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jeudi 12 novembre 2020

Miles Davis : fin

Le break dure depuis déjà cinq longues années lorsque la musique revient taper à la porte de Miles. Son neveu venait alors de rentrer chez lui avec son premier orchestre, et demandait à son célèbre oncle de jouer avec eux. Durant ces cinq années de retraite notre vétéran n’avait plus touché à sa trompette, qui prenait la poussière sur une table , noble excalibur qu’il croyait enterré pour toujours.  

D’ailleurs , Miles était devenu un spectateur de l’évolution de la musique , qu’il regardait avec un mélange d’amusement et d’exaspération. Le Métal et la pop faisait subir au rock ce que le rock fit subir au jazz. Il ne comprend d’ailleurs pas pourquoi tout le monde met une frontière entre ces deux médiocrités, pour le marketing sans doute. Si l’on regarde bien, ces deux musiques ont en commun d’être immédiatement « consommable » tant l’étendue de leurs sonorités est limitée. En se privant du feeling des grand bluesmen, les métalleux se sont lancés dans un grand concours de violence nihiliste. C’est à celui qui trouvera le son le plus violent, la puissance la plus assourdissante.  En principe, la pop semble faire le contraire, arrondissant les angles pour séduire le plus grand nombre.

Mais la musique n’est pas l’art de l’intensité mais du contraste, ses rythmes et ses montées en puissance sont le canevas de ses plus grandes fresques. Or, la pop et le métal des eighties en sont dénués, leur son est plat comme l’encéphalogramme de la grenouille. De ce côté-là, le rock n’a pas eu de chance en se faisant tuer par une telle médiocrité. Les jazzmen ont subi la même marginalisation , mais leurs meurtriers se nommaient John Lennon , Bob Dylan, ou Keith Richard , ça avait une autre gueule que Osbourne , Dio , et Harris.

On ne détaillera pas trop le bœuf familial que Miles fit avec les amis de son neveu. Ses lèvres ramollies se fatiguaient rapidement, son souffle n’était plus aussi juste, mais ses réflexes n’étaient pas perdus. Tous ces trucs appris tout au long de son parcours étaient encore là , bien en place , et palliaient au manque d’entrainement de son souffle vénéré.

Quelques mois après cette révélation, « the man with an horn » débarque dans les bacs des disquaires, mettant ainsi fin à plusieurs années de silence discographique. Pendant l’enregistrement, Miles a retrouvé son agilité musicale, ses cinq ans de retraite ne l’ont pas rouillé. Plus modernes, les musiciens qui l’entourent le poussent vers des contrées plus pop. Cette mise à jour tourne malheureusement au fiasco sur le morceau titre, qui ronronne comme un tube de Procol harum.

Prélude au désastreux « you’re under arrest » , le morceau titre plonge pour la première fois Miles dans la médiocrité qu’il fut si habile à subvertir. Si notre homme a su donner un vernis lumineux au rock et au funk, la pop dégouline sur sa musique en une diarrhée visqueuse. Les fans peuvent tout de même se rassurer avec le reste de l’album.

Revenu de ses explorations free , leur trompettiste favori déploie son souffle encore timide dans une jungle moins touffue. On peut voir dans ses chorus nonchalants, dans ce free qui coule désormais comme une cascade dorée, une réunion de ce qu’il est et de ce qu’il fut. Certains passages donnent l’impression que ses parrains disparus fêtent son retour dans un grand slow free.

Si il n’est pas parfait, « the man with an horn » contient tout de même assez de beauté pour être surnommé « rebirth of the cool ».

Après le retour mitigé de « the man with an horn » , Miles reprend les choses à zéro. Plus intimiste que les stades d’Osaka, la petite salle de Boston, qui accueille son retour, lui permet de reprendre contact avec son public. Sorti sous le titre « we want Miles » , le concert nous replonge dans la jungle funky que Miles ne cesse de réinventer depuis les années 70. On entre toutefois dans un univers plus rassurant et tranquille que ceux de Angharta et Pangoea. La trompette revient enfin colorer généreusement des décors moins agités, elle chorusse avec la classe de ses jeunes années. Rajeuni par ce retour inespéré, Miles se trémousse au rythme de ses chorus somptueux. Nouveau monument poussiéreux au milieu de cette fête funky, « my man’s gone now » le ramène à l’époque de ces grandes compositions orchestrales. Quelques minutes plus tard, c’est l’ambiance du Milton qui ressuscite à travers une perle écrite en 1958. A mi-chemin entre ses dernières inventions, et un passé dont il ne peut se défaire, we want miles semble transformer son auteur en grand musée du jazz. Avec cet album , les amateurs d’avant-garde durent rester sur leur faim , les autres furent rassurés de constater que le temps n’a pas émoussé le swing Milesien.

La composition c’est comme le vélo , ça ne s’oublie pas. Pour Miles , ce processus est instinctif. Son cerveau se gorge de sons et de mélodies , qu’il met en forme tel une grande manufacture musicale. Pendant ses années d’exil, son usine interne s’est mise en hibernation, et il aura fallu un album et quelques concerts pour la réveiller. Pour créer il ne faut penser qu’à ça, et nourrir son cerveau des nutriments qui feront grandir son œuvre. Voilà pourquoi, après quelques tours de chauffe, Star People marque le véritable retour aux affaires de son auteur.

Ce disque est d’abord le fruit de la rencontre entre Miles et John Scotfield. Le guitariste ravira bientôt les derniers amateurs de rock , lors d’un concert mythique en compagnie de Gov’t mule. Pour Miles , il forme un duo révolutionnaire avec Mike Stern. Aussi épris de blues que de jazz , Scotfield développe un jeu plus incisif et économe, qui astique les chromes des rythmes funky. Ecoutez ses solos dans les passages les plus apaisés, c’est le feeling sacré de Hooker , BB king et autres clochards célestes.

