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lundi 30 août 2021

John Coltrane : Africa Brass

 


Pour comprendre "Africa brass", il faut revenir aux origines du jazz,  plus précisément à la Nouvelle Orléans. Ouverte sur l’Atlantique, la ville ressembla pendant des années à un moulin ouvert à tous les vents migratoires. Colonisée, rendue, puis colonisée encore une fois par une France qui ne fut pas encore sortie de l’histoire, la ville fut finalement vendue aux Etats Unis en 1803. Si cette vente constitue une des plus mauvaises affaires de l’histoire, elle permit aussi un formidable mélange culturel.

Esclaves brisés par leur travail, descendants d’immigrants français, acadiens chassés de leurs terres, italiens, hollandais, grecs, population venue des Caraïbes, les quartiers de la Nouvelle Orléans furent le théâtres des joies et des peines de tous ces peuples. Les populations se répartirent vite selon une logique aussi regrettable qu’éternelle, entre gens de la même race et de la même classe sociale. Canal Street coupa symboliquement la ville en deux pôles distincts. D’un côté, le uptown, où s’épanouissent les musiques les plus noires. De l’autre, le downtown, terre des orchestres rappelant à laville son passé français. Loin de s’ignorer, ces deux mondes se rencontrent lors des fêtes de Storyville, le quartier réputé pour ses dancings et honky tonk de 1898 à 1917. A cette époque, le swing se faisait entendre jusque dans les bordels, il posait les bases d’une bonne partie de la musique moderne.

Les passants ne pouvaient vivre dans ces rues sans avoir entendu ce choc des civilisations, ces mélodies qui s’entrechoquaient, fusionnaient dans ce miracle culturel. La journée, les brass bands défilaient dans les rues en jouant des mélodies célébrant les fêtes et les deuils de la ville. Ce sont justement ces brass bands qu’Eric Dolphy a en tête lorsqu’il compose les arrangements d’"Africa brass". En 1960, le projet de réunir un grand orchestre digne des brass bands orléanais paru complétement fou. Rendu trop onéreux par la multiplication des petites formations, les big bands ont presque intégralement disparu, Duke Ellinghton devenant le seul homme capable de rendre cette formule rentable. Heureusement, la notoriété de John Coltrane commença enfin à porter ses fruits. Libéré de son contrat chez Atlantic quelques jours plus tôt, le saxophoniste fut approché par le label Impulse. La maison de disques s’est déjà offert Ray Charles, il lui faut maintenant l’homme capable de l’imposer comme le label à la pointe de l’avant-garde.

Le label dépensa donc sans compter, et proposa au saxophoniste un contrat de 50 000 dollars répartis sur trois ans. C’est ainsi que Coltrane devint le jazzman le mieux payé, juste derrière Miles Davis. Le contrat prévoyait aussi et surtout de lui laisser une liberté totale lors de ses enregistrements. Eric Dolphy eut donc son grand orchestre, et ce ne sont pas moins de 20 musiciens qui défilèrent dans l’orchestre d’Africa brass. Musique symbolique de la Nouvelle Orléans, les brass deviennent ici de grands chants d’amour dédiés à l’Afrique. Après que Coltrane lui eut donné ses directives, Dolphy s’est passé en boucle un vieil album de musique africaine. Attiré par une telle procession, Regie Workman et Elvin Jones se mirent à improviser de nouveaux tempos. Là-dessus, McCoy Tyner improvisa quelques enchainements, avant que Dolphy n’écrive quelques mélodies donnant corps à ces rythmes.

Véritable travail d’équipe, "Africa brass" n’en fut pas moins initié et dirigé par l’inspiration coltranienne. Jouant de son orchestre aussi bien que de son instrument, John Coltrane a fait sienne la science de Miles Davis, qui consiste à laisser s’exprimer ses musiciens tout en définissant le cadre dans lequel ils doivent évoluer. Si les brass de cet album constituent un des plus brillant travail de Dolphy, si la section rythmique se déchaine avec la beauté menaçante d’un volcan en éruption, c’est avant tout grâce aux directives d’un homme qui sait où il veut aller.

Dès les premières notes du bien nommé "Africa", on est transporté dans un déchainement de cuivres hystériques, cri d’un continent qui ne connut que trop rarement la paix. Au milieu de cette folie, Coltrane envoie des bourrasques sonnant comme des gémissements déchirants. Lorsque les percussions se font lourdes comme le soleil éthiopien, les cuivres chantent avec autant de gravité que de puissance agressive. On atteint ensuite le centre de ce cratère, la batterie déballant toute son africanité dans un solo que seule la basse ose souligner. Galvanisés par un tel chant patriotique, les cuivres se lancent dans un assaut final digne des troupes africaines repoussant les pleutres qu’envoya Mussolini. Pour atténuer un peu la rudesse de ces explosions rythmiques, Eric Dolphy réussit tant bien que mal à maintenir sa ligne mélodique. Draps de soie sur un brasier ardent, son souffle d’une fragilité touchante ne fait que décupler l’impact des tirs croisés des cuivres et du bombardement de la batterie.

Pour calmer le jeu, "Greensleeves" reprend la formule légère de "my favorite things". Ce requiem léger et enjoué a aussi le mérite de prouver que, si Coltrane quitte progressivement le terrain du jazz modal, ce n’est pas par manque d’ambition. Derrière cette formule bien rodée, il y a un monde qu’il ne peut découvrir en restant dans le lit douillet de la musique contemporaine et traditionnelle.

Pour exprimer son amour de l’avant-garde, Trane reprend le train du blues. "Blues minor" s’ouvre sur des harmonies rappelant tour à tour "lush life" et "play the blues". Progressivement, l’orchestre ne sert plus qu’à mettre en valeur les solos du ténor. Celui que l’on surnomme « le saxophoniste énervé » montre qu’il y a plus de générosité dans ses hurlements virtuoses que dans n’importe quel chuchotement de Stan Getz ou Chet Baker. Lâché comme une colombe surexcitée au milieu du champ de bataille, il déploie ses ailes avec autant d’agilité que de grâce. Une nouvelle barrière de la cage que constituent ses influences vient de tomber, et il explore ses nouveaux territoires avec l’allégresse d’un faucon libéré de ses chaines. Cette découverte est comme un nouveau vocabulaire, une nouvelle peinture révélant un peu plus la richesse de sa grande âme.

"Africa brass", c’est la musique noire sublimée par la grandeur multi-ethnique de la Nouvelle Orléans, c’est la beauté la plus raffinée, née de la puissance rythmique la plus crue. C’est l’avant-garde enracinée dans la tradition, des influences diverses au service d’une influence unique. C’est le jazz dans ce qu’il a de plus grand et de plus fascinant.        

samedi 28 août 2021

John Coltrane and Duke Ellington

 


Il entra dans le studio tel un souverain dans ses appartements, son élégance et ses gestes gracieux étant toujours au niveau de sa légende. Si Mingus fut surnommé "le baron", son tempérament éruptif et ses violences de souverain tout puissant terrorisant son musicien, Ellington fut "le duc". Quand le grand homme s’installe au piano, sa dégaine et son regard bienveillant forcent le respect avant qu’il ait joué la moindre note. Tous les musiciens présents ont bien sûr en tête le style jungle, cet art d’enrober l’agressivité des cuivres dans les soupirs moelleux des anches. Si ce son fut celui qui fit connaitre le duc, il passa les années suivantes à le maquiller pour coller aux mœurs de la nouvelle époque ou pour les devancer.

C’est ainsi qu’à l’époque des grands saxophonistes ténor, ce grand seigneur organisa ces symphonies dans le but de mettre en lumière ces nouveaux géants. Pour rester rentable face à la montée des petites formations, Ellington tournait alors sans cesse, parcourait la route tel un noble partant découvrir les préoccupations de ses obligés. Il découvrit ainsi que le public jazz vénérait les riffs comme de grandes icônes, ce qui l’obligea à glisser ces motifs entêtants dans ses compositions. Quand ses vielles formules jungles commencèrent à ressembler à une vieille bourgeoise trop maquillée, le plus grand des pianistes ralentit les tempos, accentua la douceur de ses mélodies pour que l’auditeur puisse en déguster l’exotisme.

Puis vint la consécration de Newport, festival où celui qui fut avant tout meneur d’orchestre fut soudain vénéré plus que ses musiciens. D’un seul coup, on se mit à admirer ce toucher énergique tout en restant doux, cette classe sachant se faire spectaculaire sans devenir vulgaire. Quelques observateurs rêvèrent alors de voir ce chef de troupe se plier à l’exercice des petites formations, cette formule étant la seule capable de laisser s’exprimer toute la richesse de son jeu. Toujours soucieuse de réconcilier la tradition et l’avant-garde, Impulse sera la première maison de disques à lui proposer l’expérience. Elle comprit vite que le duc et Coltrane partageaient beaucoup de points communs.

Comme Coltrane, le duc sut fondre ses influences africaines dans une musique exprimant autant le désir d’émancipation du peuple noir que la folie des grandes villes. Il a ensuite explosé le format traditionnel, cassant le cadre imposé des bluettes de 5 minutes, pour laisser s’exprimer sa prolifique muse. C’est aussi un homme sensible aux évolutions de son temps, un vieux sage toujours prêt à s’approprier la musique de ses disciples. John Coltrane rencontra ses fils spirituels sur « the avant-garde », Ellington croisa le fer avec le bop sur "money jungle". Le premier album est un sympathique exercice de style, le second un chef d’œuvre auquel le temps finira par rendre justice.

