, met admirablement en valeur le feeling Monkien. Nous n’avons pas encore affaire au tapis de son qui fera sa gloire, mais à un swing véloce, un feeling nerveux se réappropriant et prolongeant les enchainements que Monk lui lance. Si Coltrane n’est pas encore mûr pour prendre la tête d’une nouvelle génération de jazzmen, sa prestation sur "Monk’s music" montre qu’il fait déjà partie de ses représentants les plus brillants. Quelques jours après cet enregistrement, Trane accompagne Monk pour son grand retour sur scène.

Ce retour se fit dans la légendaire sale du "Five spot", le repaire où Alen Ginsberg et Jack Kerouac venaient découvrir le futur du jazz. Spécialisé dans l’avant-garde, la salle a déjà reçu Cecil Taylord , viendront ensuite les premières expérimentations free d’Ornett Coleman et la prestation historique d’Eric Dolphy.

Le passage de Monk et Coltrane dans cette salle prestigieuse ne donnera malheureusement naissance à aucun enregistrement correct. Capté quelque jours plus tard, le "live at Carnegie Hall" permet enfin de découvrir la symbiose unissant Monk et Coltrane. Présent dans le public ce soir-là, Miles Davis fut bluffé par l’agilité de son ex-saxophoniste. Le trompettiste eut lui aussi l’occasion de jouer avec ce géant du piano, mais il ne trouva pas sa voie dans cette arithmétique complexe. Immortalisé sur l’album "the modern jazz giant", cette prestation fait partie des passages de sa carrière qu’il préfère oublier.

Si Miles fut aussi à l’aise avec la musique de Monk qu’un orateur s’adressant à une foule dont il ne connaît pas la langue, Coltrane semble maitriser tous les ressorts de la grammaire Monkienne. D’instinct, il sait quand s’étaler dans un long solo, à quel moment écourter ses bavardages pour ponctuer un enchainement. Les silences entretenus par le pianiste sont des bulles dans lesquelles il teste un nouveau son. Quand il part dans ses chorus, c’est un feu d’artifice où les notes pleuvent comme de lumineuses étincelles. Puis le piano imprime un swing, énorme tronc autour duquel Trane s’agite comme un fauve en furie.

Toujours en mouvement, son souffle s’éloigne de la mélodie dans d’impressionnantes digressions, avant de rejoindre le piano dans une danse irrésistible. Coltrane et Monk ont le même désir de réécrire les règles du jazz, chacun se nourrit de l’excentricité de l’autre. La vélocité unique de Coltrane remplit ces trous qui dérangeaient tant le public, gonfle à bloc ces bulles de silence sans les déformer. Cette façon d’enchainer les notes avec autant de virtuosité que de classe s’inscrit dans la lignée de ce que fit en son temps Charlie Parker.

A certains moments, mis en transe par la virtuosité de son saxophoniste, Monk se mit à danser comme un shaman possédé par une force mystique. Au fil des concert, il a vu son élève grandir progressivement,  jusqu’à atteindre les sommets qu’il gravit ici. Ce soir-là au Carnegie Hall, les doutes qui entouraient le jeu du grand Monk s’évaporent. A partir de cette date personne n’osera plus le traiter d’escroc ou de clown. Ses notes se prolongeant pendant de longues secondes, ses cassures rythmiques tordant le cou à la tradition musicale, tout cela trouvait grâce à Coltrane une explication évidente.

De son coté, Trane trouva dans cette musique l’assurance qu’il lui fallait pour commencer à s’imposer. La musique que le duo joua au Carnegie hall enterra un passé révolu, elle annonça un nouvel âge d’or du jazz. A partir de cette date, le swing du jazz évolua régulièrement. Si Coltrane fut souvent à la pointe de ces évolutions, c’est grâce à un Monk qui récolta enfin la reconnaissance qu’il méritait.          

mardi 10 août 2021

John Coltrane 4

 


Monk est un génie maudit, il est au jazz ce que Louis Ferdinand Céline est à la littérature, l’inventeur d’un nouveau langage. D’abord, il y a ce swing, discret et omniprésent à la fois, cette façon d’être aussi indispensable quand il joue que quand son instrument se tait. Monk pouvait tricoter la plus fine dentelle musicale, enchainer les notes avec une délicatesse de joaillier du swing, puis tout détruire d’une note brutale. On ne comprit pas tout de suite cette manie de disséminer les dissonances comme autant de trappes où tombèrent ses partenaires non avertis.