Gill Evans a la lourde tâche d’élaborer un plan permettant à la trompette de Miles de s’harmoniser avec ce feeling venu de Chicago. Après que l’orchestre ait fini de jammer Gill emporte les bandes chez lui , et passe des heures à réécouter les solos. A force d’écoutes attentives , il parvient à transformer ces chorus en grandes harmonies guitares / sax. Le chef d’orchestre n’a plus qu’à ponctuer les harmonies concoctées par Evans.

Mon âme de rocker me fera toujours préférer ces moments où , comme pour ne pas gêner le blues de son guitariste , la rythmique funky se tait pour le laisser exprimer son spleen. Il faut tout de même avouer que , si l’on avait gardé que ces moments glorieux , ce disque aurait sonné comme une chute de studio de l’Allman brothers band. Il faut donc saluer un synthé encore swinguant, qui danse sur le rythme dans une pop exigeante et légère. Il ne faut pas non plus oublier speak , ce slow voluptueux, qui montre que l’ombre de Coltrane plane encore sur l’œuvre de Miles. A la production Téo Macero met de l’ordre dans le génie de son poulain pour la dernière fois.

Son travail est encore irréprochable, une production claire comme une vitre neuve, à travers laquelle les compositions rayonnent comme une nuée d’étoiles. 

Sur une pochette sombre, notre parrain du jazz affiche une mine grave. Sa trompette en guise de mitraillette, Miles laisse désormais les basses œuvres synthétiques au claviériste Robert Irving. Les sifflements de ce claviériste, alliés à une production très moderne, font entrer le jazz dans les eighties.

Dans l’ensemble, Decoy est dans la lignée de Star People, la guitare plus anguleuse astiquant des chromes aux formes plus arrondies. Ce son plus soft montre l’intérêt que Miles porte à la pop moderne. Si Decoy est encore nourri par le duel entre la rythmique funk et le feeling bluesy de Scotfield, certains passages rappellent presque les soufflés mal gonflés de Supertramp. Vieux leader ramolli, Miles semble parfois tomber dans la facilité d’une pop décadente. On peut encore se rassurer en savourant ses chorus, qui sont enfin revenus au sommet de leur swing nonchalant, mais la médiocrité de l’époque commence à poindre derrière ce chant sublime.

Nous y voilà , celui qui a toujours su sublimer son époque se vautre dans sa guimauve puante. Au départ, Miles voulait réarranger quelques succès à la mode. Dans cette liste d’étrons à transformer en or, on retrouvait entre autre le human nature de toto , et time after time de Cindy Lauper. Les premières séances avancent bien, le groupe faisant tranquillement couler sa daube dans une diarrhée répugnante.  Sans doute écœuré par le grand égout musical qu’est devenu son orchestre, Miles doit interrompre les séances pour soigner sa santé déclinante.

A son retour, il change totalement de plan, et John Mclaughlin revient croiser le fer avec John Scotfield. On ne saura jamais quelle folie a poussé notre trompettiste à se soumettre à la médiocrité du top 40 , mais il est déjà trop tard pour reculer. Les dernières compositions viennent donc se greffer aux reprises précédemment enregistrées, et you’re under arrest débarque dans les bacs des disquaires. Sali par la fange pop des premiers titres, le swing de l’orchestre fond comme une guimauve. You’re under arrest est sans doute le disque le plus lamentable de la grande carrière de Miles. En intro, la voix de la pin-up sting annonçait déjà le désastre. C’est un disque à la mode produit par un homme dont l’œuvre demeurait intemporelle, un fruit pourri dans un panier de pommes dorées.

Après ce fiasco, Miles décolle pour le Danemark. Le pays souhaite lui remettre un prix pour honorer l’ensemble de sa carrière. Les prix sont la dernière médaille du travail des artistes qui s’étiolent. Al Pacino a eu l’oscar pour son rôle dans un mélodrame cul cul , Iggy Pop reçut le titre de chevalier des arts et lettres au moment où il baragouinait ses chansons françaises , mais ces loques artistiques attendrissaient toujours des milliers de vieux nostalgiques.

Pour Miles , cet enterrement sera le théâtre de sa dernière renaissance. Pour son arrivée, l’orchestre de la radio Danoise a composé une longue suite symphonique, qu’il joue face au maître. Cette grande pièce montée redonne à Miles le goût des grandes suites épiques. Cette grandiloquence, il l’avait aimé à travers les compositions des grands musiciens classiques, avant de la réadapter sur Porgy and Bess et Sketches of Spain. Lorsque vient le dernier morceau, il ne peut s’empêcher de chorusser au milieu de cette symphonie honorant son parcours. La première graine de sa dernière grande œuvre vient ainsi d’être plantée.

Quelques jours après l’évènement, Miles retourne au Danemark,  où il a réservé un studio. Il se met alors à réadapter le requiem que ce pays lui a composé. Ramené à plus de mesure par cet objectif impressionnant, sa trompette retrouve la douceur de la grande époque. Gardien de la modernité de cette musique, les claviers passent d’atmosphères solennelles proches des messes d’in a silen way , à un swing robotique.

De passage dans la ville John Mclaughlin apporte son toucher hypnotique à cette symphonie futuriste. Intitulée Aura, cette pièce montée rachète tous les errements l’ayant précédé.  On renoue ici avec les grandes symphonies modernes écrites par Gill Evans , la froideur synthétique remplaçant la chaleur de ses décors espagnols.

Mais Columbia ne s’intéresse plus à son vieux jazzman , et traine à publier ce chef d’œuvre. Ecœuré par un tel mépris, Miles trouve refuge chez Warner, mettant ainsi fin à une collaboration de plus de 30 ans. Il signe ensuite une poignée d’albums honorables, sans atteindre le niveau d’Aura , que Columbia finit par publier en 1989.

Moins de trois ans plus tard, le souffle qui a fasciné des générations s’éteint. Certains hommes ont une vie si riche , que la mort doit regretter d’emporter de tels géants. Alors que ses contemporains n’ont pas survécu à leurs excès , Miles est resté pendant plus de trente ans le musicien le plus inventif du 20e siècle .           