Pour l’heure, en cet an de grâce 1962, le duc initie la mélodie romantique d’"in a sentimental mood". Dans un feeling cher aux traditionalistes du swing, Coltrane s’inspire de cette douce introduction pour rallonger ses notes, prend le temps de laisser toute la beauté voluptueuse de son souffle se déployer dans de grands soupirs cuivrés. La classe du duc est contagieuse, le saxophone et le piano laissant l’écho de leurs notes s’enlacer avec la tendresse de deux vieux amants. Comme un bon invité ne se présente jamais les mains vides, Ellington dévoile ensuite la partition du titre qu’il composa spécialement pour ces séances.

"Take the Trane" permet à une rythmique chauffée à blanc d’exposer un thème foisonnant, la plus étoffée des jungles imaginées par le duc. Ce crépitement étincelant permet au saxophoniste de mettre le feu à ce bon vieux style jungle, la chaleur proto free qu’il inventa au Village Vanguard s’élevant sur ces cendres. Si un titre de cet album illustre l’adoubement de Coltrane par son prestigieux ainé, c’est bien "Take the Trane". Tel un père regardant son fils s’émanciper progressivement, le duc laisse de plus en plus de place à la puissance du trio Coltrane/Garrison/ Jones. Comme pour montrer qu’il est digne de cette confiance, Coltrane écrivit "Big Nick", titre où il atteint les mêmes sommets flamboyants.

"My little brown book" renoue ensuite avec le traditionalisme classieux de "in a sentimental mood". Le décor installé par le duc est aussi discret que le souffle de Trane est apaisé, les plus belles choses n’ont pas besoin d’être hurlées. Ellington renoue ensuite avec sa vieille lubie afro cubaine, le swing presque cha cha d’"Angelica" groovant merveilleusement. Sur ce tempo dansant, Coltrane virevolte, esquisse une danse de guérilleros un  peu éméchés, un chorus aussi chaleureux que le pays du Che. Voyant son fils spirituel s’épanouir, le duc laisse une nouvelle fois le saxophoniste faire décoller sa mélodie vers des sommets vertigineux. Quand le fils prodigue semble prêt à revenir auprès de luis, les notes d’Ellington lui ménagent la plus belle des pistes d’atterrissage.

A la fin des séances, perturbé par son perfectionnisme maladif, Coltrane voulut rejouer plusieurs de ces titres. Ellington lui demanda alors « Mais pourquoi ? On ne réussira pas à retrouver le même feeling. C’est la bonne. » Pour cette leçon autant que pour son parfait équilibre entre le traditionalisme et l’avant-garde, Duke Ellington and John Coltrane est un chef d’œuvre. En cette année 1962, Coltrane comprit enfin que le musicien n’est pas qu’un ingénieur besogneux. Le compositeur est aussi et avant tout un architecte dont les constructions un peu bancales sont parfois les plus mémorables.                  

mercredi 25 août 2021

John Coltrane : The avant-garde

 


Depuis la fin des années 50, le jazz est en pleine mutation. Nous avons déjà parlé de quelques albums de Charles Mingus et du jazz modal de Miles Davis, mais tout cela parait déjà si conservateur en cette année 1960. Mingus et Davis furent les enfants du bop, cet héritage planait au-dessus de leurs expérimentations, leur laissait ses références et une certaine vision de la mélodie. Coltrane lui-même ne put avancer que par étapes, sa personnalité ne lui permit pas de renier ses influences aussi facilement. Ornette Coleman, lui, n’était pas fait du même bois. Sortis peu de temps avant "the avant-garde", ses trois premiers albums montraient un total mépris des harmonies traditionnelles.

Ornette semblait prendre son instrument avec l’innocence d’un nouveau-né, son esprit ne connaissait pas tous les calculs de ses contemporains. En jouant ainsi, il incitait l’auditeur à abandonner ses propres préjugés, à laisser derrière lui ses repères rassurants mais aliénants. Avec Ornette, la dissonance devenait une nouvelle forme de virtuosité, la stridence montrait sa beauté aux auditeurs assez ouverts pour l’apprécier. L’enfant terrible de l’avant-garde compara souvent son travail à celui de Buckminster Fuller, un architecte connu pour empiler les formes et les matériaux les plus extravagants. Ornette avait une vision conceptuelle du jazz, avec lui l’harmonie naissait du mariage des notes les plus imprévisibles, elle s’épanouissait grâce aux enchainements les plus improbables.

John Coltrane fut vite fasciné par cette innovation radicale. Etant signé sur le même label que ce sculpteur de sons, il n’eut aucun mal à organiser des sessions d’enregistrement avec les pionniers du free jazz. C’est ainsi que l’auteur de "giant steps" entra en studio accompagné par le batteur Ed Blackwell, les contrebassistes Percy Heath et Charlie Haden, ainsi que le trompettiste Don Cherry. Ce dernier débarqua avec « Focus on sanity » , « The blessing » et « The invisible » , trois cadeaux faits par son patron à Trane. Don y ajouta "Cherrico", un titre qu’il écrivit quelques jours plus tôt. Pour compléter l’album, le quartet choisit de reprendre "Bensha swing" de Thélonious Monk.

"The avant-garde" est un album qui brille surtout grâce à la verve des musiciens d’Ornette. Devenue maitresse d’une science qu’elle inventa elle-même, cette formation dessine ses plans avec une spontanéité impressionnante. Le trompetiste Don Cherry zigzague entre les murs mouvants élevés par la rythmique convulsive de Blackwell, progresse dans ce dédale rythmique avec l’aisance de celui qui passa sa vie dans ce labyrinthe. Ne pouvant se défaire de son statut de pièce rapportée, Coltrane hésite, rallonge ses notes pour masquer sa gêne. Quand il se décide enfin à accélérer ses enchainements, ses notes ressemblent à des repères disséminés au hasard par un voyageur perdu. Cette arithmétique musicale lui est encore totalement étrangère, il n’a pas les réflexes lui permettant de dialoguer dans une langue aussi complexe.

"The avant-garde" montre deux visions du progressisme qui s’enchainent sans s’harmoniser, il est la métaphore de deux camps de plus en plus irréconciliables. D’un côté, l’avant gardisme ancré dans la tradition vit le free comme un brouhaha immonde, de l’autre le free s’éloigna de plus en plus de racines qu’il ne comprit plus. Quand "Focus on sanity" lui laisse plus de place, Coltrane ne fait que confirmer cette impression de malaise. Il explore de nouveau son saxophone comme un objet inconnu, enchaine les chorus et tente lui aussi de jouer avec les dissonances de son instrument. Se sentant obligé de remplir les espaces laissés par ses collègues, Trane casse la symbiose mise en place par Percy Heath et Don Cherry à grands coups d’improvisations hors sujets.

Don Cherry vient alors lui indiquer le chemin, la mélodie orientale qu’il imprime redonnant un peu d’assurance à Trane. Le saxophoniste retrouve ensuite un peu de sa superbe sur "the blessing", titre où Don Cherry le gratifie d’un chorus majestueux digne de Miles Davis. C’est d’ailleurs Don Cherry qui s’affirme comme le véritable leader de cet enregistrement, sa justesse infaillible évitant à son invité de dérailler totalement. Sur "the invisible", il se réapproprie totalement la mélodie et ne laisse que peu d’espace à Coltrane.   

L’album se clôt sur "Bensha swing", un titre de facture plus classique où l’auteur de "blue train" prend enfin l’ascendant sur ses accompagnateurs.  Si "the avant-garde est un disque intéressant", c’est avant tout parce qu’il annonce la scission entre deux visions de l’avant-garde. Mais il faudra encore quelques mois pour voir Coltrane rejoindre le rang des révolutionnaires du free.              

mardi 24 août 2021

John Coltrane : Olé

 


Le nouveau virage entrepris par Coltrane est d’abord dû à un homme : Eric Dolphy. Les deux musiciens se rencontrèrent pour la première fois au milieu des années 50. Coltrane n’était alors qu’un jeune apprenti rongé par la drogue, et Eric Dolphy n’hésita pas à mettre la main à la poche pour alléger ses peines. Dolphy devint vite l’homme de l’ombre, celui que les artistes plus ou moins connus appelaient lorsqu’ils avaient besoin d’un multi instrumentiste virtuose et appliqué. Il joua ainsi auprès de Charles Mingus au festival d’Antibes de 1959, avant de participer à l’excellent album "Mingus ! Mingus ! Mingus !" Entre temps, Ornette Coleman le convoqua dans les studios Atlantic. Armé de son saxophone, Dolphy prit alors place dans l’un des deux quartets qu’Ornette plaça face à face. Les deux factions luttèrent alors à coups de rafales tonitruantes, échangèrent leurs tirs avec la spontanéité de guérilleros lancés à l’assaut de la racaille impérialiste.

En 1960, l’album "free jazz" défraya la chronique et fut vite considéré comme l’aboutissement d’une révolution qui couvait depuis trop longtemps. Mais, malgré sa participation à la naissance du mouvement free, Dolphy fut avant tout un enfant de Charlie Parker. Quand il retrouva Trane, en 1960, les deux musiciens partageaient la même volonté de pousser le jazz plus loin sans le couper de ses racines. Les deux hommes furent également connus pour faire passer leur inspiration avant toute autre considération. Dolphy affirma toujours jouer la musique qu’il souhaitait, même si celle-ci ne devait être écoutée par personne. Influencé par la même philosophie, Coltrane sacrifia son quartet légendaire pour suivre sa nouvelle muse.