La musique de Monk est une musique urbaine, une arithmétique sonore inspirée par le brouhaha de la ville. La seconde passion de Monk fut les maths, pour lui les descendants de Mozart et de Pythagore suivaient une logique proche. Mais l’époque n’était pas prête à glorifier un tel Archimède du jazz. A ses débuts, on se moqua de ses dissonances, on le prit pour un escroc se cachant derrière une fausse virtuosité. Durant cette période, il dut sa survie au soutien de la baronne de Koenigswater, qui l’hébergeât lors de ses mois les plus difficiles. Quand naquit le bop, Monk eut des engagements plus réguliers. Il joua alors avec Charlie Parker, qui fit partie des rares saxophonistes capables de s’épanouir dans les espaces laissés par son jeu. Les silences entretenus par le pianiste furent de véritables rampes de lancement pour celui que l’on appelait déjà l’oiseau.

Cette parenthèse enchantée fut aussi courte qu’historique. Quelques mois plus tard, en 1951, Monk raccompagna Bud Powell après un concert. Une voiture de flics les obligea à s’arrêter, ce qui ne laissa pas à Bud le temps de planquer l’herbe qu’il avait posée sur le siège arrière. Les bleus n’eurent aucun mal à trouver la drogue, mais il fallait que Monk dénonce son ami pour qu’ils puissent le mettre en garde à vue. Monk savait bien que la dope appartenait à son ami, mais il refusa de le donner aux flics. Les forces de l’ordre confisquèrent donc sa cabaret card, avant de lyncher le pauvre Budd. Déjà fragile psychologiquement, Bud Powell ne se remettra jamais totalement de ce traumatisme.

Quand à Monk, il savait bien que le priver de sa cabaret card revenait à lui enlever sa principale source de revenu. Il avait bien signé un contrat avec le label Blue Note, mais les disques qu’il enregistrait régulièrement ne se vendaient pas. Il ne dut encore sa survie qu’au soutien financier et moral de la baronne de Koenigswater, qui l’hébergea pendant une partie de cette période sombre. Quand Trane le rejoignit à New York, le grand Thelonious venait juste de récupérer sa précieuse carte, mais il voulut instruire son jeune ami avant de remonter sur scène.

La technique pédagogique de Monk fut assez basique. Le premier jour, il donna les partitions à Coltrane avant de s’éclipser. Le saxophoniste s’acharna plusieurs jours sur ces partitions, se cassa les dents sur cette folle arithmétique. Parfois, Monk réapparut pour jouer quelques mesures avec Coltrane. Au bout de quelques secondes de jeu, il fit une drôle de tête avant de dire « Ce n’est pas comme ça qu’il faut le jouer ». Il partit donc de nouveau, pour ne revenir que plusieurs heures plus tard. Ce manège dura plus d’un mois avant qu’il ne s’installa au piano, se mit à jouer avec son saxophoniste, puis le gratifia d’un grand sourire : « Ça y est tu l’as ! »

Ce soir-là, au milieu des 122 chats de la baronne de Koenigswater, le swing Coltranien poussa ses premiers cris. Malgré ses progrès, Coltrane n’a pas encore abandonné les démons qui lui valurent d’être rejeté de ses orchestres précédents. Carburant à l’héroïne, le saxophoniste arriva en retard à sa première séance d’enregistrement avec Monk. Pour éviter de perdre de l’argent, le pianiste a alors enregistré la majeure partie de l’album seul. Quand Trane débarqua enfin, il ne restait plus que le titre Monk’s mood à enregistrer. Les premières mesures démarrèrent, le titre se mit en place, mais Monk dut encore hurler sur son saxophoniste pour qu’il joue sa partie.

Cet incident sera le déclic dont il avait besoin. Peu après ces séances, Coltrane retourne à Philadelphie, où il s’impose un régime strict fait d’eau et de fruits. Pendant cette période, il affirma avoir reçu la visite de dieu. Cette légende fut racontée dans les notes de pochette de « A love suprem », elle influença aussi une bonne partie de l’œuvre coltranienne.  Après une semaine d’exil, c’est un Coltrane clean qui revint à New York pour participer à l’enregistrement de l’album Monk’s Music.