 

mercredi 11 novembre 2020

SOUNDGARDEN : Badmotorfinger (1991)



Après deux disques tout à fait corrects et plutôt intéressants mais loin d’être extraordinaires « UltraMega ok » et « Louder than love », qui aurait pu penser que Soundgarden allait sortir un des albums les plus marquants des années 90, pourtant riches en pépites, car rien ne laissait présager un tel brûlot, une telle déflagration ; et pourtant Badmotofinger est assurément l’un des enregistrements les plus excitants de cette décennie. 

Comme pour Alice in Chains, Soundgarden a été catalogué un peu rapidement et un peu facilement de grunge ; bien sûr l'album est sorti en pleine période grunge, bien sûr le groupe était originaire de Seattle mais mettre une étiquette grunge à Soundgarden est fort réducteur (même s'il y a évidemment des influences et des connections avec des groupes comme Nirvana ou Mudhoney).


Cet album est une vraie bombe sortie en 1991, du vrai métal alternatif, on sent les influences indéniables de Black Sabbath et surtout de Led Zeppelin mais des influences « modernisées », un son assez proche parfois de celui d'Alice in Chains, musicalement ça apporte quelque chose de nouveau, c'est à la fois lourd et puissant (même quand le rythme s'accélère Soundgarden garde une énergie qu'on qualifiera volontiers de pesante), c'est compact, cohérent, d'un bloc, où chaque musicien est là où il doit être, tel un ensemble d'abord au service du collectif.
Et puis bien sur il y a la voix assez époustouflante de Chris Cornell, qui semble souvent à la limite quand il la pousse au maximum mais qui s'avère redoutable (malheureusement il nous a quitté fin 2017).


Que des bons morceaux sur ce premier grand disque de Soundgarden, que des titres qui accrochent.
Difficile d'en sortir un du lot car il n'y a quasiment aucun temps faible (j'ai malgré tout une petite préférence pur « Jesus christ poses », « Searching with good eye closed » et bien sur les trois titres qui ouvrent l'album et qui donnent le ton (« Rusty cage », « Outshined » et « Slaves et bulldozer »). C'est clairement novateur par rapport à ce que ce qui se faisait dans les années 80 y compris dans le métal même si bien sûr en 1991 Nirvana avait déjà sorti Bleach mais dans un relatif anonymat et en cette année là la vague grunge était encore balbutiante et confidentielle. Comme si les eighties n'avaient pas existé et qu'on revenait aux vrais bases du rock (attention loin de moi l'idée qu'il n'y a rien eu de bon dans les années 80 !!).
On peut également citer « Drawing files » avec son côté boogie, un rock virevoltant  avec de très bons cuivres.

Pour moi c'est le meilleur album du groupe, meilleur que le suivant « Superunknown », davantage renommé mais essentiellement connu pour son méga tube, la ballade « Black hole sun » .
En tout cas l'un des groupes les plus intéressants des années 90 et qui a su apporter quelque chose de nouveau à ce qu'on pourrait appeler faute de mieux "métal alternatif", tout en gardant les bases des pionniers ; on peut même dire qu'après la première vague du hard rock de 69/70 puis celle de la N.W.O.B.H.M du début des années 80, celle des années 91/94 avec en premier lieu Alice in chains et Soundgarden puis à un degré moindre Machine Head et Korn a contribué à renouveler et à apporter quelque chose de neuf au métal. Et assurémment dans ce renouvellement salutaire Soundgarden occupe une place majeure.

Miles Davis 14

 Entre temps , Miles est de retour au Philarmonic Hall de New York. La ville fut son berceau artistique, le foyer dans lequel il a grandi musicalement. La grosse pomme savoura la beauté de son jazz modal, avant d’être assommée par la perfection du quintet contenant le duo Shorter / Hancock. Ce soir, le trompettiste lui présente les premiers extraits de ce qui deviendra on the corner.

 En remplaçant Mcclaughlin par Carlos Garnett et Régis Lucas , Miles a commis une erreur fatale. Notre homme ne veut plus de guitar hero emmenant son orchestre dans une grande chevauchée sanguinaire. Le coté plus expérimental de l’album qu’il est en train d’enregistrer exige des musiciens plus disciplinés, qui ne sortent pas du cadre qu’on leur a dessiné. Résultat, les deux guitaristes se contentent d’entretenir un groove rudimentaire, ils suivent un beat binaire sans vie et agaçant. Réduit lui aussi à une sobriété mortifère, le saxophoniste semble ressasser éternellement le même chorus.

En voulant maintenir son orchestre sur la rythmique formant la base de son premier album, Miles le cloue au sol. Si l’échec de ce concert doit beaucoup à sa paire de guitaristes vaguement Hendrixiens, c’est l’ensemble de son orchestre qui se contente de ce-rase motte vaguement funky. La pédale wawa de Garnett tente bien de donner un peu de vie à ces gargouillements endormis, mais c’est comme faire du bouche à bouche à un cadavre.

Sortie sous le titre « Miles Davis in concert » , cette prestation montre un trompettiste enfermé dans sa rigueur castratrice. Sans surprise, les fans de rythm n blues fuiront ces gargouillements lourdauds , et les jazzfan ne supporteront pas ce brouhaha sans feeling. Les deux ont raison , et l’échec de ce concert a sans doute déteint sur le plus abouti on the corner.

« J’ai encore besoin de toi pour le concert au Carnegie Hall »

Après son travail sur on the corner , David Liebman avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus. Il n’appréciait pas tellement cette vision abstraite de la musique, ce chaos où chaque musicien part dans son délire. Mais il a entendu le résultat des sessions de « on the corner » , et ses hésitations lui ont paru ridicules. Il n’est toujours pas fan de cette musique folle, mais il est conscient que c’est la voie du futur.

«  Je ne suis pas fan de ta musique , mais il faut avouer qu’il se passe quelque chose avec cet orchestre. »

C’est avec ces mots que David Liebman se jette aveuglément dans le bain free d’un orchestre épuré. Depuis son passage au Philarmonic Hall de New York , Miles a compris que ses musiciens avait besoin de plus de liberté. Il leur a donc libéré de l’espace, en disant adieu à son « salon indien », et en s’occupant lui-même des rares interventions du clavier.