Les basses plus puissantes de Reggie Workman et Art Davis remplacèrent la pulsation fine de Steve Davis, Eric Dolphy tint la flute et le saxophone alto, alors que le trompetiste Freddie Hubard fit son grand retour auprès de Coltrane. Seul rescapé du quartet précèdent, McCoy Tyner vint compléter le nouveau sextet. De par ses ambiances espagnoles, "Olé" s’inscrit dans la lignée de "Sketches of Spain", qui fut un des derniers coups d’éclat de John Coltrane avec Miles Davis. Si il partage avec l’œuvre du grand Miles ce souffle épique, cette tension dramatique digne d’un film de Sergio Leone, ce voyage sonore est loin de se limiter aux décors décrits par Hemingway dans "Le soleil se lève aussi".

Proche des préoccupations mystiques de son temps, Coltrane s’inspire aussi des musiciens du nord de l’Inde. Considérés comme des intermédiaires entre l’homme et une conscience supérieure, ces hommes produisaient de grandes méditations musicales. Coltrane fut surtout impressionné par leur capacité à remplir tout l’espace sonore, comme si ils enfermaient l’auditeur dans une bulle particulièrement hermétique. C’est pour obtenir cette cohésion que l’auteur de "giant steps" décida de s’entourer de deux bassistes, l’un jouant un ton plus bas que l’autre pour obtenir un bourdonnement continu.

Inspiré d’un air folklorique espagnol, Olé (le titre) s’ouvre sur une basse imprimant une menaçante marche militaire. Le second bassiste et le batteur, accompagnés par Mccoy Tyner, s’appuient ensuite sur cette base martiale pour tricoter une mélodie dramatique. La tension monte crescendo, jusqu’à ce que le soprano de Coltrane et la flute de Dolphy s’unissent dans un gémissement déchirant. Ce chœur cuivré est le cri de guerre de révolutionnaires catalans massacrés par les milices franquistes, le désespoir d’un taureau sacrifié pour une tradition barbare. Ce sont les gémissements douloureux des martyrs de Guernica, c’est tout ce que l’histoire espagnole a de tragique qui s’exprime dans une mélodie bouleversante. Si il rend un aussi vibrant hommage au jazz modal, Olé (le titre) s’impose comme la face sombre de "my favorite things".

Le premier célébrait la douceur de vivre, le second se lamente face à la cruauté d’une histoire tragique. "My favorite things" tirait sa grandeur d’une douceur légère, "Olé" fascine grâce à une gravité rude. Après ces dix-huit minutes de tragédie hispanique, "Dohomet dance" renoue avec le jazz modal plus apaisant de "kind of blue". Les deux bassistes et McCoy Tyner bâtissent alors la tour autour de laquelle le duo Dolphy/Coltrane plane tels deux majestueux volatiles. Jouant le rôle du guide, Dolphy fait brusquement bifurquer le ténor dès qu’il sent que sa virtuosité bavarde s’engage dans une impasse. L’album se clôt sur "Aicha", une suave berceuse où le piano de Tyner et les cuivres rivalisent de douceur charmeuse.

"Olé" marque la naissance d’un duo qui, si il ne révolutionna pas radicalement le jazz modal, contribua à lui donner ses plus belles lettres de noblesse. Plus que l’union de deux âmes sœurs, Olé s’inscrit dans une série de classiques inspirés par les décors hispaniques.               

lundi 23 août 2021

John Coltrane : Coltrane Sound

 


"Coltrane sound" fait partie de ces albums tombés dans les oubliettes de l’histoire. Issu des mêmes sessions d’enregistrements que "My favorite things" et "Play the blues", le disque ne sortit qu’en 1964. Placé entre "Crescent" et "a love suprem", il ne pouvait que passer pour un incompréhensible retour en arrière. Ce qui est le prolongement logique de "My favourite things" fut donc boudé par nombre de critiques, qui ne prirent pas le temps de replacer l’œuvre dans son contexte. Comme son illustre prédécesseur, "Coltrane sound" est porté par un saxophone chantant des refrains inoubliables.

L’affaire commence avec deux ballades, "the night as a thousand eyes" et "Central park west". La première, nerveuse et rythmée, voit le quartet imprimer un tempo de rumba, sur lequel Coltrane fait danser ses tapis de sons. Cette danse finit par être rompue par le solo de McCoy Tyner, subtil mélange de puissance rythmique et de finesse mélodique que ne renierait pas le grand Monk. Coltrane et son pianiste clôturent ensuite le titre devant un rythme crépitant comme un feu de bois. Sonny Rollins ne manquera pas de reprendre ce tour de force sur l’album "what’s new", prouvant ainsi que Coltrane n’a plus rien à envier à celui qui lui infligea une cuisante humiliation quelques mois plus tôt.

La seconde ballade, "Central park west", est un hommage à la ville de New York porté par le lyrisme du saxophone soprano. Propulsé par l’agilité monkienne de McCoy Tyner, Trane fait de ses chorus de grands feux d’artifices sonores. Cette performance s’inscrit dans la lignée du lyrisme extravagant dont il posa les bases sur "Giant steps". Après l’Amérique, le saxophoniste pose son swing en Afrique, "Liberia" honorant la mémoire de la première ville décolonisée d’Afrique. Si le pays est devenu un symbole de l’émancipation du peuple noir, la mélodie de Coltrane montre une certaine désillusion vis-à-vis de ce qui n’est encore qu’une utopie au moment où il joue. Le piano de McCoy Tyner installe un spleen charmeur, une douceur mélancolique nuançant les dissonances et chorus alambiqués du saxophoniste. Après un break retentissant de Jones, le pianiste nous gratifie lui aussi de spectaculaires dissonances, comme si le pessimisme de son saxophoniste avait fini par influencer son jeu.

Composé par Johnny Green, "Body and Soul" célébra la naissance du saxophone ténor, quand celui que l’on appelait the Hawk se mit à planer au-dessus de sa mélodie. Ici, Coltrane modernise ce standard en gommant les trémolos du grand Coleman, tout en décuplant son tempo. Le titre s’écoule ainsi avec un lyrisme respectueux de la version originale, jusqu’à l’ultime solo de Coltrane. Son chorus prolongé réaffirme l’avènement d’une nouvelle génération de ténors, une génération dont il sera le père spirituel.

"Equinox" et "Satellite" montrent ensuite la passion de Coltrane pour l’astronomie. Contrairement à Sun Ra, cette passion ne s’exprime pas dans de grandes expérimentations synthétiques. Sans surprise, l’auteur de "Liberia" pose sa base spatiale en Afrique. "Equinox" s’ouvre ainsi sur un tempo afro cubain, ambiance légère que McCoy Tyner assombrit de ses accords sourds. Ce qui fut une mélodie légère décolle ainsi dans une grande méditation cosmique. D’une intensité planante irrésistible, le jeu de Trane renforce son charisme spatial grâce à ces notes effleurées.

"Satellite" voit Coltrane tourner comme un astre autour de sa section rythmique. Il rivalise d’excentricité avec le duo basse batterie, enchainant apaisements et emportements dans une logique folle. Perturbé par un tel déchainement, l’auditeur finit par ne plus savoir qui est au centre de ce drôle d’héliocentrisme. McCoy Tyner fut l’ancre incitant son saxophoniste à garder un pied sur terre, son absence permet à ce dernier d’explorer de nouvelles galaxies.  Quand les dernières notes de ce spleen d’astronaute du swing s’éteignent, on ne peut qu’applaudir les derniers échos d’une trilogie historique.

Si il est difficile de choisir le point d’orgue du triptyque "my favourite things", "play the blues", "coltrane sound", celui-ci trouve ici une fin parfaite. Autant que "my favourite things" avant lui et "a love suprem" après lui, "Coltrane sound" est un pilier du temple coltranien.               

vendredi 20 août 2021

John Coltrane : Play the blues

 


On ne peut commencer cette chronique sans poser l’éternelle question : Qu’est-ce que le blues ? On pourrait ressasser l’éternel lieu commun du pauvre esclave brisé par son travail dans les champs de coton, du damné de la terre exorcisant sa douleur dans de grandes complaintes. Dans sa biographie retranscrite par Quincy Troupe, Miles Davis exprimait son mépris pour cette vision réductrice. Il y voyait une autre marque du racisme de son pays, une façon de figer le noir dans une posture de soumission. Ce blues-là a pourtant existé, c’est même en grande partie lui qui donna naissance au rock'n roll, mais cette musique ne se résumait pas aux contemporains de BB King. Elle fut d’abord un chant, mélange de spiritual et de gospel. Cette oraison est déjà décrite par Thomas Jefferson en 1786, elle sert ensuite de toile de fond aux minstrel shows joués par des noirs et des blancs aux visages noircis par le charbon.

Quelques années après son apparition dans ces spectacles parfois douteux, le blues fait son entrée dans les églises évangéliques. C’est ainsi que cette musique marqua toute une génération de musiciens, l’album "Kind of blue" devait d’ailleurs refléter l’ambiance particulière de ces prestations mystiques. Des années avant les premiers accords de BB King et autres Muddy Waters, Count Basie et Duke Ellington célébrèrent le blues dans de grands big bands. Cette musique eu ensuite une influence primordiale sur une bonne partie des musiciens bop. Ce qui lie Blind Willie Jefferson et Miles Davis, Son House et Count Basie, c’est ce phrasé si particulier.

Le blues fut et reste le chant de l’homme s’interrogeant sur sa place dans le monde, le mode d’expression d’un peuple qui fut persécuté autant que la plus grande marque de son génie. Le blues fut créé par des noirs mais brise toutes les barrières que l’Amérique monta entre les races. Ces disques furent d’abord isolés dans des bacs à part, leur beauté ridiculisant tous les préjugés racistes. Le blues est le chant de l’homme au bord de l’abîme, l’émotion du musicien célébrant ses joies et ses doutes, l’expression des tourments de l’homme et de son amour pour sa fragile existence. C’est la mère des plus grandes musiques, la fille de chants mystiques et d’émotions beaucoup plus concrètes. C’est la vie dans ce qu’elle a de plus bouleversant, une musique dessinant le paradis tel qu’aucun illuminé ne put l’imaginer. C’est aussi une musique faite pour John Coltrane.

Comme lui, le blues a inventé des codes dans le seul but de les dépasser, de les réinventer, de les moderniser. Coltrane nage dans ce classicisme comme un somptueux poisson dans une mer apaisée, il donne à ses détracteurs le traditionalisme qu’ils réclamèrent à grands cris, sans complétement s’y conformer. Dans cette ambiance, McCoy Tyner fait penser à un pianiste jouant une mélodie de fin de soirée, à l’heure où les clients du bar sont plongés dans une douce ivresse. Pour caresser le public dans le sens du poil, les tapis de sons de Trane sont tissés avec des notes douces comme le coton.

Par malice, le saxophoniste glisse dans cet édredon quelques notes plus acérées, histoire de rappeler que ces chants avant gardistes et son respect de la tradition furent toujours liés. "Play the blues" est aussi l’album où la symbiose Tyner/Coltrane est la plus évidente. Le pianiste tricote un matelas relaxant, que l’auteur de "Giant steps" épaissit à grands coups de chorus nuageux. Entre ses mains, toutes les beautés du blues s’épanouissent. Il y a d’abord la grandeur de ce swing poussiéreux, que l’on redécouvre telle une imposante cathédrale sur "Blues to Elvin". Vient ensuite la solennité de "Blues for Bechet", titre où le piano se tait pour laisser le soprano et la rythmique monter progressivement en puissance, comme si ils accompagnaient l’âme du grand Sydney vers les paradis qu’elle mérite.

C’est un blues plus nerveux et avant gardiste que déploie "Mr Day", Trane prenant un malin plaisir à accentuer la vélocité de son rythme à grands coups de chorus alambiqués. "Mr Sim" revient à un swing tout en retenue, où le soprano chante avec la grâce d’une sirène soutenue par le doux ressac d’une rythmique apaisée. "Mr Knigh"t referme l’album sur une inspiration plus excentrique, sa mélodie dessinant des décors rappelant tour à tour l’Afrique, l’orient, et les progressions venues d’Inde de "my favorite things".

Coltrane "play the blues" est une porte d’entrée idéale pour tout mélomane curieux d’explorer le temple coltranien. En prenant soin de ne pas effaroucher les néophytes, Trane crée une machine à convertir les plus frileux. Car cette beauté ne s’adresse pas qu’au fan du musicien, elle est aussi universelle que la musique qu’elle salue.        

John Coltrane : My favorite things

 


Derrière Duke Ellington, un homme rondouillard souffle dans un drôle d’instrument. A mi-chemin entre la clarinette et le saxophone, ce drôle de biniou donne au swing ellingtonnien un lyrisme fascinant. L’Amérique est un peu passée à côté des exploits de Sydney Bechet, il n’eut jamais l’aura d’un Louis Armstrong. Abandonné par sa mère patrie, le saxophoniste soprano, car c’est ainsi que se nomme sa grosse clarinette, se consola dans les bras de Marianne. La France admirait ce lyrisme un peu fleurs bleues, ce chant rêveur et hypnotique. Le pays de Verlaine et Baudelaire vit en lui un poète des sons, un esthète avec qui il vécut une longue histoire d’amour.

Malheureusement, Coleman Hawkins, Dizzie Gillepsie, Thélonious Monk, tous ces géants firent vite oublier la flute enchantée du grand Sydney. Le saxophone soprano disparut donc du paysage musical pendant de nombreuses années, jusqu’à cette date historique. Nous étions dans les derniers jours du duo Coltrane/ Davis, lorsque le trompettiste offrit à son plus grand musicien son premier saxophone soprano. Ce cadeau fut autant pour le remercier que pour se débarrasser d’un instrument qui, selon lui, ruinait les lèvres des trompettistes et saxophonistes. Son embouchure est en effet très fine, ce qui fait vite perdre aux saxophonistes qui l’utilisent trop la solidité des lèvres indispensable à ces musiciens.

Coltrane connaissait bien sûr les classiques que Bechet façonna avec ce grand bâton cuivré, mais il voulut aller plus loin. De l’aveu de Miles, entendre Coltrane jouer du soprano donnait l’impression d’écouter un long et bouleversant gémissement. A partir de là, le saxophoniste pris un malin plaisir à ressortir régulièrement son soprano, même si le saxophone ténor resta toujours son instrument de prédilection. Il l’utilisa un peu sur "the avant garde", mais la folie de ses partenaires ne lui donna pas l’occasion d’explorer l’instrument comme il l’aurait voulu.

Lorsqu’il entre en studio en 1960, la situation est bien différente. D’abord, Coltrane a rencontré McCoy Tyner, le pianiste qui fut pour lui ce que Bill Evans fut pour Miles Davis, c’est-à-dire un catalyseur. Dans son jeu aérien, l’auteur de "blue train" retrouva les espaces où il s’épanouit en compagnie de Monk. Le jeu de Tyner lui laissa les mêmes espaces de liberté, lui ménagea de grandes pages blanches qu’il pouvait remplir de sa brillante prose. Pour compléter ce qui restera son quatet mythique, Steve Davis tient la basse et Elvin Jones s’occupe de la batterie.  Des sessions que le groupe effectua en 1960 naquirent trois albums mythiques, trois pierres angulaires de l’œuvre coltranienne.

Puisque nous parlions précédemment de saxophone soprano, ouvrons le bal avec "My favorite things", dont le morceau titre représente un des plus beaux hommages rendus à cet instrument. McCoy Tyner ouvre le titre sur quelques notes semblant s’inscrire dans la lignée de "kind of blue", la musique ajoutant un peu de solennité à cette mélodie. Puis vient le premier riff de Coltrane, fascinante valse indienne où son instrument chante d’une voie enjouée. Celui qui n’a pas encore écrit "a love suprem" semble donner une âme à son instrument, comme si son souffle insufflait à cette grande flûte une voie presque humaine. « Je veux que ma musique rendent les gens heureux » dit-il un jour , c’est peut être ici qu’il y parvient le mieux. En s’inspirant du tube de Julie Andrew, Coltrane écrit un des points d’orgue du jazz modal. Sa flute enchantée fait danser cet enchainement rudimentaire, comme un serpent hypnotisé par la virtuosité d’un vieux fakir.

En treize minutes, l’enchainement se fait plus sombre et lent, avant de s’accélérer dans une danse euphorique. Quand Trane ne peut s’empêcher de tisser ses somptueux tapis volants, la rythmique martèle le motif central, sur lequel notre Aladin du jazz peut se poser en douceur. "My favorite things" est une merveille que son auteur ne cessera de réinventer par la suite, l’adaptant à toutes ses évolutions.

Si la suite de l’album est un peu moins brillante, le quartet plane tout de même au-dessus de la mêlée. Socle d’acier du groupe, Steve Davis permet à chacun de prendre son solo lors d’une brulante reprise de "Summertime". "Everything we say" annonce quant à lui une inspiration que Trane ne tardera pas à approfondir. Le souffle qui mit le feu au bop s’y fait plus doux, caresse les tympans pour mieux marquer les esprits. Un peu moins original, "but not for me" n’en déploie pas moins un superbe swing bop.

De ce premier album, on retiendra surtout une superbe valse indienne et la classe d’un quartet au sommet de son art. Le Bechett du jazz modal ne fait pourtant qu’annoncer le début de son nouvel âge d’or.           

samedi 14 août 2021

John Coltrane : Giant Steps

 


Miles ne put plus retenir celui qu’il voyait désormais comme un élément essentiel de sa musique. En quelques mois, les progrès fulgurants de Coltrane ont totalement comblé le fossé qui le séparait de Miles. L’auteur de "Lush Life" demanda alors sa liberté, sa notoriété commençait à grandir et il souhaitait se consacrer pleinement à sa carrière. Miles parvint à le retenir en lui trouvant un manager capable de lui dénicher des concerts réguliers. En échange de ce coup de pouce, il demanda simplement à son saxophoniste de participer à l’enregistrement du prochain album. "Kind of blue" devint donc le dernier disque du duo Coltrane/Davis, même si Trane rejoindra ensuite son ancien patron sur deux titres de l’album "Someday my prince will come".

Je ne m’attarderai pas sur "Kind of blue" et la période modale de Miles, j’ai déjà eu l’occasion d’en parler en détail dans le numéro de Rock In Progress qui lui est consacré. Quelques jours après sa participation au chef d’œuvre de Miles, Coltrane entama les sessions de "Giant Steps". Il venait alors de signer un contrat avec le label Atlantic. Fondé en 1947, la maison de disques s’est d’abord spécialisée dans le rythm'n blues, avant de se convertir au jazz moderne grâce à Dizzie Gillepsie. En 1956, le label entra de plain pied dans l’avant-garde en signant Charles Mingus. De cette collaboration naquirent trois des plus grand chefs d’œuvre du bassiste : "the clown", "pithecanthrop erectus" et le plus traditionnel "blues and roots".