Débarrassé de ces serpents à sonnettes, AL Foster martèle ses fûts avec la violence sauvage d’un gorille funky. En écho à ce martellement menaçant, les percussionnistes entretiennent un groove tribal. Issu du blues, Pete Cosey revisite l’héritage bouillant d’Hendrix, balance des riffs en forme de mantras acides.

Grand frelon au milieu de cette ruche menaçante, Liebman envoie ses chorus comme autant de dards perçant cette masse groovy. Le dernier jour, Azard Lawrence vient insuffler un peu de spiritualité à cette jungle hostile. Le concert paraît sous le titre grand magus , et fait totalement oublier les piteuses expérimentations l’ayant précédé.

Avec ce live , Miles perpétue son travail de subversion de la culture pop. Si l’on sent, à travers les transes les plus électriques, un hommage évident à l’œuvre Hendrixienne , les musiciens semblent visiter les terres qu’il n’a pas eu le temps de découvrir. On sait que notre trompettiste prévoyait d’enregistrer un disque avec l’enfant Voodoo , mais le grand Jimi s’est brulé les ailes avant que le projet n’aboutisse. L’ombre du dieu de la six cordes plane sur ces improvisations foisonnantes , comme si son esprit s’exprimait à travers ce magma free.

Le meilleur hommage que l’on pouvait rendre à Hendrix , c’était de partir de son œuvre pour aller plus loin , et Miles semble être le seul à y parvenir.

Après la sortie de grand magus , le vaisseau ultra free jazz de Miles se pose à Osaka. La ville Japonaise est presque une métaphore de la musique que Miles joue ce soir-là. Grande ville commerçante, c’est un vaste champ d’immeubles ultra modernes, au milieu desquels trône le somptueux châteaux d’Osaka.  

 Construit au seizième siècle, sous le règne des grands shoguns, le monument semble avoir été déposé là par des martiens revenant d’un grand voyage dans le temps. Ses buildings ultra modernes, Miles les construit à grands coups de rythmes épileptiques. Plus tribales que jamais, les percussions voient leurs échos amplifiés par les tremblements agressifs d’un clavier en pleine convulsion. Là dessus, la guitare rugit et lâche de grandes morsures stridentes. Bête sauvage planquée dans un groove touffu, elle tue enfin le fantôme d’Hendrix dans des chorus effrayants.

Au milieu de cette jungle, Miles fait furieusement penser à Sun Ra guidant sa secte solaire vers des univers inconnus. Sa trompette électrique siffle comme un gigantesque boa chassant au milieu de cette jungle menaçante. Peu emballé par cette avant-garde sauvage, David Liebman a été remplacé par Sonny Fortune.

Loin des gazouillements de son prédécesseur, Sonny est un des derniers mohicans bop tentant de s’épanouir dans cette hostilité free. Si il se fait souvent submergé par le tsunami électrique de ses collègues , les quelques interventions de l’alto ont le charme nostalgique du vénérable château d’Osaka. Comme pourrait le dire un philosophe japonais, une musique reniant son passé est aussi fragile qu’un aveugle sans son chien.

Après un second concert à Osaka, Miles sent le poids des années faire plier son corps d’athlète. Lui le sportif accompli, le trompettiste au souffle inépuisable, le gladiateur du jazz relâchant la pression des tournées en honorant la gueuse locale , paie la note de son incroyable vie.  Certains soirs, sa démarche est moins souple, ses articulations endolories limitent son souffle divin.

Or, si il y’a bien un sentiment que Miles refuse de susciter, c’est la pitié. Il ne sera jamais comme certains de ces notables de la musique, qui n’en finissent plus de crever , et promènent leur sénilité de grabataire devant des foules attendries. Alors, sentant l’inévitable déclin de sa mortelle carcasse, Miles décide de se retirer du monde de la musique.           

samedi 7 novembre 2020

Miles Davis 13


Pour rester à la pointe de l’avant-garde , Miles récupère désormais les futurs rénovateurs du jazz. C’est ainsi que Chick Corea et Dave Holland , qui révolutionneront bientôt le mouvement free au sein du quartet circle , intègrent son orchestre. Le trompettiste les a choisis pour leur capacité à improviser à partir de rien, à transformer l’imprévu en accident génial. Le nouveau quintet , qui enregistre ce live evil , partage cette capacité à sublimer l’imprévu.

Le Fender Rode de Keith Jarett dysfonctionne ? Il transforme son sifflement atmosphérique en interlude spatial sur funky tonk. Cette inventivité donna lieu à un vaste débat : face à de tels alchimistes les coupages de Teo Macero étaient-ils nécessaires ? Certains estiment que le producteur a abusé du scalpel, coupant les digressions trop longues, dans le but de respecter le format 33 tours. Beaucoup de critiques sont de grands enfants , ils réclament toujours ce que l’on a refusé de leur donner. C’est le même problème avec Berlin de Lou Reed , the sun moon and herb de Dr John , et autres albums doubles devenus simples après l’intervention de certains producteurs.

Concernant live evil , ces jérémiades capricieuses sont vite balayées par la fraîcheur de cette musique. John Mclaughlin est de nouveau invité à se joindre à ces alchimistes du free, qu’il lance sur les rails fumant de son boogie funk. Si vous trouvez déjà cette ouverture tonitruante, si vos oreilles s’affolent face à cette vague groove, dites vous que ce n’est qu’une mise en bouche.

La suite est un festival ininterrompu d’éruptions électriques, une avalanche de notes à peine apaisées par quelques rêveries atmosphériques.  Et c’est là que Teo Macero est essentiel, ses coupages empêchent l’oreille de s’endormir sur de potentielles longueurs. En taillant ainsi dans cette masse copieuse, le producteur ne garde que le nerf de cette grande charge groovy. De cette manière, l’éruption à laquelle on assiste ne souffre d’aucune faiblesse, l’auditeur est secoué en permanence par cette avalanche de notes charnelles. 