"Giant steps" s’inscrit clairement dans la série de chefs d’œuvre du jazz moderne qu’Atlantic produisit à cette époque. Dans le studio, le saxophoniste commença à se démener avec deux nouvelles compositions. "Giant steps" et "Naima" formèrent le cœur de l’album à venir, mais leurs enchainements alambiqués menèrent d’abord Coltrane dans des impasses. Sur les deux premières séances, aucune harmonie ne se dégagea de cet improbable enchainement de notes. Mais Coltrane n’est pas du genre à abandonner pour si peu. Au fil des sessions, une harmonie se met progressivement en place. Trois ratés plus tard, les versions définitives sont enfin mises en boite. Ayant trouvé la clef de voute de sa nouvelle musique, Coltrane enregistre les cinq autres titres sans difficulté.

"Giant steps" s’ouvre donc sur le morceau qui lui donne son titre, où le saxophone se déchaine comme un lance flamme carbonisant les repères du bop. Dans sa course folle, il pulvérise le record de vitesse détenu jusque-là par Charlie Parker. L’oiseau ne planait pas à plus de 450 notes par minute, alors que Coltrane parvient à en aligner plus de 540. Cette vitesse rapproche au maximum les notes, leurs permettant ainsi de fusionner dans de grands monolithes protéiformes. La critique parla de « tapis de son », mais c’est plutôt un torrent qui se dessine ici. "Giant steps" s’ouvre sur un thème assez classique, la rythmique ronronnant discrètement pour ménager le déferlement cuivré à venir. Une fois sa vitesse de croisière atteinte, Coltrane multiplie les modes sans perdre sa fluidité, il change le cours de son torrent sans qu’il ne déborde dans de grandes inondations cacophoniques.

Countdown et Mr PC  poursuivent ce travail de Poséidon du swing, les chorus formant autant de tsunamis broyant les digues de la tradition jazzistique. La révolution coltranienne fut également une révolution mélodique, "Cousin Marie" flirtant avec le groove du funk, plusieurs années avant que celui-ci ne régénère la musique de Miles Davis. Plus apaisé, "Spiral" creuse le sillon modal de "kind of blue". Cet apaisement trouve son apothéose sur "Naima", hymne à l’amour où l’énergie virtuose de Coltrane fait place à un lyrisme minimaliste.

Le souffle intimiste de l’auteur de "Blue train" est d’une beauté saisissante, ses notes se prolongeant voluptueusement, comme si le temps n’avait pas prise sur une telle beauté. Comme subjugué par une telle classe, la basse et la batterie marquent discrètement le rythme. Coltrane affirma par la suite que Naima fut une de ses plus grandes réussites, c’est en effet une des plus belles ballades de l’histoire du jazz.

"Giant steps" s’inscrit entre le bop et ce qui arriva après sa mort. Le jazz modal annonçait une nouvelle ère que Giant Steps confirma. C’est surtout l’œuvre d’un musicien qui maitrise désormais tous les registres au point de les réinventer, d’un virtuose capable de briller sur tous les tempos.                  

John Coltrane : Soultrane

 


Malgré son engagement avec Blue Note, Coltrane n’en a pas tout à fait fini avec le label Prestige. Durant l’année 1958, le saxophoniste effectua plusieurs sessions d’enregistrements, dont le résultat sera réparti sur des albums dont les sorties furent étalées de 1958 à 1960. Le cas Coltrane divisa alors la critique en deux camps. D’un côté, les traditionalistes haïssaient ses bavardages effrénés. Ils affirmèrent que le swing est une beauté fragile, une force qui s’épanouit dans de grands espaces. Dans toute musique digne de ce nom, les silences comptent autant que les notes jouées. La beauté musicale nait de cet art d’élargir et de réduire les espaces entre les notes, d’inventer une nouvelle logique temporelle. Pour les traditionalistes, Coltrane ne laissait pas assez d’espace pour créer une mélodie digne de ce nom, toute beauté étouffait sous sa virtuosité prétentieuse.

D’autres voyaient déjà dans cette vivacité les prémices d’un nouveau jazz, une façon de repousser des barrières obsolètes. Ces deux visions furent incarnées par le duo John Coltrane / Miles Davis, qui devint vite l’alpha et l’oméga du jazz moderne. Parmi la multitude d’albums tirés des sessions de Coltrane pour Prestige, on retiendra surtout l’excellent "Soultrane". Composé majoritairement de classiques du jazz et du répertoire populaire, "Soultrane" est un parfait résumé de ce que fut le swing coltranien. Ses titres furent enregistrés en quartet avec Arthur Taylord et les indéboulonnables Red Gardland et Paul Chamber.

Placé en ouverture, "Good bait" est l’œuvre du maître du bop Todd Dameron. Le titre s’ouvre sur un rythme de valse, une mélodie baroque à partir de laquelle le saxophone de Trane prend son envol. Quand ses chorus s’accélèrent, on pense inévitablement à Charlie Parker, qui se serait fait une joie de virevolter en compagnie d’un musicien si vif. Entre passé et futur, le quartet de Coltrane se réapproprie ce classique du bop, en fait un autre jalon de son parcours. Red Garland et Paul Chamber partent dans une improvisation, où une rythmique abrupte que n’aurait pas reniée Thélonious Monk côtoie la sobriété douce de Bill Evans. Après cet intermède, Coltrane décolle vers des sommets de virtuosité. Loin de se bruler les ailes, notre Icare du swing virevolte à une vitesse ahurissante, avant d’atterrir majestueusement sur le thème qui ouvrit le titre.

Après avoir laissé libre court à son excentricité, le saxophoniste enfile de nouveau le costume de l’interprète appliqué. Si "I want to talk about you" suit scrupuleusement la mélodie écrite par Billie Ekstine, le jeu lumineux de Gardland et la douce pulsation de Chamber suffisent à sublimer le chant cuivré de Trane. Celui-ci se lâche ensuite sur "You say you care", un thème de music-hall qu’il embarque dans un crescendo impressionnant.

Vient ensuite "Theme for Ernie", sompteux spleen cuivré saluant la mémoire de Lester Young. L’album se clot sur "Russian lullaby", une chanson d’Ella Fitzgerald que le quartet explose dans un grand feu d’artifice bop. Comme pour amadouer la mélodie, Red Garland la caresse de ses notes gracieuses. Cette volupté monte au ciel comme une fusée, avant que la cymbale d’Arthur Loyd n’annonce le premier bouquet pyrotechnique. Coltrane prend alors un malin plaisir à exploser ce qui fut une ballade pleine d’élégance. Le jeu très rythmé de Trane s’agite dans de grandioses spasmes, tels les battements d’ailes d’une libellule hystérique.

Ce qui fut annoncé lors du passage de John dans l’orchestre de Monk se concrétise enfin ici. En entendant "Russian lullaby", Ira Gliter parle pour la première fois de « sheets of sound » (tapis de sons). Voilà pourquoi "Soultrane" est un passage incontournable de la légende coltranienne. En saluant le passé, Trane parvint enfin à imposer son jeu comme une étape majeure de l’histoire du jazz.

Ces fameux tapis de sons n’ont pas encore atteint le sommet de leur splendeur, mais l’on commence déjà à en parler avec plus de respect.              

vendredi 13 août 2021

John Coltrane : Blue Train

 


Dès son arrivée au studio Blue Note, Coltrane fut traité comme un roi. Le label lui laissa d’abord la liberté de choisir les membres de son orchestre. Pour l’épauler, il sélectionna deux souffleurs bien connus du milieu bop. Au trombone, il désigna Curtis Fuller, qui fit ses premières armes au côté des frères Adderley. Issu de l’orchestre de Dizzy Gillepsie, Lee Morgan tint la trompette. Pour la section rythmique, Coltrane conserva le contrebassiste Paul Chamber, qu’il associa à la frappe virile de Phily Jo Jones. Ce dernier fit ses classes dans l’orchestre de Charlie Parker, avant de rejoindre Miles Davis en 1955.

Une fois la formation en place, John Coltrane répète longuement, jusqu’à atteindre les sons qu’il a en tête. Contrairement à Prestige, Blue Note paie les répétitions des musiciens, ce qui convient bien mieux à la méthode de travail du saxophoniste. Contrairement à son ex patron Miles, Coltrane a besoin de chercher sa voie pendant de longues minutes, il n’est à l’aise qu’après avoir frôlé la perfection au terme de longs moments d’improvisation. Conscient qu’elle assiste à un moment historique, sa maison de disque lui précise qu’il peut enregistrer autant de prises qu’il le souhaite. "Blue Train" et "Lazy Bird" seront donc enregistrés en trois prises, ce qui tranche avec un certain purisme jazzistique.

Nombreux sont ceux qui tinrent à ce que le jazz reste une musique improvisée, un instant éphémère capté sur le vif. Avec "Blue train", Coltrane affirma au contraire que le disque de jazz est une œuvre qu’il convient de peaufiner. Il utilisa donc une technique nouvelle pour isoler le solo de piano effectué sur la seconde prise de "Blue train" (le titre). Notre docteur Frankenstein du swing le greffa ensuite à une troisième prise qui lui parut plus réussie.

Le résultat est une merveille capable de convertir les auditeurs les plus réfractaires au swing bop. Les cuivres ouvrent le bal tels des clairons annonçant une cérémonie solennelle. Le piano souligne la grandeur d’un riff qui résonne encore dans nos esprits quand Trane entame son solo. Comme touché par la grâce, le saxophoniste oublie toutes ses hésitations, ses notes pleuvent comme une merveilleuse mitraille. Les arpèges s’étendent sans fin, fascinant monologue que le tromboniste et le trompettiste ne rejoignent que pour donner plus de corps à ce discours. Drew et Chamber ménagent ensuite un entracte où la finesse virtuose du premier donne un peu de douceur à la rythmique carrée du second. Le groupe s’unit enfin dans un final reprenant l’irrésistible riff d’ouverture.

"Moment’s notice" renoue ensuite avec un bebop plus léger, une énergie insouciante rappelant les clubs où cette musique naquit. Porté par une rythmique crépitant comme un feu de joie, les cuivres virevoltent comme une troupe de voltigeurs. Tentant encore une fois de battre des records de vitesse, Coltrane enchaine les arpèges avec une agilité déconcertante.

Si "Lush life était construit" pour exhiber la virtuosité du saxophoniste, "Blue train" est un véritable travail de groupe. Sur "Locomotion", c’est d’ailleurs Philly Jo Jones qui prend le contrôle des opérations. Ses breaks explosifs sont le charbon permettant à la locomotive Coltrane de lancer la machine sur un train d’enfer. Ses chorus font des étincelles sur les rails posés par la contrebasse, les notes cristallines du piano graissent les rouages de cette belle mécanique. Un riff s’imprime au milieu de cette course effrénée, un motif pétaradant qui s’inscrit durablement dans la mémoire de l’auditeur.

Coltrane nous refait ensuite le coup de "Lush life" (le titre), son saxophone troquant sa fougue contre un lyrisme digne de Miles Davis. "Lazy Bird" permet ensuite à chaque musicien de saluer l’auditeur, les solos se succédant avec une cohérence remarquable.

Encore aujourd’hui, beaucoup voient "Blue train" comme l’ultime aboutissement de l’œuvre coltranienne. Réduire John Coltrane à ce disque reviendrait toutefois à résumer les Beatles à "Revolver". "Blue Train" referme la période « classique » de son auteur, cette réussite l’incite désormais à aller plus loin. Il tentera bien de participer à quelques sessions d’enregistrement sous la direction de Cecil Taylord ou Ray Dropper, mais le costume de musicien de studio devint trop étroit pour lui. C’est à ce moment qu’il est rappelé par le seul homme encore capable de le diriger. Le retour de Coltrane dans l’orchestre de Miles Davis ne dura que quelques mois, mais ces quelques mois changèrent à jamais la face du jazz.           

jeudi 12 août 2021

John Coltrane : Lush Life

 


Entre deux concerts au "Five spot", Coltrane dirigea ses premières sessions d’enregistrement. Celles-ci s’effectuèrent en deux parties, accompagnées par un personnel hétéroclite. Parmi cet assemblage, on peut surtout signaler la présence de Art Taylord, qui travailla régulièrement avec Coltrane entre 1957 et 1959. Fait rare pour l’époque, Coltrane décide de se passer de pianiste sur presque tous les titres qui constituent cet enregistrement. Cette décision fut sans doute influencée par Sonny Rollins, qui tenta une expérience similaire sur les albums "Tenor madness" et "Way out west". Doutant encore des capacités commerciales de son poulain, Prestige ne sortit le résultat de ces séances qu’en 1961, au moment où son auteur partait déjà vers d’autres galaxies musicales.

Ecouter Lush Life donne l’impression d’assister à la naissance d’un nouveau monde, de se trouver devant les balbutiements d’une révolution qui bouleversa la nation jazz. Libéré de toutes contraintes, Coltrane tente de tisser ses premiers tapis de son. Ses broderies sont encore un peu approximatives, son jeu trop lent l’oblige à ralentir le rythme pour relier ses chorus entre eux. Malgré ses limites, le jazz coltranien s’affirme déjà comme une invitation au voyage. "I love you" s’ouvre sur un chorus de saxophone sonnant comme un charmeur de serpent indien, avant que les percussions ne flirtent avec les rythmes d’Afrique.

Encore limité techniquement, Coltrane parvient tout de même à remplir chaque espace, à illuminer chaque silence. Sur le slow "Like someone in love", son souffle sait rester véloce sans être agressif, c’est un torrent déchainé qui s’écoule voluptueusement. Coltrane est déjà le Proust du jazz, d’une phrase il écrit une fresque, donnez-lui quelques secondes et il y met ce que certains se contentent d’aligner sur un album. Ses notes ne sont pas encore assez rapides pour fusionner, elles dévalent la pente du rythme comme un éboulement merveilleux. Coltrane fait de chaque chorus une attaque torrentielle, son souffle ne s’apaise que pour relier ses déchainement entre eux, comme les scènes d’un grand film.

La section rythmique se contente de déballer un swing carré et sobre, un projecteur rythmique braqué sur le futur héros du jazz moderne. Sur "Trane slow blues", la basse et la batterie posent discrètement les rails sur lesquels roule ce TGV du saxophone. La machine cuivrée tourne alors à plein régime, dessine de foisonnants paysages autour de cette route rythmique. Après trois premiers titres qui forment une sympathique entrés en matière, nous entrons dans le cœur de cet album. Lush life (le titre) fut arrangé par Billy Stayhorn, le fidèle arrangeur et compositeur de Duke Ellington. Ce titre annonce aussi l’arrivée du pianiste Red Garland, qui sera un maillon essentiel du prochain album.

Red Gardland s’inscrit dans la lignée du jazz modal qui sera bientôt popularisé par Miles Davis, son jeu nonchalant et mélodieux rappelle la classe sobre de Bill Evans. Devant un clavier aussi classieux, Coltrane montre une autre facette de sa virtuosité naissante. Son swing nerveux se fait nonchalant, il accélère et ralentit le rythme avec une légèreté de funambule. Le saxophone caresse donc le doux tapis harmonieux de Red Gardland dans le sens du poil, se pose sur cette étoffe avec les précautions que l’on doit à une telle beauté.

A sa sortie, on reprochera à ce Lush Life son côté trop scolaire, cette rythmique si répandue dans le jazz de son temps. Si Coltrane n’est pas encore l’explorateur qu’il deviendra par la suite, "Lush life" est assez maitrisé pour poser quelques jalons de sa carrière. Invitation au voyage, douceur mystique sur la mélodie du morceau titre, déchainement de notes qui ne demandent qu’à s’accélérer pour former de splendides étoffes.  

Si ces bandes ne furent pas publiées, le petit monde du jazz sent bien que Coltrane prépare quelque chose de grand. Quelques jours après ces enregistrements, il enchaina les sessions pour d’autres musiciens afin de se débarrasser du contrat le liant à Prestige. Ses obligations remplies, il entre dans le prestigieux catalogue du label Blue Note. Son nom rejoignit ainsi celui d’Art Blakey, de Sonny Rollins, de Cannonball Aderley. Alors que son nom apparait au milieu de la crème du jazz moderne, John Coltrane commence l’enregistrement de ce qui sera son premier chef d’œuvre.              

mercredi 11 août 2021

John Coltrane 5

 


Arrivé dans le studio de New York, Coltrane aperçut une silhouette familière. Quand l’homme vint le saluer, le doute ne fut plus permis. Cette allure rondouillarde, ce physique potelé en forme de haricot, ce ne pouvait être que Coleman Hawkins. Celui que l’on appelle "the hawk" (le faucon) n’est rien de moins que le père du saxophone ténor. Sans lui, les jeunes jazzmen seraient encore en train d’imiter Louis Armstrong. La légende raconte qu’il atteignit le sommet de son art à Paris, lorsqu’il se mit à jammer en compagnie d’un manouche français nommé Django Reinhardt.

Si cette thèse est très répandue en France, rare sont les Américains pouvant imaginer que la plus américaine des musiques instrumentales doive son renouveau à un Français. Ce qui est sûr, c’est que le hawk a joué avec Django en France, ce qui est déjà suffisant pour entrer dans la légende. Lorsque le père du saxophone ténor revint en Amérique, Lester Young vint le défier sur la scène d’un bar New Yorkais. Coleman Hawkins n’aimait pas ce genre de joute instrumentale, mais il ne pouvait se défiler sans passer pour un lâche. Le duel dura toute la nuit et personne ne put dire qui en sortit vainqueur. Le hawk bâtit d’impressionnantes cathédrales sonores, des constructions alambiquées montées avec rigueur.

Lester Young avait un jeu beaucoup plus aérien, ses chorus furent l’opium du peuple jazz, de merveilleux paradis artificiels sonores. Coleman Hawkins avait encore une logique de musicien d’orchestre, il traitait la mélodie avec les égards dues à une grande dame, réduisait ses bavardages au maximum pour mettre en valeur l’effort d’autres musiciens. Lester Young annonçait déjà l’ère des petites formations, les big bands devenaient trop chers et les saxophonistes devaient s’adapter.