Devoir de mémoire et appât du gain oblige, l’intégralité des enregistrements ayant donné naissance à cet album seront finalement publiés dans un coffret luxueux. Leur écoute donne l’impression de retrouver le premier manuscrit de ce qui devait devenir un grand roman. C’est lourd, indigeste, et ça casse un peu la magie de l’œuvre achevée. Mais la rigueur maniaque de certains psychopathes était enfin rassasiée. En un mot comme en mille, on ne conseillera jamais assez aux fans de Miles de se contenter de ce live evil tel qu’il fut publié en 1972.

 Mesdames et Messieurs, nous arrivons maintenant face à un des plus gros ratés de l’histoire. Lorsque l’échec commercial d’On the Corner a été annoncé, des cadres auraient dû perdre leur poste, certains auraient dû changer de métier, c’est le minimum quand on s’est rendu coupable d’une telle erreur de jugement.

Revenons-en au fait. Nous sommes en 1972 et, alors que live evil vient de sortir, Miles Davis a renoué ses liens avec Paul Buckmaster. Violoncelliste de formation classique, Buckmaster gagne sa vie en se mettant au service d’un rock progressif en plein âge d’or.                                          

Lors des rencontres entre les deux hommes , Buckmaster initie Miles à la musique de Stokhausen. Pionnier de l’électronique, ce compositeur a fait du hasard une véritable méthode de composition. Pour ses premières œuvres, il choisissait une série d’indications vagues, qu’il donnait à un musicien placé dans une « cellule musicale ». En plus de ces abstractions sonores, Miles cherche à mettre sa musique à la portée des jeunes fans de rock et de rythm n blues. Il conçoit ainsi un scénario capable de faire cohabiter abstractions électroniques et groove funk rock.

Pour cela, Miles convoque dans le chaos le plus complet un orchestre composé de trois claviers, quatre guitares, plusieurs batteurs, et une section de percussionnistes. Pour épicer le tout, il rajoute ce qu’il appelle son « salon indien », c’est-à-dire une poignée de musiciens maniant sitars et tablas.

Mis dans une situation inconfortable , l’orchestre ainsi créé s’éloigne rapidement des compositions que Buckmaster a préparées pour l’occasion. La section rythmique et les guitares tissent un groove irrésistible et fiévreux , pendant que la section électronique noie son stress dans des expérimentations délirantes. 

Convoqué à la dernière minute alors qu’il était dans la salle d’attente de son docteur, le saxophoniste David Liebman doit jouer sans casque. Alors qu’il ne peut entendre ce que le reste de l’orchestre joue, on lui envoie juste le son d’une section rythmique incroyablement discontinue, et on lui annonce que sa note majeure sera le mi bémol.

Le musicien s’exécute, et c’est encore Teo Maceiro qui doit coller les pièces du grand puzzle que Miles vient de concocter. Il fait encore un travail fabuleux, et parvient à fusionner l’avant-garde la plus pointue et le groove le plus séduisant. Les rythmes discontinus et les ambiances électro indiennes lavent le funk de ses tics prévisibles. En échange, le groove de la section rythmique nous permet d’admirer les délires les plus abstraits.

Au milieu de ça, notre saxophoniste incapable d’entendre ses partenaires joue comme si sa cécité avait éveillé son sixième sens. Débarrassé de l’obligation de suivre le troupeau, ses chorus déchirants répondent de façon surréaliste à un synthé qu’il n’entendait pas, dans un grandiose dialogue de sourd.

On the corner est un disque destiné à une jeunesse avide de pop aventureuse et de rythm n blues , mais Columbia n’a rien compris. Comme unique promotion, la maison de disque envoie l’album à quelques radios spécialisées dans le jazz. Le public réactionnaire de ces stations ne comprenant rien à ce délire éléctro/ funk , l’album fait un bide.

 

Quelques semaines plus tard, Herbie Hancock sort head hunter. Le disque est si proche d’on the corner , qu’il semble sorti du même moule. Sauf que sa maison de disque fait preuve de plus de discernement, et diffuse l’album sur des stations dédiées au rock et au rythm n blues. Résultat , toute une jeunesse se précipite sur l’album , qui fait un carton. A l’époque, la seule réaction des cadres de Columbia aurait été de se dire « C’était donc ça ! »           

 

                                                                                                                          

Miles Davis 12


Après ce long intermède en studio, revenons quelques mois en arrière. Nous sommes en 1970, quelques jours avant la sortie de Bitches Brew, dans le mythique Fillmore. Ceux qui me lisent régulièrement doivent se dire que cette salle de San Francisco est un passage obligé dans beaucoup de mes articles. Cette salle était, pour le rock, le lieu où naissent les légendes. Lors de son passage, Miles a le charisme du dernier mohican jazz au milieu de sauvages rockers. Il est le dernier jazzman populaire, celui qui a su absorber le cancer du rock pour renforcer son œuvre.

Refusant de servir d’introduction à Steve Miller , Miles Davis arrive volontairement en retard , obligeant ainsi son successeur à monter sur scène avant lui. La première fois, le gérant de la salle est furieux. Connu pour son caractère bien trempé, Bill Graham est connu pour avoir traité Jagger de « petit con », après que celui-ci ait refusé de faire un rappel. Heureusement, quand le trompettiste prend place, sa colère disparait instantanément.                                     

Faire une avant-première de Bitches Brew est impossible, les couleurs électroniques de Teo Macero sont impossibles à reproduire sur scène, et aucune partition n’a été écrite. L’orchestre de Miles n’est plus une entité monolithique voguant vers des terres inconnues, mais une tribu de musiciens où chacun nourrit les délires abstraits de l’autre.