Il n’empêche que tous les saxophonistes, dont Coltrane, se sont fait les dents sur le "Body and Soul" d’Hawkins. Ce qui pour lui fut un aboutissement, devint le point de départ de toute une génération qui ne demandait qu’à dépasser ce modèle. La musique, comme la révolution, mange ses enfants. C’est exactement ce qui se passa lors des séances de "Monk’s music". En réunissant le maitre et l’élève, Monk annonçait le début de l’ère moderne. Si Hawkins se jette sur les silences avec l’agilité d’un oiseau de proie, il ne cherche pas à faire plus que souligner la beauté du thème, ses chorus se contentent de sonner comme le prolongement logique des mélodies. Ses interventions ont le charme suranné de vieux meubles, la beauté respectable des grandes créations d’antan.

Puis vient le moment où le pianiste annonce le début de la révolution : « Coltrane ! Coltrane ! »

John zigzague alors entre ses cassures rythmiques, met admirablement en valeur le feeling Monkien. Nous n’avons pas encore affaire au tapis de son qui fera sa gloire, mais à un swing véloce, un feeling nerveux se réappropriant et prolongeant les enchainements que Monk lui lance. Si Coltrane n’est pas encore mûr pour prendre la tête d’une nouvelle génération de jazzmen, sa prestation sur "Monk’s music" montre qu’il fait déjà partie de ses représentants les plus brillants. Quelques jours après cet enregistrement, Trane accompagne Monk pour son grand retour sur scène.

Ce retour se fit dans la légendaire sale du "Five spot", le repaire où Alen Ginsberg et Jack Kerouac venaient découvrir le futur du jazz. Spécialisé dans l’avant-garde, la salle a déjà reçu Cecil Taylord , viendront ensuite les premières expérimentations free d’Ornett Coleman et la prestation historique d’Eric Dolphy.

Le passage de Monk et Coltrane dans cette salle prestigieuse ne donnera malheureusement naissance à aucun enregistrement correct. Capté quelque jours plus tard, le "live at Carnegie Hall" permet enfin de découvrir la symbiose unissant Monk et Coltrane. Présent dans le public ce soir-là, Miles Davis fut bluffé par l’agilité de son ex-saxophoniste. Le trompettiste eut lui aussi l’occasion de jouer avec ce géant du piano, mais il ne trouva pas sa voie dans cette arithmétique complexe. Immortalisé sur l’album "the modern jazz giant", cette prestation fait partie des passages de sa carrière qu’il préfère oublier.

Si Miles fut aussi à l’aise avec la musique de Monk qu’un orateur s’adressant à une foule dont il ne connaît pas la langue, Coltrane semble maitriser tous les ressorts de la grammaire Monkienne. D’instinct, il sait quand s’étaler dans un long solo, à quel moment écourter ses bavardages pour ponctuer un enchainement. Les silences entretenus par le pianiste sont des bulles dans lesquelles il teste un nouveau son. Quand il part dans ses chorus, c’est un feu d’artifice où les notes pleuvent comme de lumineuses étincelles. Puis le piano imprime un swing, énorme tronc autour duquel Trane s’agite comme un fauve en furie.

Toujours en mouvement, son souffle s’éloigne de la mélodie dans d’impressionnantes digressions, avant de rejoindre le piano dans une danse irrésistible. Coltrane et Monk ont le même désir de réécrire les règles du jazz, chacun se nourrit de l’excentricité de l’autre. La vélocité unique de Coltrane remplit ces trous qui dérangeaient tant le public, gonfle à bloc ces bulles de silence sans les déformer. Cette façon d’enchainer les notes avec autant de virtuosité que de classe s’inscrit dans la lignée de ce que fit en son temps Charlie Parker.

A certains moments, mis en transe par la virtuosité de son saxophoniste, Monk se mit à danser comme un shaman possédé par une force mystique. Au fil des concert, il a vu son élève grandir progressivement,  jusqu’à atteindre les sommets qu’il gravit ici. Ce soir-là au Carnegie Hall, les doutes qui entouraient le jeu du grand Monk s’évaporent. A partir de cette date personne n’osera plus le traiter d’escroc ou de clown. Ses notes se prolongeant pendant de longues secondes, ses cassures rythmiques tordant le cou à la tradition musicale, tout cela trouvait grâce à Coltrane une explication évidente.

De son coté, Trane trouva dans cette musique l’assurance qu’il lui fallait pour commencer à s’imposer. La musique que le duo joua au Carnegie hall enterra un passé révolu, elle annonça un nouvel âge d’or du jazz. A partir de cette date, le swing du jazz évolua régulièrement. Si Coltrane fut souvent à la pointe de ces évolutions, c’est grâce à un Monk qui récolta enfin la reconnaissance qu’il méritait.          

mardi 10 août 2021

John Coltrane 4

 


Monk est un génie maudit, il est au jazz ce que Louis Ferdinand Céline est à la littérature, l’inventeur d’un nouveau langage. D’abord, il y a ce swing, discret et omniprésent à la fois, cette façon d’être aussi indispensable quand il joue que quand son instrument se tait. Monk pouvait tricoter la plus fine dentelle musicale, enchainer les notes avec une délicatesse de joaillier du swing, puis tout détruire d’une note brutale. On ne comprit pas tout de suite cette manie de disséminer les dissonances comme autant de trappes où tombèrent ses partenaires non avertis.

La musique de Monk est une musique urbaine, une arithmétique sonore inspirée par le brouhaha de la ville. La seconde passion de Monk fut les maths, pour lui les descendants de Mozart et de Pythagore suivaient une logique proche. Mais l’époque n’était pas prête à glorifier un tel Archimède du jazz. A ses débuts, on se moqua de ses dissonances, on le prit pour un escroc se cachant derrière une fausse virtuosité. Durant cette période, il dut sa survie au soutien de la baronne de Koenigswater, qui l’hébergeât lors de ses mois les plus difficiles. Quand naquit le bop, Monk eut des engagements plus réguliers. Il joua alors avec Charlie Parker, qui fit partie des rares saxophonistes capables de s’épanouir dans les espaces laissés par son jeu. Les silences entretenus par le pianiste furent de véritables rampes de lancement pour celui que l’on appelait déjà l’oiseau.

Cette parenthèse enchantée fut aussi courte qu’historique. Quelques mois plus tard, en 1951, Monk raccompagna Bud Powell après un concert. Une voiture de flics les obligea à s’arrêter, ce qui ne laissa pas à Bud le temps de planquer l’herbe qu’il avait posée sur le siège arrière. Les bleus n’eurent aucun mal à trouver la drogue, mais il fallait que Monk dénonce son ami pour qu’ils puissent le mettre en garde à vue. Monk savait bien que la dope appartenait à son ami, mais il refusa de le donner aux flics. Les forces de l’ordre confisquèrent donc sa cabaret card, avant de lyncher le pauvre Budd. Déjà fragile psychologiquement, Bud Powell ne se remettra jamais totalement de ce traumatisme.

Quand à Monk, il savait bien que le priver de sa cabaret card revenait à lui enlever sa principale source de revenu. Il avait bien signé un contrat avec le label Blue Note, mais les disques qu’il enregistrait régulièrement ne se vendaient pas. Il ne dut encore sa survie qu’au soutien financier et moral de la baronne de Koenigswater, qui l’hébergea pendant une partie de cette période sombre. Quand Trane le rejoignit à New York, le grand Thelonious venait juste de récupérer sa précieuse carte, mais il voulut instruire son jeune ami avant de remonter sur scène.

La technique pédagogique de Monk fut assez basique. Le premier jour, il donna les partitions à Coltrane avant de s’éclipser. Le saxophoniste s’acharna plusieurs jours sur ces partitions, se cassa les dents sur cette folle arithmétique. Parfois, Monk réapparut pour jouer quelques mesures avec Coltrane. Au bout de quelques secondes de jeu, il fit une drôle de tête avant de dire « Ce n’est pas comme ça qu’il faut le jouer ». Il partit donc de nouveau, pour ne revenir que plusieurs heures plus tard. Ce manège dura plus d’un mois avant qu’il ne s’installa au piano, se mit à jouer avec son saxophoniste, puis le gratifia d’un grand sourire : « Ça y est tu l’as ! »

Ce soir-là, au milieu des 122 chats de la baronne de Koenigswater, le swing Coltranien poussa ses premiers cris. Malgré ses progrès, Coltrane n’a pas encore abandonné les démons qui lui valurent d’être rejeté de ses orchestres précédents. Carburant à l’héroïne, le saxophoniste arriva en retard à sa première séance d’enregistrement avec Monk. Pour éviter de perdre de l’argent, le pianiste a alors enregistré la majeure partie de l’album seul. Quand Trane débarqua enfin, il ne restait plus que le titre Monk’s mood à enregistrer. Les premières mesures démarrèrent, le titre se mit en place, mais Monk dut encore hurler sur son saxophoniste pour qu’il joue sa partie.

Cet incident sera le déclic dont il avait besoin. Peu après ces séances, Coltrane retourne à Philadelphie, où il s’impose un régime strict fait d’eau et de fruits. Pendant cette période, il affirma avoir reçu la visite de dieu. Cette légende fut racontée dans les notes de pochette de « A love suprem », elle influença aussi une bonne partie de l’œuvre coltranienne.  Après une semaine d’exil, c’est un Coltrane clean qui revint à New York pour participer à l’enregistrement de l’album Monk’s Music.                  

lundi 9 août 2021

John Coltrane 3

 


-          Qu’est-ce que je dois jouer ?

-          Si tu es musicien, tu dois le savoir !