Le clavier bourdonne comme un frelon métallique, la trompette et la batterie envoient leurs chorus comme des boules de peinture explosant sur le mur de l’avant-garde. Cette grande toile pleine de lumineuses taches sonores dessine des paysages proches de la magic city de Sun Ra. Imaginez la surprise de ces rockers, se prenant en pleine face les délires synthético jazz du trompettiste mystique. A côté de ce qu’ils entendent, même les Mothers of invention méritent de se renommer Mother of conservation. C’est que Miles a repris l’inventivité de leur rock chéri, et le subvertit dans une électro jazz futuriste.

Pour se mettre les sauvages qui constituent le public dans la poche, le Quintet laisse Mclaughlin s’épanouir sur le boogie funky « Willie Nelson ». Bill Graham est ravi, ce spectacle a des airs de bataille historique. Après cette prestation, Miles ne lâche plus notre colosse de la trompette. 

Depuis sa dernière prestation, le fillmore a déménagé au Roseland Balroom, mais a gardé son grandiose attirail sonore et lumineux. Le light show crée une bulle marécageuse, à travers laquelle percent les ombres des musiciens, telles des âmes voodoo. Pour percer le mur du son créé par ses virtuoses électriques, Miles a remplacé Wayne Shorter par le saxophoniste Steve Grossman.

 L’orchestre entre entièrement dans le bain du free , détruisant toute les barrières imposées par son propre répertoire. Les morceaux mutent , fondent , et se mêlent dans une grande transe électro jazz. On pense encore à l’arkestra , tant ces nouveaux mages du free créent un gigantesque trou noir , qui absorbe l’esprit de l’auditeur . Secoué par des claviers délirants, le saxophone perce cette masse synthétique  dans une série de déchainements épileptiques.

 D’abord disponible uniquement au Japon, ce concert est sorti en 2003 sous le titre in fillmore west. Les enregistrements montrent un groupe qui emmène le jazz dans le cosmos, une folie qui rend les expérimentations psychédéliques vulgaires.

Pour prendre la mesure du génie de ces cosmonautes du jazz, il faut rappeler que l’oreillette n’existait pas. Assourdi par la puissance sonore de la section électrique de l’orchestre, chaque musicien était comme enfermé dans sa bulle synthétique, sans pouvoir entendre ce que les autres jouaient.  

Revenons encore un peu en arrière , en 1969 , année du festival de Woodstock , et surtout de celui de l’isle de Wight. Il ne faut pas oublier que c’est la première édition de ce grand concert anglais , mis en place en 1968 , qui a inspiré son petit frère yankee. Un an plus tard , alors que les «  quelques jours de paix et de musique » viennent de s’achever , la seconde édition de l’isle de Wight fait pâlir les hippies. Le festival de l’isle de Wight , c’est la grande musique débarrassée de l’idéologie niaise des bisounours amerloques , un récital qui dépasse largement les quelques fulgurances du tas de boue peace and love. Un jour , l’histoire rendra justice à ce véritable « festival du siècle ».

Quand le présentateur demande à Miles ce qu’il compte jouer , celui-ci répond « appelle ça comme tu veux ». Le maitre a lâché son répertoire historique , et ses concerts sont de grands pots-pourris, où l’on reconnait quelques bribes de ce qui deviendra bitches brew. Pour diriger son orchestre , Miles se contentait d’indiquer quelques notes . Capté par la sensibilité infaillible de ses chauves-souris virtuoses, ce signal met en branle une machine folle.

Hommes de la pampa , les musiciens évoluent dans cette forêt sonore avec l’égalité des grands fauves. Le rythme binaire s’enroule parfois autour de la rythmique binaire , somptueux boa enlaçant un arbre rempli de lumineuses vermines. Les musiciens évoluent entre ces cimes avec l’agilité des grands fauves, la souplesse d’écureuils sautant d’arbre en arbre.  Derrières les cimes de ces grands arbres , se cachent l’ombre de celui qui a planté la première graine.

Après avoir enfermé ses délires dans un carcan bop , Miles cède, s’inspire enfin du free d’Ornett Colemann. Dans le contexte de ce festival, ce qui aurait pu être vu comme un aveu de faiblesse devient une autre preuve du génie Milesien. Gigantesque éponge plongée dans un océan free , notre trompettiste a bu son abstraction jusqu’à la dernière goutte , et la renvoie dans un torrent d’harmonie dissonante. Clou du spectacle, Mclaughlin rejoint le groupe le dernier soir , et remet l’orchestre sur les rails fumant de son boogie électrique.   

 

 

Miles Davis 11


 «  Le rock , c’est la rencontre d’une voix et d’une guitare. »

Si on suit cette réflexion de Philippe Manœuvre , alors le jazz rock serait la rencontre d’une guitare et d’une trompette. Le prog étant en réalité l’enfant d’un rock charognard, qui grossit en se nourrissant des cadavres fumants de ses prédécesseurs pour grandir, le jazz rock n’est que le cri rageur d’une musique qui refuse de se laisser manger.

Aussi novateur soit-il, le mellotron ne reproduira jamais la chaleur d’une bonne paire de cuivres. Future gloire de la guitare, John Mclaughlin gagne ici son titre de Chuck Berry du jazz. Les accords du guitariste dessinent des décors envoûtants , son ouverture sur peacefull emporte l’auditeur dans un monde sans peine et sans douleur , où trompette et claviers entretiennent son Eden musical.

Miles a enregistré in a silent way comme Scorcese dirige ses acteurs, en laissant le hasard se manifester grâce à ses directives volontairement vagues. Pour créer une base de travail, il invite plusieurs claviers, qui commencent à jouer une version synthétique de so what et flamenco sketches. Progressivement, l’orchestre gomme toute trace de son modèle, noie ses références sous une nouvelle œuvre. Tel Frank Zappa, Teo Maceiro réarrange les bandes issues de cette transe musicale, les badigeonne de ses couleurs électroniques.

Sur Ssh et Peacefull , il isole les solos de Miles et Mclaughlin , et les colle en ouverture et fermeture des titres. Pour enfermer un peu plus l’auditeur dans ce paradis artificiel , la basse ne joue plus qu’une note hypnotique, et Tony Williams crée un mantra délirant en frappant sa cymbale sur un rythme en spirale acide.

Ce martellement, c’est le compte à rebours faisant décoller votre esprit dans un univers qu’il ne veut plus quitter. La nappe synthétique colore ce paradis artificiel, les chorus de guitares et trompettes rendent accro à cette héroïne sonore. In a silent way est un disque qui vous absorbe avec une facilité déconcertante, un rêve mélodieux qui marque à vie tout mélomane digne de ce nom.

De Brian Eno à Tangerine Dream , de King Crimson à Yes , nombreux sont ceux qui tenteront de reproduire les décors enchantés de cette voie silencieuse.  

John Mclaughlin fut choisi dès le départ pour son lien avec le rock. Proche du batteur de Cream, le guitariste permettait au rock de soigner un peu l’ainé que son succès fulgurant a failli tuer. La seule trace de la lutte qui opposa rock et jazz se situe dans le film « jazz on a summer day ». Voyant d’un mauvais œil le swing bestial de Chuck Berry, les jazzmen jouant avec lui enchaînent les cassures rythmiques , comme autant de couteaux plantés dans le dos de ce César rock. Ce soir-là, le grand Chuck ne flanchera pas, parvenant à effectuer une prestation honorable malgré les flèches lancées par ses assaillants.  

Le rock a donc tenu, et ses œuvres furent autant de métastases dorées rongeant le corps du jazz. Monk est en perdition, et Coltrane et Parker sont morts. Les survivants sont totalement écrasés par l’inventivité de Dylan , des Beatles , et autres symboles immortels de l’âge d’or du rock.

C’est dans ce contexte que John Mclaughlin rencontre Jimi Hendrix , avec qui il jamme pendant des heures. De cette longue rencontre ne subsiste qu’une demi-heure d’enregistrement, document précieux montrant l’enfant voodoo bénissant un de ses disciples. Alors que son guitariste se frotte au génie Hendrixien , Miles met fin à un quintet trop soudé pour suivre son virage expérimental.

L’époque n’est plus celle des beboppeurs reliés par une symbiose télépathique. Au contraire, à l’image d’Hendrix les musiciens ressemblent de plus en plus à des funambules dansant sur un fil tendu entre deux falaises. Parfois, le génie de ces demi-dieux leur permet de garder l’équilibre, mais il arrive que leur folie les précipite dans le gouffre. Plusieurs témoins racontent ces soirs où, perdu dans une transe qui refuse de décoller, Hendrix s’agite au milieu de la scène comme une bête prise dans une trappe.

Bitches Brew a été produit sur le même modèle hasardeux, l’orchestre attaquant le bastion du rock avec la spontanéité sauvage des barbares anéantissant les derniers vestiges de l’empire romain. Miles a bien demandé des renforts pour consolider une rythmique dépassée par les assauts de musiciens sanguinaires, mais c’était comme retenir un tsunami avec une barricade en bois.  

Teo Macero attend donc la fin de ce déferlement sanguinaire, et construit un superbe mausolée à partir d’enregistrements encore chauds. Le producteur récupère les boucles jouées en interlude , ou au détour d’un long solo , et en fait la charpente de compositions en forme de transes sauvages. Une fois cette matière ordonnée, il trempe le tout dans un bain électronique plus corsé que celui d’in a silent way.  A la douceur apaisante du précèdent album , Bitches brew ajoute une énergie sanglante à faire pâlir le guitariste ayant influencé cette sauvagerie.

La guitare se lance sur une rythmique de locomotive, part dans un boogie rock électrique d’une efficacité imparable. Attiré par cette énergie, Miles vient s’encanailler sur ce rock orgiaque. Sous son influence, le riff se complexifie, le boogie se met à groover comme Sly Stone et Ike Turner. Quand elle entend les bandes de l’album  «  a tribute to Jack Johnson » , Columbia n’est pas emballé.

Celle qui avait tant souhaité que son jazzman se modernise se plaint désormais de ne plus reconnaitre sa transe mystique. Elle ne comprenait pas l’intérêt de cette pop de prolo, de ce boogie endiablé à mi-chemin entre Status Quo et Sly Stone.

Comme son nom l’indique, A tribute to Jack Johnson est un hommage au premier champion des poids lourds noir. Entre 1908 et 1915 , Johnson fut celui à travers lequel les noirs cassaient la gueule de cette saloperie de racisme américain. Il fallait donc une musique qui ait la force de ses uppercuts, un groove aussi agile que son jeu de jambe. Tout comme on ne rend pas hommage à une danseuse sur un rythme balourd, on ne rend pas hommage à un boxeur en jouant des berceuses.

Cette référence était aussi l’occasion de radicaliser le virage pris sur bitches brew , de montrer une bonne fois pour toute que le meilleur groupe de rock du monde était un orchestre de jazz. Et quoi de mieux pour ça que de badigeonner le tout de funk, cette musique que le disco n’a jamais réussi à blanchir ? 

Alors Miles récupère la groove machine de James Brown , superbe rail électrique sur lequel roule son boogie jazz. Toujours adepte du bricolage d’enregistrement , Teo Macero récupère le riff de say it loud , que Mclaughlin avait offert à Sly Stone, et le fait tourner en boucle. Il obtient ainsi un groove prodigieux, la superbe barrière que le jazz ne peut franchir sans se renier. Conscient qu’une autre page de sa carrière se tourne ici, Miles part dans un fiévreux chorus, comme si l’électricité de ses collègues nourrissait son souffle dévastateur. Malgré le peu de soutien publicitaire de sa maison de disque , a tribute to Robert Johnson devient une des plus grosses ventes de son auteur.   

dimanche 1 novembre 2020

Miles Davis 10


 
« Bon les gars il faut vous moderniser ! On n’est en 1968 pas en 1949 ! »

Le producteur de Columbia est furieux , sa maison de disque ne supporte plus de gagner si peu d’argent en entretenant les décombres du jazz. Ce type ne pouvait comprendre que, depuis Miles Smiles , son quintet avait atteint une symbiose hors du temps. Non, ce cochon de capitaliste ne pensait qu’à se gaver grâce à l’âge d’or du rock.