Voilà donc le premier échange que Coltrane eut avec Miles Davis. Le trompettiste ne lui avait pas dit un mot durant la tournée précédente, son regard méprisant suffisant à exprimer l’idée qu’il se faisait du jeune saxophoniste. Il ne fut pas le seul à mépriser ce musicien hésitant, la critique prit elle aussi le nouvel arrivant pour cible. « Manque de personnalité », voilà le reproche qui revint sans cesse. Les journalistes sont des fous qui pensent que l’on peut courir un marathon quelques semaines seulement après avoir appris à marcher. Il faut dire que Miles était devenu leur idole après la sortie de "walkin", disque qui le fit entrer dans l’ère du hard bop. Les pisseurs d’encre s’extasièrent devant les frasques de ce musicien extravagant, vantèrent la beauté de ses conquêtes autant que la grandeur de sa musique.

Miles disait souvent « la vie est une question de style ». Il avait compris que, dans le show business, l’allure du musicien compte presque plus que ce qu’il joue. Attiré par sa popularité, Columbia proposa au père du cool un contrat en or. Quand elle apprit ça, la maison de disque Prestige s’empressa de rappeler à sa figure de proue qu’elle lui devait encore quatre enregistrements. Voilà pourquoi, dans le studio où il vint enregistrer ces quatre disques d’une traite, Miles supporta assez mal les questions de son jeune saxophoniste.

Dans la salle d’enregistrement, aucune partition ne vint dire aux musiciens ce qu’ils durent jouer. Miles n’est pas du genre à s’embarrasser l’esprit de calculs compliqués avant d’enregistrer. Pour lui, le jazz est avant tout une musique spontanée, le studio n’est rien d’autre qu’un prolongement de la scène. Il se contenta d’exposer à ses musiciens un plan de bataille immuable. Il ouvrit la marche, sa trompette donnant la tonalité du morceau dans un long chorus d’introduction. Vint ensuite le tour de son saxophoniste, qui semblait tout de même gagner un peu d’assurance depuis le début des enregistrements. Une fois que la chaleureuse brise des cuivres retomba progressivement,  Phily Jo Jones imprima une rythmique classieuse digne d’Art Blakey. Celui qui ouvrit le bal le referma enfin sur un mélodieux chorus final.

Dès la sortie de "Cookin with the Miles Davis Quintett", premier volet d’une quadrilogie culte, la critique annonça que « Coltrane a brisé ses chaines ». Le constat ne fit que se renforcer lors de la sortie des trois opus suivants, ceux qui hier le vomissaient s’empressant de retourner leurs vestes. On salue aussi le souffle fascinant de Miles Davis, cette légère mélodie qui englobe son groupe dans un écrin relaxant. Coltrane part dans la direction opposée, son jeu rugueux et moderne est une main de fer dans ce gant de velours. Et c’est bien ça que la critique salue comme un événement historique, ce mariage des contraires qui fera les grandes heures de la période bop de Miles.

On ne peut pourtant pas encore affirmer que le swing coltranien pousse ici ses premiers cris. Dans "steaming", "cooking", "relaxing" et "working", Coltrane n’est rien d’autre qu’une marionnette entre les mains de son chef d’orchestre. Plus à l’aise sur les tempos rapides que sur les balades, Trane hésite parfois à intervenir, ses états d’âme laissant planer quelques silences qui ne nuisent heureusement pas au swing d’un quintett flamboyant. Malgré cette timidité, Miles parvint à utiliser la vélocité encore balbutiante de Coltrane.

Il commença toutefois à ne plus supporter les complexes de son saxophoniste, d’autant que le succès charriait son lot de tourments. Les concerts s’enchainèrent à une vitesse folle, poussant un Coltrane déjà hésitant à se réfugier dans l’héroïne pour tenir la cadence. Le jeune John arriva ainsi sur scène dans un état second, ce qui n’échappa pas à la surveillance de son patron. A peine sorti de scène, Miles le frappa violement. Témoin de l’agression, Thélonious Monk proposa à Coltrane de rejoindre son orchestre, ce que le saxophoniste n’accepta pas immédiatement.

Coltrane participa donc au dernier concert que le quintett de Miles donna dans la ville de Philadelphie, avant que le trompettiste épuisé ne congédie tous ses musiciens. Trane devint alors un musicien de studio enregistrant pour plusieurs gloires de son époque, dont le grand Sonny Rollins. Il forma également son premier orchestre, avec lequel il enregistra un premier album anecdotique. Cette période initiatique terminée, il se décida enfin à finaliser son apprentissage auprès de Thélonious Monk.                     

dimanche 8 août 2021

John Coltrane 2

 


Nous sommes dans les coulisses d’un club de Los Angeles, quelques minutes après la prestation de l’orchestre de Dizzie Gillepsie. Après son écart de conduite, Dizzy a finalement repris Coltrane. Le trompettiste est loin de se douter que, si son saxophoniste a réduit sa consommation d’alcool, ce n’est que pour la remplacer par l’héroïne. Cette cochonnerie circule bien dans le milieu du jazz, elle aide les musiciens à supporter le rythme des tournées. John s’était pourtant promis de ne plus toucher à la poudre blanche. C’était quelques jours plus tôt dans sa chambre d’hôtel. Epuisé par son travail acharné, il avait légèrement augmenté sa dose journalière, pensant qu’il méritait bien une petite friandise. A peine sniffée, la poudre sembla exploser dans son crâne. Il s’effondra alors brutalement, pour ne se réveiller que le lendemain. Sa gueule de bois fut alors si sévère qu’il se sentit comme Lazare revenu d’entre les morts.

Il repensa à cette anecdote quand un de ses collègues lui tendit une belle ligne de poudre de perlimpinpin, mais il était encore trop accroc pour refuser. Alors qu’il venait à peine de s’envoyer sa part, Dizzie débarqua dans la loge comme une tornade et prit ses musiciens en flagrant délit. Il se mit alors à hurler qu’il virait cette « bande de Jean Foutre ». La dope était alors une abomination redoutée par tout chef d’orchestre. Le drogué, en plus de devenir insolent, menteur et incapable de jouer, ne pouvait s’empêcher de diffuser son addiction comme une lèpre. Un musicien est atteint, et c’est tout l’orchestre qui bascule au pays des merveilles !

Encore assez lucide pour comprendre qu’ils perdaient leur job, les musiciens se mirent à supplier leur juge. On assista alors à ces scènes un peu pathétiquse que tous les chefs ont du vivre au moins une fois. Les courbettes s’enchainaient et l’on insista sur ses enfants à nourrir. Mais le jazz est plus important que le destin de quelques hommes, et seul Coltrane parviendra à convaincre Dizz de lui laisser une seconde chance. Le trompettiste ne conservait pas son saxophoniste pour préserver le destin d’un jeune musicien, mais parce qu’il connaissait son potentiel.

Coltrane suit donc le nouvel orchestre de Dizz à New York, capitale du jeune mouvement bebop. Après son set au Birdland, Art Blakey s’installe derrière la batterie, Bud Powell prend possession du piano, pendant que Sonny Rollins commence à déployer son souffle de colosse du saxophone. Ce n’est rien de moins que la crème du jazz moderne qui s’est réunie sur cette scène. Devant un tel festival de swing, Coltrane ne peut s’empêcher de rejoindre la cérémonie. Imperturbable, Art Blakey continue de déployer sa virilité pleine de finesse, Bud Powell rend hommage à Charlie Parker, mais Sonny Rollins ne se montre pas aussi bienveillant. Quand il voit arriver ce jeune prétentieux, le saxophoniste multiplie les accords alambiqués, invente les enchainements les plus traitres.

Celui qui n’est encore qu’un jeune apprenti plein de promesse est vite écrasé par la virtuosité d’un Rollins au sommet de sa gloire, il s’efface alors derrière cette armée d’élite. Dans le public, un homme le toise d’un air méprisant. Il s’agit de Miles Davis, la nouvelle gloire du mouvement bebop. Sonny Rollins est son saxophoniste, le seul selon lui qui puisse réaliser ses grandioses visions. Perturbé par cette soirée, Coltrane arrive en retard et ivre au concert de son orchestre, ce qui lui vaut une expulsion définitive.

Trane passe les semaines suivantes dans de petites formations de Philadelphie. Il s’est acheté une maison proche de ses lieux de concerts, ce qui lui laisse plus de temps pour rattraper son retard. Après chaque gig, il s’entraine avec un acharnement décuplé par l’humiliation qu’il vient de subir. Pendant que John Coltrane rattrape son retard, Miles Davis décide de marquer une pause dans sa carrière. Il retourne alors chez son père, s’enferme dans sa chambre, et n’en ressort qu’après s’être débarrassé de son addiction à l’héroïne. Cet exil durera quelques jours, période pendant laquelle Sonny Rollins va lui aussi tomber dans la dope.

Ne se doutant de rien, les journaux annoncent déjà le retour du « plus grand orchestre de jazz depuis la disparition de Charlie Parker ». Bird a en effet rendu son dernier souffle chez la baronne De Koenigswater, l’alcool et la drogue ayant donné à ce jeune trentenaire une allure de vieillard malade. Le monde du jazz est convaincu que Miles est le seul à pouvoir faire oublier le souffle du regretté oiseau - c’est pourtant le moment que Sonny Rollins choisit pour l’abandonner.

Ne trouvant personne pour le remplacer, Miles se résigne à rappeler ce jeunot qu’il croisât au Birdland. John Coltrane est un choix par défaut, un blanc bec ne devant sa place qu’au fait que personne n’était là pour prendre sa place. Loin d’être connu pour sa bienveillance, Miles ne se gêna pas pour rabaisser ce qui n’est encore qu’un jeune musicien timide.