D’ailleurs, pour appuyer son propos, il ne tarde pas à citer la Liverpool aux œufs d’or.

«  Vous ne pouvez même plus regarder les rockers de haut, ils sont devenus aussi inventifs que vous. Vous avez écoutez sergent Pepper ? C’est le genre d’œuvre qui définit une époque , la « musique classique moderne . Si vous ne faites rien, ces quatre génies entreront dans l’histoire, et on vous enterrera comme les symboles d’une époque révolue. »

Si Miles a toujours eu un certain mépris pour ces petits blancs pillant la musique noire, sans pouvoir réellement la copier, les Beatles représentaient autre chose. Après avoir démarré leur carrière sur une sorte de rockabilly aseptisé,  le groupe a fait du rock un grand laboratoire. 

Convaincu qu’il faut en effet tenter de se rapprocher de cet inventivité, Miles incite Herbie Hancock à se mettre sérieusement au clavier, et convoque fréquemment un guitariste. Pour se rapprocher de la pop beatlesienne , le groupe commence par laisser tourner les bandes en permanence, captant ainsi une énorme matière à travailler. Le producteur coupe ensuite dans cette masse mal dégrossi, réorganise les bandes comme un George Martin du jazz.

Sur les passages les plus rêveurs, le synthétiseur plane au-dessus de la mélodie, comme un nuage venu des terres de Canterbury. Difficile de ne pas penser aux futures délires jazzy des contemporains de Soft machine, alors que Herbie Hancock flirte avec les terres grises et roses que visitera Caravan.  

Entre ces réadaptations swinguantes de la pop blanche, Miles ramène tout le monde au berceau du groove. Magma funky , stuff oblige Ron Carter à utiliser une basse électrique pour suivre cette machine à rythmes bouillonnants. On tient ici les prémices d’une grande fusion des musiques noires, une force venue d’Afrique que Sly Stone ne tardera pas à incarner. 

Les structures découvrent une nouvelle arithmétique musicale, le jazz s’encanaille en suivant la guitare électrique de George Benson. Sur Miles in the Sky l’inventivité du quintet est décuplée par un travail de production remarquable. En plus de son travail de réarrangement des bandes, Teo Macero a fait en sorte que la basse soit clairement audible. Comme l’explique Miles dans son autobiographie «  Si tu entends la basse, tu peux entendre tous les instruments. »

Miles in the sky est donc la première rencontre entre la pop et le jazz Milesien, la symphonie noire de la pop occidentale. Le titre de l’album rend d’ailleurs hommage à « lucy in the sky with diamond » le tube issu de sergent pepper and lonely heart club band.

« Ecoute un peu ça , ce type fait à la guitare ce que tu fais à la trompette. »                                                                                                                      

C’est ainsi que Betty Mabry , chanteuse et nouvelle muse de Miles , lui fait découvrir Jimi Hendrix.

Sur la platine, « are you experience » résonne comme la récupération d’une musique noire pillée par une génération de blancs becs. Hendrix a le feeling des grands anciens , une virtuosité à mi chemin entre l’énergie désespérée des bluesmen vagabonds , et la finesse musicale des grands du bop. Avec lui, on tenait la preuve que la musique pouvait se réinventer sans se renier, que ce groove originel pouvait muter sans mourir. Encore une fois, la pop tentera de récupérer l’enfant Voodoo, sans pouvoir reproduire autre chose qu’une vague puissance bavarde. Cette musique fait un carton parce que tout le monde sait qu’elle mourra avec son auteur. 

Une fois le disque terminé, alors que les échos agressifs de l’expérience bourdonnent encore dans sa tête, sa muse lance le second choc.

«  C’est le premier album de Sly and the family stones , à côté d’eux James Brown sonne comme Sinatra. ». Quand l’aiguille touche le précieux sillon, la fusion qu’il venait d’expérimenter sur Miles in the sky lui sautait littéralement au visage. Plus que n’importe quel artiste, les groupes multiraciaux tels que Sly and the family stone et l’expérience incarnaient la destruction des barrières ségrégationnistes par la culture. Le mélange de jazz rock et funk de sly stone était une bombe groovy secouant l’Amérique raciste. 

Quelques jours après ces deux découvertes, le manager d’Hendrix contacte Miles Davis.

Le guitariste élevé au rang de dieu vivant l’admire et souhaite le rencontrer. Quand les deux hommes se rejoignent , le voodoo child commence par lui déclarer son admiration pour kind of blue , éternel symbole de son œuvre. Il est fasciné par le tapis sonore déployé par Coltrane, qui l’a d’ailleurs inspiré pour certains de ses solos. Quant à la trompette , chacune de ses intervention sonne pour lui comme un riff de guitare. On ne sait pas si, ce jour-là , les deux géants ont mesuré leur force dans un bœuf homérique , mais la rencontre va marquer le son de Miles. Les deux hommes prévoyaient d’enregistrer un disque ensemble , mais l’enfant voodoo se brûlera les ailes avant de pouvoir effectuer cet enregistrement historique.

Toujours animé par la découverte de Sly et sa rencontre avec Hendrix, notre trompettiste se précipite en studio pour incérer l’inspiration de ces deux génies à son œuvre. Il compose la quasi intégralité de fille de killimanjaro , avec l’aide de Bill Evans. Plus groovy que jamais, son quintet rend hommage à James Brown sur le fiévreux « frolon brun ».

Miles prend ensuite comme base les premières notes de wind cry mary , qu’il noie dans la mélodie mystique de madame Mabry . Le grand Jimi lui a redonné le goût des mid tempos spirituels , certains passages plongeant le vénéré kind of blue dans un revigorant bain électrique. Plus qu’une confirmation du virage annoncé sur Miles in the sky , fille de Killimanjaro fait partie d’une série de classiques ramenant la musique au berceau du swing. Et, pour Miles, ce retour aux sources, cette fusion des splendeurs venues d’Afrique, ne fait que commencer.